Contemporaine de la crise des sciences occidentales, la révolution husserlienne marque pour l’Occident un renouvellement radical quant à l’étude du fondement de ses sciences et à l’exercice des pouvoirs de l’esprit, et son importance ne saurait être comparée qu’à celle de la révolution cartésienne et galiléenne dont elle accomplit et subvertit le sens. Pour prévenir toute erreur d’interprétation, on rappellera tout de suite que cette phénoménologie refuse de s’inscrire linéairement dans la suite des sciences et des philosophies européennes, et qu’elle se donne comme le produit d’un retour sur elles-mêmes de ces philosophies et de ces sciences : comme la méthode cartésienne, elle se veut science des sciences, philosophie des philosophies, science du commencement radical de la connaissance. Cependant, il paraît clair qu’elle sera d’effet plus lent que la révolution cartésienne : elle appelle une ascèse intellectuelle plus étendue. Descartes acceptait l’évidence de l’expérience naturelle, Husserl ne l’accepte pas. Dès lors, il ne faut pas s’étonner si l’ésotérisme contemporain, qui vit sur l’impulsion que lui a donnée un traditionnaliste tel que René Guenon, ne s’est pas encore laissé pénétrer par les méthodes de phénoménologie transcendentale et s’il continue à faire preuve, à l’égard de toute philosophie occidentale, de la méfiance la moins justifiée.
Rien de plus convergent pourtant que les enseignements de ce qu’on appelle la Tradition et les résultats de cette phénoménologie. Il faut d’abord souligner la parenté du « Je » transcendental, de « l’homme intérieur » de saint Paul et de l’Atman des védantistes. Mais il faut considérer surtout comment, en donnant à la structure de la vision absolue valeur de fondement ontologique unique, cette même phénoménologie se trouve éclairer du dedans certains dogmes traditionnels transmis par voie d’autorité, tel celui des six jours, qui décrit toute genèse, ou expliciter des structures mystérieuses comme celle des tarots d’Hermès et de l’alphabet hébraïque. Il entre dans l’objet de la collection « Correspondances » de procéder à ce sujet aux démonstrations nécessaires qui ne peuvent évidemment trouver leur place dans cette introduction.
Cependant, c’est surtout l’esprit dans lequel sont poursuivies aujourd’hui les recherches ésotériques qui nous semble devoir faire l’objet, ici, de la plus stricte révision. Malgré les bonnes intentions affirmées par les ésotéristes « traditionnels », l’ésotérisme apparaît surtout aux yeux du public comme un réquisitoire contre le monde et la science modernes. Au début de la préface de son ouvrage fondamental : le Règne de la quantité et les Signes des temps, René Guenon indique que tout, dans la manifestation, fait partie du plan de Dieu et possède de ce fait un sens positif. C’est dans cet esprit que le serviteur de Dieu disait déjà à Iaweh : « Vous ne sauriez rien haïr de ce que vous avez fait. » On ne peut cependant dissimuler qu’au lieu de se consacrer, dans la ligne de ce propos, à l’élucidation du sens de toutes choses, même et surtout de celles qui sont en apparence, pour le sens commun, les plus aberrantes, l’ésotérisme dit traditionnel se transforme le plus souvent, à la suite de Guenon lui-même, en un long pamphlet et que, au nom de la sagesse de l’ancien Orient, son jugement sur l’Occident et ses doctrines se résume en un pur et simple anathème. En se créant ainsi des adversaires et en se battant sur leur terrain, l’ésotérisme laisse croire qu’il peut effectivement avoir des adversaires, et surtout qu’il ne possède pas un champ d’action lui appartenant en propre, où tout « ennemi » devient justement, dans l’interdépendance universelle et en tant que pôle de structure et que porteur de sens, un allié. Or, une fois de plus, la structure devrait être ici plus importante que le « fait » ou « l’événement » qu’elle enferme et dont elle intègre la partialité. La raison profonde de cette attitude polémique est que cet ésotérisme n’a pas réellement opéré la conversion de l’ancien objectivisme naïf, et que, donnant un sens absolu à des « faits » séparés, « l’intersubjectivité » n’est encore pour lui qu’un mot.
