Mais comment l’ésotérisme est-il venu pour vous en contradiction avec votre gout pour la philosophie ?
Je ne suis pas un philosophe universitaire, et, dans ces conditions, j’ai eu, certainement, une formation philosophique très disparate, très peu systématique, et finalement la philosophie a été pour moi plutôt un mode de vie qu’un mode d’acquisition de connaissances ! L’ésotérisme ME parut, au début, un ensemble de philosophies parmi d’autres. Je ne l’ai pas spécialement soumis à la critique philosophique universitaire. Ce fut plutôt l’inverse qui se passa. L’ésotérisme m’a beaucoup servi à trouver ma ligne dans le fatras ou l’éclectisme des doctrines philosophiques.
Cependant il y a à la base des études philosophiques une certaine ouverture, une rigueur, alors que les études ésotériques requièrent un certain esprit de soumission !
Ce que vous dites là est une vérité d’arrivée et non de parcours, et encore moins de départ. Au départ, on peut dire au contraire qu’il n’y a pas de rigueur du tout dans l’éclectisme philosophique universitaire, ou dans la scolastique universitaire. Pour moi, en tout cas, je ne trouvai qu’assez tard le mode de pensée philosophique rigoureux dont j’avais besoin fondamentalement pour clarifier ma vie et l’unifier. J’ai toujours eu une exigence fondamentale de rationalité. Lorsque j’ai eu enfin dégagé les grandes lignes de cette philosophie, c’est alors que m’est apparu ce qu’on peut appeler le dogmatisme de Tésotérisme, tout au moins dans sa formulation actuelle. Et la philosophie à son tour, mais une philosophie enfin constituée en moi, m’a aidé à ME dépouiller de ce reste de dogmatisme. En quelque sorte, j’ai d’abord commencé par vivre et je n’ai réfléchi qu’ensuite. Je crois que c’est l’ordre normal, même si notre philosophie universitaire fabrique en série des petits monstres raisonneurs particulièrement précoces.
Ils raisonnent, ils ne réfléchissent pas ?
Ils sont tous capables de vous faire sur n’importe quel sujet, et avec beaucoup de citations, un discours réglé, en trois points : premièrement la solution empiriste ou matérialiste, et pourquoi elle n’est pas bonne, deuxièmement la solution idéaliste ou intellectualiste, et pourquoi il faut la rejeter, troisièmement une synthèse de juste milieu, un bel échafaudage verbal. La spéculation philosophique est devenue un mécanisme, une sorte de fonction intellectuelle indépendante de toute autre fonction vitale. Je m’étonne toujours, en voyant tourner ce mécanisme, que nous ayons tant de gens à la fois si savants et si peu vivants. Cette façon de spéculer, au fond, c’est leur façon de vivre, de vivre à côté de la vie, c’est leur façon d’agir, comme si l’action était, dans tous les domaines, même celui-là, le produit d’un tempérament plutôt que d’une réflexion.
(Raymond Abellio de la politique à la Gnose. Entretiens avec Marie-Thérèse de Brosses. Paris: Pierre Belfond, 1987)