Il convient de noter tout d’abord que la Shruti ne se charge nullement de nous informer sur la manifestation comme telle, sa formation et le reste1 ; elle ne se préoccupe pas davantage de nous éclairer sur la nature humaine telle que nous la connaissons naturellement2. L’autorité de la Shruti concerne exclusivement les réalités qui ne peuvent être perçues par nos moyens ordinaires et, à ce propos, Shankara déclare que « même si mille et un passages de la Shruti affirment que le feu est froid et sans luminosité, ces passages sont dépourvus de toute autorité »3.
On peut encore dire que l’objet de la Shruti n’est même pas à proprement parler l’existence de Paramêshwara, du Seigneur Suprême, et si, en fait, elle traite de cet objet, c’est en raison de sa connexion avec le dharma, de sorte que l’enseignement révélé porte principalement sur deux propositions étroitement solidaires : l’existence de,Brahma, cause unique et intelligente de tout ce qui existe, et l’identité du Soi de tous les êtres avec ce Principe suprême. Sur ces deux points fondamentaux, comme pour tout ce qui implique une relation avec un autre monde, rites afférents à des fruits particuliers et transitoires, etc., l’autorité de la Shruti est absolue et ne saurait être concurrencée par quelque « compétence » humaine, si éminente soit-elle. « On ne peut, en effet, admettre que les hommes puissent percevoir des réalités supra-sensibles sans l’aide de la Shruti qui est le seul moyen d’obtenir ce résultat. On fera peut-être remarquer que cela est toutefois possible pour des siddhas (parfaits et tout-puissants) tels que Kapila (le formulateur du Sâmkhya) et d’autres dont la capacité de connaissance est réputée illimitée. Cette objection tombe d’elle-même puisqu’on ne devient pas siddha d’une façon indépendante mais uniquement par l’accomplissement du dharma. Or, le dharma consiste dans les injonctions de la Shruti dont la teneur ne peut encourir quelque objection appuyée,sur la parole d’un siddha devenu tel précisément en se conformant aux prescriptions de la Shruti »4.
Encore moins peut-il être question de donner le pas sur l’autorité de la Shruti à quelque raisonnement (tarka), nonobstant la rigueur qu’il pourrait sembler avoir et que ne garantit aucune Écriture. « Pour tout ce que l’Âgama (texte fondamental de la Tradition) nous fait connaître, on ne peut se fier au seul raisonnement, car les raisonnements qui ne s’appuient pas sur l’Âgama ressortissent à l’opinion des hommes et ne possèdent aucun fondement solide. On constate en effet que des raisonnements laborieusement construits par des hommes habiles sont réfutés par des hommes encore plus habiles dont les raisonnements sont à leur tour réfutés par d’autres (raisonneurs), de sorte qu’il est impossible d’admettre que des raisonnements (indépendants) puissent jamais avoir un fondement solide, étant donnée la diversité des opinions humaines. Et on ne peut supposer que cette solidité caractérise le raisonnement de certains hommes tels que Kapila, dont la puissance intellectuelle est connue de tous, car on constate que même des hommes tels que Kapila, Kanâda et autres, dont la prodigieuse capacité mentale n’est pas niable, ont soutenu des opinions qui se contredisent entre elles. Objection : nous allons raisonner autrement et de manière à éviter ce défaut d’inconsistance; vous-même ne pouvez soutenir (valablement) que le raisonnement (indépendant) n’a aucun fondement solide puisque c’est précisément par un raisonnement que vous établissez cette inconsistance des raisonnements. Parce que certains raisonnements n’ont aucune solidité vous estimez que les autres raisonnements de la même catégorie (c’est-à-dire indépendants) sont tout aussi inconsistants. Si tous les raisonnements étaient vraiment inconsistants, ce serait la ruine du comportement humain. Or, on