Nous aurions évidemment, pour notre part, à chercher aussi le sens de cette survivance de la polémique au sein de la « science sacrée », et à nous interroger pour savoir si la polémique que nous engageons sur le sens de la polémique est aussi de la polémique. Pourtant, cette précaution nous paraîtra de plus en plus superflue au fur et à mesure que les pouvoirs intérieurs transfigureront pour nous tout instrument extérieur et que la doctrine même de la transfiguration sera réellement vécue et incarnée. Reste qu’il sera essentiel de faire en tout « ésotériste », et par exemple en Guenon, le partage de la négativité et de la positivité. C’est là une oeuvre de longue haleine et que nous n’avons ni l’ambition ni la possibilité de mener de façon abrupte. Le lecteur s’apercevra, par exemple, que l’essai de Paub Sérant, qui fait suite à cette introduction, est d’inspiration beaucoup plus guénonienne qu’husserlienne, et même que Guenon y est souvent présent, tandis que Husserl ne l’y est pas du tout. Nous pourrions dire ici que nous n’acceptons pas bon nombre des jugements de Paul Sérant si nous ne donnions pas son texte justement pour ce qu’il est, le témoignage d’un certain état provisoire de la conscience moderne devant un ésotérisme en plein mouvement. Sérant oppose « sociétés traditionnelles » et « société moderne » d’une manière linéaire, sans considérer que les « vices » ou les « contraintes » de la société actuelle sont la condition nécessaire d’une prise de conscience plus haute de la Tradition elle-même. Sa condamnation du progrès technique procède d’une aliénation du champ de la connaissance transcendentale dans le champ de la technique. Cependant, tandis que Guenon laisse « l’initiation » prisonnière d’un formalisme ritualiste que l’initiation a justement pour but d’élucider, sinon d’abolir, et qu’il discute de la valeur de ce formalisme d’une façon formelle, au lieu d’en examiner la substance, Sérant laisse le problème ouvert. Mais, c’est parce qu’il n’essaie pas encore de faire de la contemplation le paroxysme de la méditation, un paroxysme ineffable, certes, mais dont l’approche ne l’est pas, que le mot « connaissance » y reste coupé de ses pouvoirs de communication et que le « dialogue » avec le non-ésoté-riste ne se noue pas. Mais ces points sont justement ceux par lesquels certaines consciences modernes, notamment celles qui ont été formées par le christianisme traditionnaliste, peuvent le mieux amorcer leur compréhension de la simultanéité, et il est certain que la collection « Correspondances » a intérêt au stade actuel à refuser même l’apparence d’être une orthodoxie. Aussi, pour m’en tenir au problème du progrès, me bornerai-je ici à poser mon propre problème, qui n’est pas de porter sur le « progrès » un jugement de valeur, -¦ qui impliquerait qu’un choix est à faire entre le progrès et la Tradition, – mais de situer les champs respectifs de la technique et de la gnose et de montrer comment ces champs respectivement s’intègrent l’un dans l’autre, chacun irremplaçable et nécessaire dans son ordre. Pour préciser ma position, j’ajouterai qu’il me paraît peu rigoureux, quant à la conduite de la pensée, de déclarer que la bombe atomique est « terrifiante » et d’accuser la société qui la produit, tant qu’on n’a pas mis en cause au fond de soi-même la notion subjective et naïve de terreur, et même celle de société, pour en relativiser le sens. Spinoza a déjà dit que la paix n’est pas l’absence de guerre mais une vertu de l’âme.
Il n’en demeure pas moins que deux voies d’accès à l’ésotérisme paraissent aujourd’hui possibles. La première est celle que Guenon a voulu tracer avec rigueur en retrouvant les enseignements des Anciens, notamment ceux de l’Inde, et en les proposant aux Occidentaux, tout en mettant en évidence le caractère « non-traditionnel », « dangereux » ou « illusoire » de la science et de la philosophie de ces derniers. Tout ce que je peux dire, c’est que cette voie n’est pas, ou plutôt, n’est plus la mienne, même si je persiste à penser que la Bhagavad-Gîta par exemple est une œuvre admirable et d’un prodigieux pouvoir de conversion et si j’estime que les analyses guénoniennes sont venues à point nommé mettre une indispensable rigueur dans le fatras occultiste du xixe siècle. Mais Guenon ferme les problèmes, tandis que Husserl les ouvre. Et il y a bien des façons d’être éclairé par la Gîta. Guenon a d’ailleurs, sauf erreur, cessé assez vite de s’intéresser aux préoccupations fondamentales des chercheurs occidentaux. Bien que contemporain de Husserl, il ne paraît pas avoir attaché d’importance à son œuvre. Il paraît avoir également ignoré Hubert, le fondateur de l’axiomatique, qui a posé les problèmes ultimes des mathématiques et éclairé leur crise. Le grand débat moderne sur l’intuitionnisme et le formalisme ne paraît pas l’avoir touché. Ainsi retranché de l’Occident réellement vivant, il n’est pas surprenant que Guenon ait essayé de le convertir de l’extérieur, et que cette conversion reste chez lui marquée d’un littéralisme et d’un ritualisme qui, c’est un fait, contredisent depuis Descartes au génie de l’Occident. D’où également le peu d’intérêt qu’il porte aux problèmes éthiques et esthétiques en tant qu’expressions particulières de notre drame. Par contre on ne saurait imputer à l’œuvre guénonienne le fait qu’elle n’est pas encore sortie des débats d’école : en Occident, aucune minorité avancée ne pourra de longtemps avoir la prétention d’agir de façon visible. Simplement, une autre voie se dessine, celle-là de l’intérieur même de l’Occident, pour tous ceux qui vivent la crise de nos sciences et de nos philosophies et épuisent cette crise par son paroxysme même. Pour ceux-là, il s’agit moins de mettre en cause les produits de la science, – ce qui est une attitude négative, – que de procéder à l’élucidation positive de ses fondements. Pour ceux-là, la connaissance des enseignements de la Tradition, si érudite et rigoureuse soit-elle, exige d’être fondue dans la matière de leur expérience particulière d’Occidentaux, et tout annonce que la Tradition, à son tour éclairée du dedans, en recevra l’expression nouvelle la mieux adaptée au pouvoir de conversion qu’elle doit exercer dans la future pentecôte.
