Gengoux: Le grand œuvre de Rimbaud
Les platonisants se souviennent du renouveau que produisit dans l'exégèse du Banquet l'introduction du point de vue dialectique. Brochard, au début de ce siècle, et, plus récemment, avec une maîtrise incomparable, Robin, niaient que les discours antérieurs à celui de Socrate représentassent la pensée de Platon. Chaque convive exprimait, à sa manière et dans un style particulier, sa conception personnelle de l'amour, conception plus partielle ou plus « belle », que « vraie ».
Cette découverte, qui précisait l'attitude réelle du plus séduisant des penseurs, enlevait aux dévots de Vénus Uranie le patron dont ils s'étaient montrés si fiers.
Si la critique rimbaldienne s'est partagée si longtemps et en toute bonne foi, c'est que les tenante des thèses opposées communiaient dans cet axiome inexprimé, qu'il fallait prendre au pied de la lettre et dans sa valeur absolue, chaque parole de Rimbaud.
« La vision de la justice est le plaisir de Dieu seul » : phrase magique illuminant la nuit de Claudel. « Je veux la liberté dans le salut », rétorque l'adversaire. « La morale est la faiblesse de la cervelle », opine Délires, II. « Je suis rendu à la morale », constate plus loin Rimbaud. « Les criminels dégoûtent comme des châtrés », affirme Mauvais sang. « Vite, un crime, que je tombe au néant », corrige Nuit de l'Enfer. « Jamais je ne travaillerai » (lettre du 13 mai 1871; Qu'est-ce pour nous, mon cœur; Détires, I); Il faut travailler (lettre du 15 mai 1871, d'août 1871, Eclair).
Dans une introduction qui vient de paraître : La Symbolique de Rimbaud. Le Système. Ses sources 1), nous avons entrepris de donner une première idée de la dialectique constante et secrète du voyant. Il est impossible, en quelques pages, d'exposer le « résultat » de cette enquête sur l'œuvre et la vie de l'énigmatique penseur. « Le résultat nu, dit Hegel, est le cadavre que la tendance a laissé derrière soi. » Il ne peut donc recevoir son sens vrai que par son insertion dans le devenir, par l'étude parallèle de la vie (faits, lettres) et des poèmes envisagés dans leur structure, et dans leur source. Le « résultat » consistera à montrer que les affirmations de Rimbaud, contradictoires dans une perspective immobile, se concilient, ainsi-que la variété de ses genres littéraires, une fois perçue la loi dialectique en cinq étapes qu'exerce d'un bout à l'autre de son œuvre, le poète-philosophe.
Il est clair que cette étude se situe, à première vue au moins, en dehors de tout jugement artistique, et qu'elle ambitionne pas de rentrer dans la critique « pure ». Pourtant à la différence des considérations anecdotiques, des histoires « à propos de », on s'apercevra vite qu'elle établit un lien si strict entre la personnalité et l'œuvre, que l'une, considérée indépendamment de l'autre, serait, dans le“ cas de Rimbaud, tout à fait équivoque, inintelligible.
Il faut, pour s'en rendre compte, opérer un assez long périple dont ces quelques pages ne peuvent donner qu'une faible idée, suffisante, nous l'espérons, pour engager le lecteur à mener plus à fond cette enquête, en lui faisant pressentir sa portée poétique et humaine.
Le présent article se bornera à esquisser, sans l'établir en détail comme dans la Symbolique :
A. - 1) La structure interne des œuvres.
2) Leur origine kabbaliste ou philosophique.
3) Le rôle particulier du « plagiat » littéraire.
B. - Il illustrera le tout par quelques exemples, expliqués dans leurs traits essentiels.
A. - 1) La structure : on ne compte plus les fantaisies brillantes ou amusantes exécutées sur le thème du sonnet dit des Voyelles. Etiemble, dans le numéro d'avril-juin 1939 de la Revue de littérature comparée, en a dénombré les plus caractéristiques.
Selon nous, le sonnet constitue le « bréviaire » de l'art rimbaldien et de sa mystique, le condensé d'un vaste système symbolique organisant sur le schème d'une vie humaine - ou cosmique - conçue en cinq catégories, une répartition logique et psychologique des couleurs, des voyelles, des consonnes, des saisons, des parfums, des attitudes, de l'histoire surtout, dont l'auteur ne se départit jamais, et qu'il exploite, qu'il perfectionne sans cesse, depuis les poèmes latins de collège jusqu'à la Saison en Enfer et… après.
(A), c'est l'enfance encore indifférenciée, la bestialité, l'immonde. Tout y est noir, renfermé, évocateur des grosses mouches bleues, velues, qui, en été, combinent (bourdonnent) autour des puanteurs cruelles, les charognes.
(E), c'est la jeunesse, naïve, frêle, l'hiver, la lune, les fleurs charmantes, mais inutilisables. Epoque de la foi pure, caractérisée par le blanc et toutes les demi-teintes jaune, bleu, violet.
(I) prétend établir une révolte, s'extasier dans un amour égalitaire. Moment du rouge, du pourpre, de l'or, de la colère et des ivresses. Mais cette colère, terme d'une aspiration vers la Beauté, non d'un effort conscient vers la Vérité et la Justice, n'aboutit pas. Le dégoût suit, qui force à s'évader de la paresse, de l'inaction et du désordre, car le dérèglement des sens, nécessaire peut-être, ne l'est qu'à la façon d'un « moment ».
