HÂFIZ : Dîvân (extraits)

Loin de l’objet aimé.

O vent ! S’il t’advient de passer sur la rive du fleuve Araxe, baise le sol de la vallée et parfumes-en ton haleine. Les lieux où s’arrêta Selma — qu’à tout instant de notre part cent saluts s’envolent vers elle ! — tu les trouveras tout bruyants de conducteurs de caravanes et du tintement des clochettes. La litière de mon amie, baise-la ! Puis, en gémissant, présente-lui donc ce message : « Je ME consume en ton absence ; tendre beauté, viens à mon aide ; dans les propos des conseillers, je n’ai vu qu’un air de musique ; je suis affligé par l’absence ; cela seul ME sert de leçon »… Une intrigue amoureuse, ô cœur ! n’est pas un simple amusement ; joue ta vie ! L’on ne peut frapper avec le maillet du désir la balle qu’est le pur amour. Mon cœur renonce à l’existence, avec zèle, si son amie lui jette un regard langoureux, bien que les sages ne renoncent pour personne à leur libre arbitre. D’autres, pareils aux perroquets dans un champ de cannes à sucre, vivent au gré de leurs désirs, quand moi, soupirant de regret, moi, misérable moucheron, de mes mains je frappe ma tête. Mais si mon nom vient à la pointe de la plume de mon amie, c’est là tout ce que je demande à la suprême Majesté. (Éd. Khal-khali, n° 271 ; éd. Qazvîni-Ghani, n° 267.)

J’ai perdu mon cœur.

Musulmans ! autrefois je possédais un cœur ; je parlais avec lui si j’avais une peine. Quand je tombais dans un tourbillon de chagrin, ce cœur ME permettait d’espérer le rivage. Cœur pitoyable, ami de ma tranquillité, qui servait de refuge à tout homme de cœur. Dans la rue de l’objet aimé, je l’ai perdu… O Seigneur ! cet endroit, qu’il était attachant ! La vertu ne va pas sans désappointement ; mais quel solliciteur fut plus frustré que moi ? Soyez donc pitoyable à mon âme troublée : elle était autrefois parfaitement lucide. Depuis qu’amour m’apprit à m’exprimer en vers, mon cas fait le piquant de toute réunion. Ne dis plus que Hâfiz est un homme subtil : nous le voyons, il est ignorant consommé. (Éd. : n° 244 et n° 217.)

L’abandonné.

Elle a repris son cœur et caché son visage. O Dieu ! avec qui donc puis-je mener mon jeu ? Quand mon âme aspirait à la nuit solitaire, sa vision m’apporta des grâces infinies. Pourquoi donc n’ai-je pas le cœur ensanglanté tout comme la tulipe, alors que de son œil semblable à un narcisse elle m’a contristé. O cuisante douleur ! comment pourrais-je dire que le mire céleste a soigné ma pauvre âme ? Elle m’a consumé comme un cierge, de sorte que la bouteille à long goulot pleura sur moi, et que le luth gémit, ayant pitié de moi. O vent ! voici le temps si tu sais un remède, car le mal du désir a menacé ma vie. Comment donc avouer, au milieu d’êtres tendres : « Mon amie dit ceci, mais elle a fait cela » ? L’ennemi n’a pas fait contre ta vie, Hâfiz ! ce que causa le trait décoché par cet œil sur lequel le sourcil s’incurve comme un arc. (Ed. : n° 107 et n° 137.)

La rose et le rossignol.

J’allai de bonne heure au jardin pour cueillir la rose ; soudain la voix du rossignol vint à mes oreilles. Le pauvre souffre comme moi par amour d’une rose ; et il répand dans la prairie le bruit de ses plaintes. Je faisais sans cesse le tour du jardin, de l’herbage ; ce rossignol et cette rose occupaient ma pensée : la rose est l’amie de l’épine ; et le rossignol l’aime ; l’un ne reçoit nulle faveur ; l’autre ne change pas. Or donc le chant du rossignol éprouvait tant mon cœur qu’il ne ME resta plus la force de l’écouter encor. Mainte rose s’est épanouie dans ce jardin : personne n’en a pu cueillir une seule sans souffrir des épines. Hâfiz ! n’espère nul plaisir du mouvement céleste, car on lui voit mille défauts, mais pas une bonté. (Ed. : n° 490 et n° 465.)

