On aperçoit que les vingt-deux lettres hébraïques — et c’est pour cela que j’ai dit, que j’affirme, que je prétends, que l’alphabet hébraïque est notre alphabet sacré, que la langue hébraïque est la langue sacrée de notre cycle de civilisations et non pas la langue grecque —, les vingt-deux lettres hébraïques, d’après le Sepher Yetzirah, s’organisent mot à mot sur le modèle de la Structure Absolue, modèle sphérique. Les trois lettres mères sont, sur le plan équatorial, sur l’hémisphère du bas et sur l’hémisphère du haut. C’est dit en propres termes, seulement quand je parle d’hémisphère, eux disent le bas et le haut.
Les sept lettres doubles sont les quatre pôles équatoriaux, le [214] pôle du zénith, le pôle du nadir et le centre. Ça fait sept. Et quant aux douze lettres simples, trois plus sept plus douze, ça fait bien les vingt-deux lettres hébraïques — ce sont les plans méridiens, ce sont les douze quadrants des deux plans méridiens de la double contradiction, et les quatre quadrants du plan équatorial. Si vous lisez, je le répète, mot à mot, le Sepher Yetzirah, vous avez les vingt-deux lettres de cette façon-là : il résulte entre ces lettres des correspondances génétiques. Attention à ce mot parce qu’à ce point de vue-là il ne peut plus y avoir de différence scolastique entre la structure et la genèse. Ce sont des inventions des universités qui distinguaient structure et genèse, ou bien structure et fonctions : ces classifications de mots ne signifient rien, c’est du pur sophisme. Dans la réalité, tout ça se faisait dans un seul acte vécu — et c’est bien pour ça que les universitaires ne comprennent pas Husserl, et c’est pour ça que Husserl devient, comme ils disent, démodé. C’est qu’ils ne les vivent pas — on ne peut pas les traduire en concepts, en mots, simplement, et l’enseignement pose des problèmes de pédagogie redoutables et presque insolubles.
On ne peut pas enseigner ce genre de philosophie—ce ne sont pas des sujets de conversation mondains —, ce sont des sujets de conversion. C’est bien different ! La philosophie au Collège de France devant les femmes du monde, c’est une chose, c’est respectable, je veux bien. Rien n’est inutile, je le répète. Mais ce n’est pas suffisant ! Ce n’était pas comme ça que faisait Socrate — et ce n’est pas comme ça que faisait non plus Jésus. Jésus et ses douze disciples. Douze seulement. (Encore, me disait un maître spirituel il y a vingt ans, y en eut-il un qui l’a trahi). Avec douze disciples Jésus a quand même changé le monde…
Maintenant, avec ces idéogrammes, nous sommes en présence d’un court-circuit entre les origines les plus lointaines et les réalités les plus modernes. En présence d’un modèle dialectique, car c’est une nouvelle dialectique, et la dialectique de Hegel a suffi à créer le marxisme — et vous savez les résultats que ça a donné, quant à la révolution du monde…
En appliquant ce modèle d’une nouvelle dialectique, nous sommes aujourd’hui en présence d’une nouvelle gnose, d’un instrument conceptuel dont nous ne pouvons pas évaluer la puissance. Qu’est-ce que, cela donnera, je n’en sais rien, et ça ne m’importe pas. Mais sur le plan de l’évolution de la conscience, c’est fondamental. Quel que soit le domaine sur lequel [215] vous appliquez ces conceptions-là, « au-delà » et « en deçà », « avant » et « après » signifient la même chose. Et par conséquent les notions de « pro » (progression), et de « ré » (régression) disparaissent. Conformément, d’ailleurs, aux enseignements de la Tradition. Il n’y a pas de « pro » et de « ré » sur le plan de la conscience individuelle, sur le plan de l’édification de l’homme intérieur, comme le dit saint Paul. Sur le plan pratique, dans les domaines d’application — chacun a les siens —, sur le plan politique il est évident qu’immédiatement on arrive à la notion des castes. Et on doit une explication, à ce moment-là, de la situation historique, très simple : hommes de connaissance, hommes de puissance, hommes de gestion, hommes d’exécution. C’est conforme, d’ailleurs, aux traditions hindoues, n’est-ce pas : les brahmanes, les shatrias, les vaisyas et les sudras. Et vous vous apercevez, à ce moment-là, que les problèmes politiques sont des problèmes de puissance, pas des problèmes de connaissance. Par conséquent, il ne faut pas mélanger les deux. Ou, plus exactement, si vous prétendez faire une caste d’hommes de connaissance qui soient en même temps des hommes de puissance, et donc faire de la Théocratie, vous arrivez à ne plus rien comprendre, et à tout mélanger. Par voie de conséquence, c’est la confusion des langues, c’est Babel. Du point de vue biologique, du point de vue physiologique des fonctions de l’homme, il y est certain qu’il y a des domaines qui sont de l’homme intérieur et qui ne sont pas de l’homme extérieur. Tous ceux qui appartiennent à la connaissance et non pas à la puissance. Il y a forcément des domaines en l’homme qui échappent à toute action, à toute instrumentation, et, à plus forte raison, à toute répression sociale. Et ces domaines, on peut les énumérer facilement quand on vit cette expérience-là, car il s’agit d’une expérience vivante, d’une expérience vécue. L’accession à cette notion de l’interdépendance universelle, ou de l’intersubjectivité absolue, quand on la vit provoque immédiatement un changement radical de modes d’existence. C’est fatal : vous ne pouvez plus avoir, sur le plan de l’évaluation des valeurs, les mêmes notions qu’avant, notamment dans le domaine politique, c’est évident. Et vous vous apercevez que certains domaines sont irréductibles à toute action sociale, toute répression sociale.
[Raymond Abellio de la politique à la Gnose. Entretiens avec Marie-Thérèse de Brosses. Paris: Pierre Belfond, 1987]