Daumal (RDCC:213-216) – Lembre-se…

Souviens-toi : de ta mère et de ton père, et de ton premier mensonge, dont l’indiscrète odeur rampe dans ta mémoire.

Souviens-toi de ta première insulte à ceux qui te firent : la graine de l’orgueil était semée, la cassure luisait, rompant la nuit une.

Souviens-toi des soirs de terreur où la pensée du néant te griffait au ventre, et revenait toujours te le ronger, comme un vautour; et souviens-toi des matins de soleil dans la chambre.

Souviens-toi de la nuit de délivrance, où, ton corps dénoué tombant comme une voile, tu respiras un peu de l’air incorruptible; et souviens-toi des animaux gluants qui t’ont repris.

Souviens-toi des magies, des poisons et des rêves tenaces; — tu voulais voir, tu bouchais tes deux yeux pour voir, sans savoir ouvrir l’autre.

Souviens-toi de tes complices et de vos tromperies, et de ce grand désir de sortir de la cage.

Souviens-toi du jour où tu crevas la toile et fus pris vivant, fixé sur place dans le vacarme de vacarmes des roues de roues tournant sans tourner, toi dedans, happé toujours par le même moment immobile, répété, répété, et le temps ne faisait qu’un tour, tout tournait en trois sens innombrables, le temps se bouclait à rebours, — et les yeux de chair ne voyaient qu’un rêve, il n’existait que le silence dévorant, les mots étaient des peaux séchées, et le bruit, le oui, le bruit, le non, le hurlement visible et noir de la machine te niait, — le cri silencieux « je suis » que l’os entend, dont la pierre meurt, dont croit mourir ce qui ne fut jamais, — et tu ne renaissais à chaque instant que pour être nié par le grand cercle sans bornes, tout pur, tout centre, pur sauf toi.

Et souviens-toi des jours qui suivirent, quand tu marchais comme un cadavre ensorcelé, avec la certitude d’être mangé par l’infini, d’être annulé par le seul existant Absurde.

Et surtout souviens-toi du jour où tu voulus tout jeter, n’importe comment, — mais un gardien veillait dans ta nuit, il veillait quand tu rêvais, il te fit toucher ta chair, il te fit souvenir des tiens, il te fit ramasser tes loques, — souviens-toi de ton gardien.

Souviens-toi du beau mirage des concepts, et des mots émouvants, palais de miroirs bâti dans une cave; et souviens-toi de l’homme qui vint, qui cassa tout, qui te prit de sa rude main, te tira de tes rêves, et te fit asseoir dans les épines du plein jour; et souviens-toi que tu ne sais te souvenir.

Souviens-toi que tout se paie, souviens-toi de ton bonheur, mais quand fut écrasé ton cœur, il était trop tard pour payer d’avance.

Souviens-toi de l’ami qui tendait sa raison pour recueillir tes larmes, jaillies de la source gelée que violait le soleil du printemps.

Souviens-toi que l’amour triompha quand elle et toi vous sûtes vous soumettre à son feu jaloux, priant de mourir dans la même flamme.

Mais souviens-toi qu’amour n’est de personne, qu’en ton cœur de chair n’est personne, que le soleil n’est à personne, rougis en regardant le bourbier de ton cœur.

Souviens-toi des matins où la grâce était comme un bâton brandi, qui te menait, soumis, par tes journées, — heureux le bétail sous le joug!

Et souviens-toi que ta pauvre mémoire entre ses doigts gourds laissa filer le poisson d’or.

Souviens-toi de ceux qui te disent : souviens-toi — souviens-toi de la voix qui te disait : ne tombe pas, — et souviens-toi du plaisir douteux de la chute.

Souviens-toi, pauvre mémoire mienne, des deux faces de la médaille, — et de son métal unique.

1942.

René Daumal (1908-1944)