Solitude.

Toi qui es loin de mes regards, c’est à Dieu que je te confie ; tu m’as brûlé l’âme ; pourtant je te chéris de tout mon cœur. Tant que je n’entraînerai pas le pan de mon linceul sous terre, ne crois pas que j’enlèverai du pan de ta robe ma main. Montre-moi le recoin sacré de ton sourcil : au point du jour, j’étendrai les bras pour prier et pour les jeter à ton cou… Je veux mourir en ta présence, ô toi, perfide médecin ! Je suis dans l’attente de toi ; enquiers-toi donc de ton malade. De mes yeux j’ai fait ruisseler sur mon sein cent fleuves de pleurs, en songeant aux graines d’amour que je sèmerai dans ton cœur. L’objet aimé versa mon sang, ME sauvant du chagrin d’amour ; je rends grâces de ton œillade pénétrante comme un poignard. Je suis en larmes ; mon désir, quand mes pleurs coulent à torrents, ce serait de pouvoir semer dans ton cœur le grain de l’amour. Reçois-moi généreusement pour que, dans l’ardeur de mon cœur, de mes yeux je laisse tomber à tes pieds des perles, sans cesse. Hâfiz ! nectar, objet aimé, débauche ne sont point ton fait ; à tout cela, tu t’es livré ; je te pardonne cependant ! (Ed. : n° 31 et n° 91.)

Invocation.

Toi, tu es comme le matin. Je suis comme une lampe, à l’aube, dans une chambre solitaire. Daigne donc ME sourire ! et vois comment je te livre ma vie. Tes cheveux en désordre ont tant brûlé mon cœur que la tombe pour moi serait lit de violettes. Je ME tiens, l’œil ouvert, au seuil de ton désir, attendant un regard ; mais tu t’es dérobée. Que je te remercie ! Oh ! que Dieu te protège ! O mère des chagrins ! le jour que je suis seul, tu ne sors pas de mon esprit. De la pupille de mon œil je suis esclave : malgré que son cœur soit bien noir, elle fait pleuvoir mille pleurs, quand je dénombre mes douleurs. Mon idole à tous les regards se dévoile ; et pourtant personne ne surprend ce clin d’œil que moi je sais bien voir. Si sur ma tombe, à moi Hâfiz, ma bien-aimée passait comme le vent, je mettrais en lambeaux, à force de désir, mon linceul dans ma fosse étroite. (Ed. : n° 375 et n° 330.)

Félicité.

Ils ont passé les jours et nuits durant lesquels je ME trouvais bien loin de cet objet que j’aime. J’ai consulté le sort, et l’astre favorable s’est montré ; maintenant mon épreuve a pris fin. Toute la grâce et tous les plaisirs de l’automne sont oubliés enfin au souffle du printemps. Dieu soit loué ! bientôt s’épanouira la rosf : finis, le vent hautain de décembre, et les ronces ! A l’aube de l’espoir recueilli sous le voile, dis : « Dévoile-toi donc ! la nuit sombre est finie. » La tristesse de mes interminables nuits, le chagrin de mon cœur, tout cela se termine, car j’ai trouvé votre ombre, ô boucles de ma belle ! Je n’ai plus lieu de croire aux perfidies des jours : à la séparation succède l’union. Echanson ! tu m’as bien traité. Qu’on emplisse de vin ta coupe ! car grâce à tes bons procédés, le trouble du spleen a pris fin. Bien que Hâfiz ne compte aux regards de personne, il remercie, car cette épreuve, sans nombre ni borne, a pris fin. (Ed. : n° 222 et n° 166.)

Inconstance de ce monde (Dil mè-neh ber dînî…).