constate dans le monde que les hommes agissent de manière à obtenir du plaisir et à éviter la souffrance d’après la similitude entre le passé et l’avenir. De plus, quand des passages de la Shruti sont en apparence contradictoires, c’est précisément le raisonnement qui discrimine leur sens véritable en réfutant leur apparente incohérence et en déterminant la signification exacte du texte. C’est pourquoi Manu a déclaré : « La perception, l’inférence et le shâstra, en conformité des diverses traditions, ces trois choses doivent être bien connues par celui qui désire avoir une claire notion du dharma » (XIII, 105); « Celui qui applique à l’enseignement des rishis et du dharma le raisonnement qui n’est pas en contradiction avec le Vêda et le Shâstra, celui-là et non un autre connaît le dharma » (XII, 106). Et cette absence de fixité propre au raisonnement est précisément sa beauté, puisqu’elle permet d’obtenir un raisonnement sain par l’élimination des raisonnements défectueux. Rien ne prouve qu’un homme est stupide parce que son frère aîné est stupide. — A cela nous répliquons que, dans ce cas également, il n’en résulterait pas moins l’absence de toute délivrance. Même si dans un domaine déterminé un raisonnement est susceptible d’être solide, dans celui que nous envisageons ici, c’est l’absence de la délivrance qui s’ensuit. Cette essence véritable (de tout ce qui existe) et sur laquelle repose la notion de délivrance est d’une nature si profonde qu’elle ne se laisse même pas soupçonner sans le secours de l’Âgama. Comme nous l’avons déjà déclaré, étant dépourvue de toute forme et autre modalité, elle ne peut être l’objet des sens ; dépourvue de tout moyen terme, elle ne peut être l’objet d’une inférence et autres moyens (indirects) de connaissance. Or, tous les tenants de la Délivrance s’accordent pour dire que celle-ci dépend de la connaissance parfaite (samyag-jnâna) et cette connaissance parfaite ne peut être qu’uniforme, car elle dépend d’un objet (existant) et seulement ce qui subsiste avec la même nature est reconnu comme absolument réel et sa connaissance seule est appelée parfaite, comme par exemple la connaissance exprimée par ces mots : le feu brûle. Cela étant, il est évident qu’au sujet de cette connaissance parfaite les hommes ne peuvent avoir des opinions divergentes. Or, on sait très bien que les connaissances qui relèvent de la pure dialectique sont en conflit; nul n’ignore en effet que ce qui est échafaudé par quelque dialecticien comme étant la connaissance parfaite est démoli par un autre dont la thèse subit le même sort de la part d’un troisième. Comment, dans ces conditions, serait parfaite une connaissance qui est fondée sur le raisonnement et dont l’objet ne demeure pas identique? Et on ne peut soutenir que le tenant d’une substance primordiale (indépendante de Purusha) est le meilleur de tous les dialecticiens et reconnu comme tel par tous ses émules, de sorte qu’on pourrait accepter son opinion comme étant la connaissance parfaite. Il n’est pas possible non plus de réunir en un moment donné tous les târkikas (dialecticiens) passés, présents et futurs, de manière que la conception sur laquelle ils tomberaient d’accord puisse être retenue comme étant parfaite. En revanche, l’objet du Vêda, source éternelle de la connaissance (métaphysique), est immuable et la perfection de la connaissance qu’il procure ne peut être réfutée par aucun de tous les dialecticiens passés, présents et futurs, et il s’ensuit que seule la connaissance fondée sur les Upanishads est parfaite. Aussi, en recourant à un autre moyen, qui ne procure pas cette connaissance parfaite, on ne pourrait jamais échapper à la transmigration (samsara). Donc, d’après les Écritures et tout raisonnement qui leur est subordonné, Brahma est la cause intelligente et unique du monde »5.
