Fernando Pessoa – Le Message

Don Sébastien

Espoir à vous! Je tombai dans le sable et à l’heure adverse
Que Dieu concède aux siens
Pour l’intervalle où l’âme engloutie habite
Des songes qui sont Dieu.

Qu’importent le sable et la mort et l’infortune
Si je ME suis avec Dieu gardé ?
C’est Celui que je ME suis rêvé qui éternel perdure,
C’est Tel que je retournerai.


Le Quint Empire

Tristesse de l’homme qui vit an logis,
satisfait de son foyer,
sans qu’un rêve, dans un envol d’aile,
fasse rougeoyer la braise
de l’âtre qu’il pourrait quitter!

Tristesse de l’homme heureux!
S’il vit, c’est que la vie s’étire.
Son âme n’abrite rien d’autre
que la leçon de la racine :
avoir un sépulcre pour vie.

Siècle sur siècle s’abolit
dans le temps qui par siècles passe.
Être insatisfait, c’est être homme.
Puisse la vision de l’âme
les forces aveugles subjuguer!

Et ainsi, révolues les quatre
phases de l’être qu’elle rêva,
la terre sera le théâtre
du jour clair, qui au fin fond
de la nuit noire a commencé.

Grèce, Rome, Chrétienté,
Europe – s’en vont toutes quatre
là où du temps va toute époque.
Qui vient vivre la vérité
pour quoi Don Sébastien a trépassé ?


Les Îles Fortunées

Quelle voix nous parvient dans la rumeur des ondes
Qui n’est pas la voix de l’océan ?
C’est la voix de quelqu’un qui nous parle
Mais qui, si nous prêtons l’oreille, se tait
Parce que nous avons écouté.

Ce n’est que si, dormant à demi,
Sans le savoir nous avons entendu,
Qu’elle nous dit l’espérance
A laquelle, ainsi qu’un enfant
Endormi, nous sourions en dormant.

Ce sont les îles fortunées,
Ce sont les terres non situées
Où le Roi vit dans l’attente.
Mais, si nous allons nous réveillant,
La voix se tait, seul l’océan demeure.


Fernand de Magellan

Dans la vallée un bûcher jette ses flammes.
Une sarabande secoue la terre entière.
Par sombres lueurs, en sursaut jaillies
De la vallée, des ombres sourcilleuses
Et difformes escaladent les pentes
Pour aller se perdre dans l’obscurité.

Quelle est cette danse dont la nuit s’alarme ?
Celle des Titans, les fils de la Terre,
Qui dansent pour la mort du Capitaine
Qui voulut ceinturer le corps maternel –
Le ceinturer, d’entre les hommes le premier –
Avant de trouver sur la plage lointaine sa sépulture.

Ils dansent, sans savoir que l’âme audacieuse
Du mort commande encore l’escadre,
Poignet désincarné qui conduit à la barre
Jusques aux confins de l’espace les vaisseaux –
Lui qui sut, au sein de l’éternelle absence, encercler
La terre entière en son étreinte.

La Terre, il la viola. Mais eux, qui rien n’en savent,
Ils dansent dans la solitude;
Et, de difformes ombres sourcilleuses
Allant se perdre aux horizons,
Montées de la vallée escaladent les pentes
Des muettes montagnes.


L’infant Don Henri

Sur son trône entre l’éclat des sphères,
Avec son manteau de solitude et de nuit,
A ses pieds il a la mer nouvelle et les ères mortes –
Unique imperator qui sans conteste tienne
Du monde le globe dans sa main.


Don Sébastien – Roi de Portugal

Fou, certes, d’avoir désiré la grandeur
Telle que jamais le Hasard ne l’octroie.
Elle ne tenait pas en moi, ma certitude;
Partant, sur le désert de sable est demeuré
Mon être ancien, non celui qui perdure.

Ma folie, que d’autres ME la prennent
Avec sa conséquence et ses effets.
Sans la folie, que serait l’homme
D’autre que l’animal bien portant,
Cadavre ajourné qui procrée ?


Don Fernando – Infant de Portugal

Dieu m’a donné son glaive, pour que je fasse
Sa sainte guerre,
ME sacrant Sien en honneur et en infortune
Aux heures où un vent froid passe
Par-dessus la froide terre.

Il a posé les mains sur mes épaules, et doré
Mon front de son regard;
Et cette fièvre d’Au-delà, qui ME consume,
Et cet appétit de grandeur, c’est son nom
Au-dedans de moi vibrant.

Et je vais, et l’éclat du glaive dressé donne
Sur mon visage calme.
Plein de Dieu, je ne crains pas ce qui viendra,
Et puis, vienne que vienne, jamais ce ne sera
Supérieur à l’Ame que j’ai.

Fernando Pessoa (1888-1935)