Ne donne pas ton cœur à ce monde, à ses biens : de sa fidélité, nul ne vit jamais rien ; nul n’en mangea le miel sans subir sa piqûre ; et nul en ce verger ne put cueillir les dattes sans subir les épines ; et tout flambeau qui fut allumé par ce monde, fut éteint par le vent aussitôt qu’il brilla. Celui qui sans souci donna son cœur au monde nourrit son ennemi — as-tu bien vu cela ? Le roi victorieux, le conquérant du monde, le prince dont le sabre était tout teint de sang, tantôt d’un seul élan détruisait une armée, tantôt par un seul cri en enfonçait le centre ; et par crainte de lui, le lion rentrait ses griffes lorsque dans le désert il entendait son nom ; sans motif, il mettait en prison les seigneurs, et il décapitait impunément les braves ; or, pour finir, Chirâz et Tabrîz et l’Iran, il conquit tout cela ; mais son terme survint ; et le destin brûla, d’un fer chauffé à blanc, ces yeux qui d’un regard embrassaient l’univers, les yeux du roi par qui le monde voyait clair. (Ed. : p. 262 et p. 366.)

Brièveté de la vie.

L’haleine du vent matinal répandra de nouveau son musc ; le vieux monde, encore une fois, retrouvera de la jeunesse. Au jasmin l’arbre de Judée se prépare à offrir sa coupe rouge comme la cornaline ; et de nouveau l’œil du narcisse se tournera vers l’anémone ; le rossignol déplorera devant la tente de la rose l’esclavage qu’il a subi sous le chagrin de son absence. Si de la mosquée je m’éloigne pour m’en aller aux cabarets, ne ME le reproche donc pas : si le sermon nous paraît long, le temps de la vie est bien court ! Si tu remets au lendemain le plaisir de ce jour, ô cœur ! qui donc pourra nous assurer que ce plaisir nous restera tout comme de l’argent comptant ?… La rose est chose précieuse ; profite donc de sa présence : elle s’en ira du jardin aussi vite qu’elle est venue. Les amis se sont assemblés ; chante pour nous, ô ménestrel ! Combien de fois diras-tu donc : « Comme le temps qui est passé, le moment présent passera. » C’est pour toi qu’est venu Hâfiz dans le domaine de la vie ; fais un pas pour lui dire adieu, car bientôt il disparaîtra. (Ed. n° 223 et n° 164.)

Carpe diem.

Quoi de meilleur que le plaisir : jardin, printemps et doux commerce ? Où donc est passé l’échanson ? Qu’attend-il donc ? Oh ! dis-le moi. Des bons moments que la fortune te fournit, sache profiter, car nul ne peut savoir d’avance quelle sera la fin des choses. Sois en éveil ! notre existence est suspendue par un cheveu. Sache te consoler toi-même : de quoi le sort s’attriste-t-il ? Que signifient l’eau de Jouvence et le jardin du paradis, sinon le bord d’un ruisselet et le vin qu’on boit aisément ? Le ciel lui-même connaît-il le secret voilé ? Fais silence, ô chercheur ! pourquoi discuter avec celui qui tient ce voile ? Si Dieu ne considérait pas mes erreurs et mes manquements, que signifieraient en ce cas son pardon, sa miséricorde ? Le dévot cherche le nectar de l’éden ; Hâfiz, une coupe ; auquel des deux le Créateur donnera-t-il la préférence ? (Ed. : n° 47 et n° 65.)

Ivresse.

Je baise sa lèvre et je bois du vin ; je découvre ainsi la source de vie. D’elle, je ne puis ME plaindre à personne ; et je ne puis voir personne avec elle. Tandis qu’elle boit le sang (de la vigne), la coupe a baisé sa lèvre ; et la rose, confuse, rougit voyant son visage. Donne à boire ! et ne parle plus du roi Djemchîd : qui sait quand il vivait, lui et les Kayanides ? ô beau musicien ! joue donc de la harpe ; et fais-moi gémir en froissant les cordes. La rose, sortant de sa solitude, est venue poser son trône au jardin ; plie donc le tapis de la tempérance, tout aussi serré qu’un bouton de fleur. Ne laisse donc pas l’ivrogne languide comme le regard de l’objet aimé ; pour lui rappeler sa lèvre vermeille, verse-lui du vin, encore, échanson ! Mon âme n’aspire en aucune sorte à se séparer du corps de sa belle : c’est qu’en tout mon corps — mes veines, mes nerfs — s’est insinué le vin de sa coupe. Hâfiz ! tiens ta langue un moment ; la flûte parlera pour ceux qui ne parlent pas. (Ed. : n° 480 et n° 431.)