Le jugement que Shankara vient de nous faire entendre a d’autant plus de poids qu’il figure dans un long développement dirigé contre les partisans systématiques du Sâmkhya. Significatifs pour tout l’Hindouisme, appartenant à la Smriti mais avec le même prestige exceptionnel que la Bhagavad-Gîtâ, les Brahma-Sûtras offrent, en effet, la particularité de rencontrer les théories qui n’admettent que partiellement ou qui rejettent l’autorité de Vêda, de sorte que leurs commentateurs y sont plus qu’ailleurs engagés dans la controverse, ne se bornant pas à signaler en quoi ces théories sont en désacord avec les textes canoniques, mais s’efforçant d’en démontrer la fausseté ou l’insuffisance sur la seule base du raisonnement. Si, comme certains le prétendent, la « primauté de la raison » a frayé sa voie dans l’Hindouisme et cela grâce surtout à l’initiative de Shankara avec, comme résultat, une théorie qui lui appartiendrait en propre, c’est-à-dire affranchie de la Shruti, son commentaire des Brahma-Sûtras serait plus désigné que toute autre partie de son œuvre pour nous en fournir la preuve. Dans cette somme contre l’hétérodoxie, le champion du jnâna-mârga n’aurait certainement pas gardé en réserve les meilleurs atouts de sa pensée quand sa dialectique pouvait se donner libre cours pour confondre ses adversaires avec leurs propres armes et nantir de l’évidence rationnelle les notions fondamentales auxquelles s’articulent ses réfutations. En fait, cette évidence est une utopie que Shankara abandonne à la « libre pensée », car l’Adwaita, le non-dualisme, est avân-mânasa-gochara, inexprimable et supramental. Il incombe exclusivement à une dialectique consciente de ses limites de faire ressortir l’unité du corps doctrinal tout entier et, forte de cet appui, de dénoncer l’erreur des théories contraires au Vêda en faisant éclater à leur propre niveau leurs contradictions internes et réciproques. « Si, déclare encore Shankara, on soutient que des raisonnements peuvent contribuer à établir la connaissance parfaite, qu’ils le fassent; quant à nous, nous estimons que la connaissance parfaite ne peut être obtenue que par les seules paroles du Vêdânta »6.
En bas, un seul effet nécessite plusieurs causes, en haut une cause unique et indivisible engendre l’innumérabilité de tous les effets possibles. A l’objection que « l’observation nous apprend que l’opération des seules causes efficientes, comme celle des potiers, est précédée de réflexion et que le résultat de quelque activité est amené par le concours de plusieurs causes »7, Shankara se borne à rétorquer que « cette question ne peut être élucidée d’après l’expérience humaine, car pour une connaissance de cet ordre nous dépendons des Écritures et, par conséquent, il ne faut s’appuyer que sur celles-ci » (I, 4, 27). C’est par cet aveu d’impuissance dialectique que Shankara anticipe sur la réfutation qu’il développe tout le long du pâda suivant où nous relevons encore ceci : « L’adversaire soutient que les moyens autres que les Écritures sacrées sont utilisables en ce qui concerne Brahma et pour la raison que celui-ci est une chose existante. Cet argument est aussi vain que les autres, car Brahma étant sans forme et autre qualité (sensible) ne peut être un objet de perception (ordinaire), et comme il n’existe dans son cas aucune des marques caractéristiques (permettant d’en faire l’objet d’une conclusion), l’inférence et autres moyens indirects de connaissance font défaut, de sorte que Brahma, comme le dharma, n’est connaissable que par l’Écriture. C’est ce que déclare la Shruti elle-même : « Cette doctrine ne peut être connue par le raisonnement (tarka), mais lorsqu’elle est transmise par un autre, alors, ô Très Cher, elle est facile à connaître »8 ; et encore : « Qui en vérité Le connaît, qui pourrait ici-bas le décrire et expliquer d’où ce monde est sorti? »9. Ces deux versets védiques montrent que même des êtres divins (Ishwarâh) ignorent la cause du monde. La Smriti déclare de son côté : « N’applique pas le raisonnement à ces choses qui dépassent la pensée (achintyâh) ; On dit qu’il est non-manifesté, impensable, immuable; Ni la troupe des êtres lumineux (surâh) ni les grands rishis ne connaissent mon origine, car Je suis en réalité l’origine des dêvas et des grands rishis »10. D’après le précepte (shrotavyo mantavyo nididhyâsitavyah), on a fait remarquer que l’Écriture enjoint la méditation (manana) sur Brahma, ce qui implique que le raisonnement est légitime. D’accord, mais ce précepte ne doit pas être interprété d’une façon spécieuse comme autorisant une vaine ratiocination (shushkatarka) indépendante (âtmalâbha) ; il s’agit en réalité du raisonnement qui demeure subordonné à la Shruti et qui est un moyen auxiliaire de l’intuition (anubhava) »11.
