Voici l’inventaire des données coraniques :
Insân, l’homme. Au dehors, zâhir, corps (jism), frêle vase d’argile (Qor. LV, 13), enveloppe matérielle précaire, asservie de plus à des misères charnelles, bashar1. Au dedans, bâtin, vide intérieur central (jawf)2.
Qalb, le cœur3. L’essentiel de l’homme, c’est, au dedans d’un morceau de chair4 placé dans ce creux central, un mouvement: oscillation régulatrice, pulsation permanente et incommunicable, ressort caché des gestes : le cœur, qalb, tajwîf, foû’âd. C’est le lieu secret et caché, sirr5, de la conscience, dont les confidences (najwâ)6 seront mises à nu au jugement.
Nafs, l’âme7. Dans ce creux intérieur et secret, s’accumulent, de par la digestion qui s’y opère des sensations et des actes, divers résidus : amas incohérent et obscur d’illusions flottantes, pensées et désirs, qui n’ont ensemble en propre que cette inconstance perpétuelle, ce vacillement particulier que leur imprime l’oscillation individuelle du cœur, taqlib, vie précaire : c’est l’âme, le « moi ».
Sharh al sadr, le dilatement de la poitrine. L’âme, embryon factice d’une personnalité immortelle, ne peut prendre consistance que grâce à une intervention divine, instantanée et renouvelable ; réitération de cette impulsion créatrice initiale qui mit le cœur en branle. Par cette intervention, due à l’ « aide d’un esprit », à « l’insufflation de l’Esprit »8, Dieu met à nu la paroi du cœur, écarte ses voiles9, le circoncit10 ; comme au moyen d’une étincelle, la foi. La foi, pendant le temps où elle brille, transfigure la nafs. Elle la cohère et l’unifie ; elle en fait une mémoire où l’homme retrouve sa vocation prééternelle de croyant; où elle la lui fait lire, pour l’énoncer en une langue ordonnée et construite, où elle lui fait prendre conscience, hic et nunc, de sa vocation primordiale (mithâq)11, de la prédétermination divine de ses actes et de ses gestes, où elle les lui fait comprendre comme des signes, âyât, incomparables, irrécusables et directs de l’omnipotence divine. Le cœur a été fait pour permettre à l’homme de « porter le poids », surnaturel, « récusé par la terre et les montagnes », du « dépôt de la loi » (haml al amânah)12 : pour être le lieu13 de l’inévitable comparution de l’homme devant Dieu.
L’homme est saisi par le Qor’àn dans l’unité même de son mouvement, dans l’ébauche inachevée de son geste, dans la démarche même de son acte, au point d’insertion de l’esprit dans la matière, cela qui est le cœur, qalb, d’où le mouvement surgit comme d’une source pour tonaliser les déplacements des membres. Dans le « mode de passage » particulier à chacun.
Le Qor’ân admet comme résolues, sans les expliquer, les énigmes fondamentales de la vie : naissance14, douleur, sommeil (et rêve), mort15, survie d’outre-tombe, résurrection. Son but est d’enfermer dans ses limites légales l’activité humaine. Il ne traite aucune des questions théoriques suivantes :
a) Comment accorder le désir, qui croît du dedans, — et le geste qui happe au dehors : la langue et le cœur, le charnel et l’immatériel, le périssable et l’immortel ; la solution par le dualisme de l’âme et du corps, qui ressort si nettement en Chrétienté du récit de la résurrection de Jésus, s’introduira en Islam au moyen de la considération, chez les Imâmites, du sens divin, ma’nä, à donner aux événements.
b) Comment concilier la qualification légale des conséquences directes de l’acte humain (imputabilité, Jugement dernier),—avec l’irrévocabilité de son déclenchement originel par une prémotion divine (Justice divine, décret prééternel) ; c’est Hasan Basrî qui trouvera la solution du tafwîd, de « l’investiture » divine de l’homme comme agent libre16, — solution tronquée par les mo’tazilites et leur thèse de la liberté psychologique, privilège d’indifférence, droit de ne pas choisir.
c) Comment coordonner, en nous-mêmes, la genèse de nos actes ; la perception (mémoire) avec la réflexion (intelligence) et avec l’action (volonté) ; le problème d’une « règle de vie », tel que Mohâsibî le formulera.
Mais, contrairement à l’opinion pharisaïque de beaucoup de foqahâ, acceptée depuis soixante ans par bien des arabisants, j’ai dû reconnaître, avec Margoliouth17, qu’il y a dans le Qor’ân les germes réels d’une mystique, germes susceptibles d’un développement autonome, sans fécondation étrangère.
La distinction entre insân et bashar, entre l’Adam idéal montré aux Anges, réalisé dans le Saint, l’homme pur et simple, capable d’être transfiguré,— et l’homme pécheur et charnel,est développée par Hallâj. ↩
zahr, batn : chez l’homme, il renferme les semences des descendants. ↩
Qor. XXXIII, A, etc. — cfr. les Psaumes ; S. Antoine (Apophtegm. Verb. Senior.) ; et, au xviie siècle, le lexique des mystiques comme Pascal, le B. J. Eudes, Ste Marguerite-Marie. ↩
Modghah. ↩
VI, 3 ; XX, 6 ; XXVI, 7 ; LXXI, 8. ↩
IX, 79 ; XLIII, 80 ; LXXXVI, 9. ↩
Intimement liée au sang, à la vie. cfr. infra, p. 518, n. 2. ↩
La concision du Qor’ân permet les deux interprétations, simultanément, quoique la tradition sunnite (en dehors des Hanbalites) ait, depuis le quatrième siècle, favorisé exclusivement la première. ↩
Voir infra, p. 486, n. 4. Il les referme sur le cœur rebelle : tab’ (Qor. IV, 154). ↩
Gholf auparavant (Qor. II, 82 ; IV, 154). Le cœur est mis à nu ; mais ce n’est pas encore l’infusion surnaturelle en dedans du cœur, iftidâd al sirr = holoûl al damîr jawfa’l foù’âdi (cfr. Taw. 133; et ici, p. 518). ↩
Cfr. infrà, XII-ii. ↩
Qor. XXXIII, 12 : comp. commentaire d’al Hallâj (in Solamî). Ce verset fut très tôt critiqué par les zanâdiqah (Tabarsî, 122). Cfr. Hodhayfah (Ilanbal V, 363) et Bistâmî (ap. Sha’râwï, I, 75). ↩
Le Qor’ân ne dit pas cela explicitement, mais l’interprétation parait s’imposer dès Jonayd (Baqli tafs., f. 300a ) (Ghazâlî, ihyâ, III, 11). ↩
Décrite comme une embryogénie à plusieurs stades (XXIII, 1214; XL, 69). ↩
Ambiguïté de la mort des saints (III, 163), notamment de Jésus (IV, 156) ; ils sont enlevés à Dieu (cfr. Sahl, ici p. 487 ; et Hallâj, in Qor. XL, 67). ↩
C’est-à-dire que sa liberté le dépasse, qu’il ne peut en user bien que s’il l’abandonne à Dieu. Cfr. Essai. ↩
Early development of Mohammedanism, 199. ↩