Nunc est bibendum.

Le jeûne est fini ; la fête est venue ; les coeurs sont en tumulte ; le vin bouillonne à la taverne ; il convient donc d’en demander. Il est fini, le tour des marchands d’abstinence ; c’est pour les libertins le temps de se réjouir. Pourquoi blâmer celui qui but ainsi du vin ? Quel péché, quelle erreur commit cet égaré ? Celui qui boit du vin sans se dissimuler vaut mieux que l’abstinent qui n’est qu’un hypocrite. Nous sommes libertins mais sans nous en cacher : Celui qui sait tous les secrets en est témoin. Envers Dieu nous accomplissons nos devoirs, sans nuire à personne, et si l’on dit : « C’est interdit», nous déclarons : « C’est interdit. » Quoi donc de mal si nous vidions tous deux quelques coupes de vin… Le vin, c’est le sang du raisin ; ce n’est point votre sang, à vous ! Ce ne sera point un péché dont puisse résulter dommage. Et le cas échéant, qu’importe ? Où sont les hommes sans défaut ? Hâfiz ! renonce donc à sonder le mystère… Bois du vin, car cela suffit. Devant les ordres du Seigneur, peut-on dire : « Comment ? Pourquoi ? » (Ed. : n° 61 et n° 20.)

Rêverie nocturne.

J’ai vu le ciel, champ verdoyant, et la faucille d’or de la nouvelle lune. Je ME suis souvenu de ce que j’ai semé ; et le voila venu, le temps de la moisson. J’ai dit : « Tu dors, bonheur ! et le soleil se lève. — Ne désespère pas du sort », répondit-il. Si tu vas pur et seul comme Jésus au ciel, de ta lampe au soleil monteront cent rayons. A l’astre de la nuit, ne te fie pas ! ce fourbe aux rois des rois reprit leur tiare, et leur ceinture. Or et rubis de prix pendent à ton oreille, mais beauté passe vite ! écoute ce conseil. Le mauvais œil soit loin de ton grain de beauté qui dépasse en splendeur le soleil et la lune ! Dis au ciel : « Ne vends pas ta grandeur, car tes astres ne sont que des grains d’orge en face de l’Amour. » Au feu d’hypocrisie, la moisson de la foi sera brûlée. Hâfîz ! jette ce froc de bure ! (Ed. : n° 416 et n° 407.)

L’amour mystique.

O toi qui ignores l’Amour, efforce-toi de le connaître ; tant que tu ne feras pas route, comment donc deviendras-tu guide ? A l’école de vérité, auprès du professeur d’Amour, fais donc effort, ô mon enfant, pour devenir maître à ton tour. Suivant l’exemple des mystiques, fais bon marché de l’existence qui ne vaut pas plus que le cuivre ; ainsi tu trouveras l’Amour, cette pierre philosophale ; en or tu seras transmué. La nourriture et le sommeil t’ont mis au-dessous de toi-même ; ce n’est qu’en les abandonnant que tu redeviendras toi-même. Si le feu de l’amour divin tombe en ton cœur et en ton âme, tu resplendiras — je le jure ! — plus que soleil au firmament. Plongé dans l’Océan divin, un moment, ne pense donc pas à mouiller même un seul cheveu dans les océans de ce monde. Tu seras, de la tête aux pieds, baigné de lumière divine, si tu suis, renonçant au monde, la voie qui mène à la grandeur. Et si l’objet de tes regards est alors la face de Dieu, il ne restera plus de doute : tu seras le parfait mystique. Si de ta vie matérielle les fondements sont renversés, du moins tu n’auras dans le cœur plus rien qui puisse te troubler. Mais si tu es pris du désir, ô Hâfîz ! de t’unir à Dieu, tu devras te rendre poussière au seuil de tous ceux qui possèdent la science des choses sublimes. (Ed. : n° 485 et n° 487.)