Après avoir souligné avec tant d’insistance le rôle secondaire et restreint de la dialectique, Shankara est très à l’aise pour détailler les nuances d’une argumentation qui reste forcément en deçà de la réponse catégorique de la Doctrine aux objections soulevées par son adversaire supposé, partisan d’un dualisme irréductible. Comme illustrations de cette réponse, il énumère et analyse différents exemples qui montrent que « la capacité (productrice) conditionnée et observable dans un cas déterminé n’est pas nécessairement la même pour tous les êtres » (II, I, 31), ce qui doit mettre en garde contre une généralisation systématique des seuls processus de causalité vérifiables dans l’ordre naturel. Déjà la disparité ou composition causale s’atténue fortement dans le domaine subtil (yogi, dêva), mais, faut-il le dire, ce domaine ne lui fournit pas pour autant un symbole adéquat en tous points à la non-dualité du Principe suprême. D’autre part, ici comme ailleurs, Shankara fait état de ce que les difficultés (rationnellement) insurmontables de la Doctrine ont leur contre-partie dans la théorie de son adversaire dualiste et « lorsque l’une et l’autre théorie ont le même défaut, ce n’est pas à l’une d’entre elles en particulier qu’il incombe de s’en disculper » (II, I, 29). Il est clair qu’une pareille argumentation n’est convaincante que lorsque l’énoncé doctrinal qu’elle défend mais ne « prouve » pas est tenu pour véridique; elle ne saurait d’aucune façon contenter celui qui prend tout à la lettre et attendait une démonstration de cette vérité même. Un rationaliste conséquent n’a guère de chances d’apprécier comme il convient les approximations et suggestions d’un tel exposé, qui ne peut jamais être qu’un « support » ordonné vers l’inexprimable ; quant à se prévaloir de l’insuffisance des théories opposées pour pallier à sa propre impuissance dialectique, cela revient tout bonnement pour lui à laisser la question en suspens. Dans ces conditions, il ne consentira à ranger dans la sphère de la connaissance que les réfutations élaborées par Shankara sur la seule base du raisonnement, comme le fait une prétendue « philosophie vêdantique », vouée comme toute autre philosophie aux aléas de la libre dialectique répudiée par Shankara. Celui-ci serait le premier à admettre que ces réfutations, une fois détachées de la décision supra-rationnelle de la Shruti, c’est-à-dire des principes métaphysiques qui sont l’objet de l’intellect, n’ont aucune valeur « exhaustive » et ne peuvent donc amener cette décision à titre de corollaire plus ou moins plausible. A quoi le rationaliste susdit pourra encore ajouter pour son propre compte que l’illogisme des théories incriminées par Shankara n’autorise pas à préjuger des éventuels progrès de la pensée humaine dont, selon lui, on reste en droit d’attendre quelque autre théorie satisfaisante, peut-être contraire à l’Adwaita mais certainement en harmonie avec les « lois de la raison », dont le Vêdânta lui semble faire fi inconsidérément.
Ibidem, I, 14, 4 ↩
Ibidem, I, 3, 7 ↩
Commentaires sur la Bhagavad-Gîtâ, XVIII, 66. Cette réserve consacre le privilège de toute connaissance directe (pratyaksha) dans l’ordre relatif comme dans l’ordre métaphysique, la première étant un reflet et le symbole de la seconde. Remarquons en passant que le réalisme dont témoigne ici Shankara s’accorde mal avec la prétendue « inexistence du monde » que trop souvent on reproche à Shankara par incompréhension de son point de vue. ↩
Commentaire des Brahma-Sûtras, II, I, i ↩
Ibidem, II, I, II ↩
Ibidem, II, I, 3 ↩
Ibidem, I, 4, 25 ↩
Bhagavad-Gîtâ, X, 2 ↩
Ibidem, II, I, 16 ↩