(U), catégorie de la vieillesse studieuse. On y perçoit le vibrement divin (au sens très spécial de Dieu chez Rimbaud) des mers virides. Le cours des étoiles n'est plus objet de « poésie subjective », mais d'étude : cycles. Les prés ne sont plus des pâtis paniques (cf. (I) de Ce qu'on dit au Poète…), mais semés d'animaux : des pâtures. C'est l'alchimie, le travail, l'effort, l'Homme, la recherche pénible, mais couronnée par la paix.
(O), enfin, marque le retour des demi-teintes très douces, l'extrémité du spectre solaire : bleu, violet. La Femme (E, I) expulsée en (U) revient maintenant, non plus comme en (I) l'égale de l'homme ou sa dominatrice, mais appuyée sur lui, le complétant. C'est l'analogue de la Mort-Résurrection : fin du monde pour l'Univers (Suprême clairon).
2) L'occultisme : le ressort de cette dialectique dont une étude comparée des principaux poèmes permet déjà de dégager le mouvement et les caractères fondamentaux, Rimbaud ne l'a pas trouvé par lui-même. Le plus célèbre des occultistes vers les années 1860-1870, le père des kabbalistes contemporains, Eliphas Lévi fournit au jeune Voyant sa conception de l'Art-métaphysique, les procédés, les métaphores, les analogies où Rimbaud se délectera. Le secret des sciences occultes, affirme Lévi (Histoire de la Magie, Paris, Baillière, 1860), c'est celui de la nature elle-même, c'est le secret de la génération des mondes et des anges (cf. (O) du sonnet), c'est celui de la toute-puissance de Dieu. Plus précisément, la magie réunit dans une même science ce que la philosophie peut avoir de plus certain et ce que la religion a d'infaillible et d'éternel. Elle concilie parfaitement et incontestablement ces deux termes qui semblent d'abord si opposés : foi et raison, science et croyance, autorité et liberté. Bref toutes les formes de ce que Lévi appelle la Femme et l'Homme, le principe passif et le principe actif. Ainsi : on lit dans l'Écriture que Salomon fit placer devant la porte du temple deux colonnes de bronze dont l'une s'appelait Jakin et l'autre Boaz, ce qui signifie le fort et le faible. Ces deux colonnes représentaient l'homme et la femme, la raison et la foi, le pouvoir et la liberté, Caïn et Abel, le droit et le devoir; c'étaient les colonnes du monde intellectuel et moral, c'était l'hiéroglyphe monumental de l'antinomie nécessaire à la grande loi de création… L'affirmation se pose par la négation, le fort ne triomphe qu'en comparaison avec le faible… Mais on n'arrive pas du premier coup à l'idéal de la Sagesse. Avant de se hiérarchiser harmonieusement, les deux principes s'entrecroisent et se combinent de travers. L'individu comme l'humanité évoluent en cinq phases très distinctes. Selon Lévi :
Ou bien (catégorie (A) de Rimbaud), ils n'ont ni principe actif ni principe passif. Ce sont des bêtes, des brutes.
Ou bien (catégorie (E)), ils se livrent à une foi pure, sans raison, au dogme qui n'est que l'ombre de la vérité, son image « renversée », qui ne trouvera sa vérité que dans le redressement, l'interprétation alchimique de (U).
Ou bien (catégorie , (I)), ils mêlent imprudemment les deux principes, les établissent sur un pied d'égalité et sombrent dans l'anarchie. Cette catégorie, soit que l'on puisse la dépasser (colères), soit qu'on préfère y stagner, s'y décomposer (ivresses pénitentes), demeure malgré sa supériorité sur la précédente, purement transitoire, « encore Femme comme (E), mais sur un monde plus exalté.
Ou bien, par la seule Science, la Femme étant expulsée, ils courent le danger de verser dans le scepticisme, de perdre la foi (catégorie (U)).
Ou bien, finalement (catégorie (O)), par l'union équilibrée des. deux principes, ils réalisent la Sagesse : la Femme revient, mais; réelle aujourd'hui. Samson n'était pas libre devant la colère et l'ivresse. Mais « quand l'homme aura rendu la liberté à la femme en la respectant comme sa mère, la femme lui rendra l'amour,, et le péché de la naissance s'effacera ».
Pour chacune des catégories, les rapprochements, les symboles jugés équivalents seront communs à Lévi et à Rimbaud. Pour-tous deux, par exemple, l'étape (E) identifie des termes aussi; disparates, à première vue, que : candeur, nuit, hiver, lune, enfer,, sottise, vieillerie, Femme, France, fleur, etc., qui tous s'expliquent et se complètent lorsqu'on en a dégagé l'élément commun qui leur confère une place dans le devenir dialectique. Voici en quels; termes Levi explique l'étape (E) de Rimbaud et son rapport ai l'Alchimie 2)
En dernière analyse, le mystère de Rimbaud ne diffère pas essentiellement du mystère de tout homme. Le secret de son prestige sur une génération désemparée, c'est que, tout hermétique ou répugnante qu'elle ait d'abord paru, son œuvre trahissait l'engagement absolu d'une personnalité morbide, « pustuleuse » à certains égards, mais inflexiblement logique.
Par cet aspect le plus intime, Rimbaud échappe aux prises de la simple critique littéraire ou de la psychologie normale. Si les faisceaux conjugués de toutes les techniques dissipent les ténèbres extérieures, ils ne pénètrent1 pas jusqu'au cœur de la personnalité, où l'homme, seul devant son destin, l'apprécie ou le rejette. Pour reconstituer en lui-même le mouvement spirituel qui a conduit le poète à sa vision des choses, le chercheur doit au préalable en interpréter patiemment les manifestations. C'est dire combien ces quelques pages sont encore loin de compte…