Si la dernière noblesse de l’homme est dans la rigueur intellectuelle, le dernier objet de celle-ci est de s’attacher à la convergence de ces deux voies, dans un effort de synthèse en dehors duquel il n’y aura pas de réelle reconstitution de la Tradition. Ce qui nous gêne dans les Védas, ce n’est pas leur contenu, qui est sublime, c’est qu’ils nous parviennent comme un donné. Nous voudrions écrire nous aussi nos textes sacrés, et à cet égard nous ne pouvons pas nous contenter de faire l’exégèse des Védas. Or, les tenants de l’attitude guénonienne nous paraissent, à tort ou à raison, prendre de plus en plus figure d’exégètes. En tout cas, leur négation de l’Occident les coupe de plus en plus de la problématique occidentale, qui n’est pas seulement ouverte par la superstition de la quantité. Prenons un exemple. Il n’est peut-être pas de problème plus signifiant, aujourd’hui, en Europe, que celui qui se trouve posé dans la vie intime des couples, et de là dans la vie collective, en suite, d’une part, du rapport d’inversion qui joue entre la virilité des femmes et la féminité des hommes, et, d’autre part, de l’inversion de cette inversion, qui marque le dépassement de ce problème et son évanouissement. Cette situation est spécialement européenne : la vie européenne moderne est dominée par la rapide virilisation des femmes et la rapide féminisation des hommes. Or, en un sens, l’accès à la connaissance est commandé par la sortie hors de ce cercle. S’il est évident que cette situation n’est pas neuve, et que par exemple il y est fait allusion dans les écritures tan-triques, on peut à bon droit se demander si, ne l’ayant pas réellement vécue, on serait capable de la reconnaître dans le tantrisme, ou si, au contraire, ce n’est pas grâce à cette expérience vécue que le tantrisme sera enfin compris. A voir avec quel formalisme les traditionalistes continuent à parler de la dialectique du Sauveur-Sauvé sans la faire interférer avec l’expérience charnelle de l’Époux et de l’Épouse, on peut tenir pour assuré que si cette expérience ne leur échappe pas, ils ne savent pas en tout cas la reconnaître pour crucifiante.
La collection « Correspondances » se trouve ainsi placée devant la nécessité d’une synthèse dont la difficulté n’échappe à personne; De la présentation littérale d’un texte traditionnel jusqu’à la reconstitution phénoménologique du symbolisme, en passant par le recensement et l’organisation « objective » des structures psychanalytiques, la distance est considérable. C’est cette distance qu’il faut couvrir. Présenter d’autre part une méthodologie de l’ésotérisme débouchant à la limite dans cette démonstration qu’il faut abolir l’ésotérisme, c’est une tentative paradoxale dont le sens ne pourra être compris que rétrospectivement, au terme même de l’expérience de chacun, et qui implique un usage difficile de la confiance du lecteur. Aussi bien les premiers ouvrages présentés, dans la mesure où ils se borneront à ces recensements de structures partielles, mais positives, risquent-ils d’apparaître trop prudemment empiristes, et leur insertion dans l’ensemble du mouvement dialectique n’apparaîtra-t-elle pas clairement : ils correspondent pourtant à une phase nécessaire. Autant que faire se pourra, nous essaierons de ne pas séparer de ces recensements « objectifs » l’examen des problèmes de méthodologie qui leur sont liés et qui en relativisent la portée. Mais il ne faut pas se dissimuler que cet examen, par la conversion intellectuelle préalable qu’il exige, fait appel chez le philosophe à un ordre de préoccupations qui jusqu’ici n’habitent pas les praticiens de ces recensements eux-mêmes, et que ces deux fonctions se trouvent encore séparées. Les intégrer l’une dans l’autre sera un des buts de la collection. L’ésotérisme ne peut plus se contenter aujourd’hui de se délimiter plus ou moins nettement des nouvelles disciplines qui, telles la psychanalyse, l’astrologie ou la parapsychologie, voire la sociologie, lui empruntent son vocabulaire et font appel à son interprétation des rites ou des mythes. On constatera alors que l’œuvre d’assainissement entreprise par Guenon à l’égard du spiritisme ou de la théosophie ne fut que le commencement d’une tâche bien plus vaste et d’élucidations bien plus exigeantes. L’ésotérisme intégrera la méthode et les acquis phénoménologiques ou bien il sera réduit à un pur et simple dogmatisme exégétique. Mais s’il intègre réellement cette méthode et ces acquis, et si, ce faisant, il s’y confond, il bouleversera les fondements de l’astrologie, de la parapsychologie et des psychanalyses, ou, plus exactement, il leur donnera les fondements qui leur manquent encore.