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Dès le XVe siècle, cependant, comme l’a montré J. Huyzinga dans son ouvrage : « Le déclin du Moyen Age », la pensée religieuse « se cristallise en images », tend à la représentation matérielle, s’alourdit et se fige, « réduit l’infini au fini, amenuise le mystère, devient exotérique, superficielle et superstitieuse ».
Qu’est-ce qu’une légende ?
Une légende, au sens premier de ce mot, étymologiquement dérivé du latin legendum, legenda, est une leçon qui « doit se lire ». « Légende » a désigné, d’abord, un livre d’Eglise qui contenait les lectures que l’on devait faire dans l’Office divin, c’est-à-dire ce que l’on appelle, dans la liturgie, des « leçons ». Les vies des saints et des martyrs ont été nommées des « légendes » car elles devaient être lues au cours des « leçons » de Matines et dans les réfectoires des communautés religieuses. La « Légende dorée » de Jacques de Voragine est une compilation de ces récits. Le nom même de l’auteur, Jacques de Gênes, né à Varaggio ou Virage vers 1202, aurait dû être transcrit de Voragine ou de Viragine. Le « Dictionnaire de Trévoux » (Ed. de 1721, T. III, p. 1359), remarque cette erreur apparente et en donne l’explication suivante : « On l’a appelé de Voragine, pour marquer un « gouffre » un « abîme » de Science et de choses différentes ramassées ensemble, par allusion au véritable nom du lieu de sa naissance ». Il y a, en effet, dans toute légende traditionnelle, un sens populaire, apparent ou exotérique, et une signification savante, cachée ou ésotérique. Cette double nature se trouve exprimée aussi dans les médailles par la différence entre l’inscription et la légende. « L’inscription, dit le « Dictionnaire de Trévoux », est différente de la légende, en ce qu’on appelle proprement inscription, les paroles qui tiennent lieu de revers et qui chargent, au lieu de figures, le champ de la médaille. Il semble que les Anciens aient voulu faire de leurs médailles des images et des emblèmes ; les unes pour le peuple et les esprits grossiers ; les autres pour les gens de qualité et pour les esprits plus délicats ». (Oeuv. cité, p. 1360).
En d’autres termes, les lectures saintes étaient destinées à la méditation sur leur contenu symbolique et non pas à l’information historique. Aussi doit-on les déchiffrer et les interpréter, comme d’autres expressions du génie médiéval, et, par exemple, la langue des armoiries, le blason, ce « jargon » initiatique de la noblesse. La « Légende dorée » constituait, en quelque sorte, une héraldique sacerdotale dont les clefs n’ont jamais été communiquées par ceux qui les détenaient.
L’ésotérisme chrétien.
On a nié cependant, principalement dans les temps modernes, l’existence d’un ésotérisme chrétien et d’une tradition initiatique, communiquée oralement au cours des siècles. C’est là ignorer l’importance des paroles de saint Paul qui déclare : « Dès lors, frères, tenez bon, gardez fermement les traditions que vous avez apprises de nous, de vive voix ou par écrit. » (Deuxième Epître aux Thessaloniciens, II, 15). Qu’il s’agisse, en effet, des principes directeurs de la vie chrétienne ou bien de l’interprétation des signes du « temps de l’apostasie » (2 Th. 2, 5) ou de l’attente du « Jour du Seigneur », l’Apôtre semble réserver son enseignement sur ces points fondamentaux à la communication orale : « Quant aux temps et moments, dit-il, vous n’avez pas besoin, frères, qu’on vous en écrive. » On interprète généralement cette déclaration comme une reprise des affirmations du Seigneur sur l’incertitude de la date de son Avènement dernier. L’Apôtre se défendrait ainsi de connaître ce terme. Aussi ajoute-t-il : « Vous savez vous-mêmes parfaitement que le Jour du Seigneur arrive comme un voleur en pleine nuit. » Pourtant, si Paul reconnaissait seulement son ignorance des « temps et moments », comme l’affirment les théologiens « rationalistes », pourquoi dans la l’Epître (II, 3-6) fait-il allusion à son enseignement oral sur les temps de « l’Homme perdu » et sur ses signes ? Pourquoi déclare-t-il aussi dans la lre Epître : « Voici, en effet, ce que nous avons à vous dire sur la Parole du Seigneur. Nous, les vivants, nous qui serons encore là pour l’Avènement du Seigneur, nous ne devancerons pas ceux qui sont endormis. Car lui-même, le Seigneur, au signal donné par la voix de l’archange et la trompette de Dieu, descendra du ciel, et les morts qui sont dans le Christ ressusciteront en premier lieu ; après quoi nous, les vivants, nous qui serons encore là, nous serons réunis à eux et emportés sur des nuées pour rencontrer le Seigneur dans les airs. Ainsi nous serons avec le Seigneur pour toujours. » (1 Th. IV, 15-17). S’il ne s’agit pas ici d’un enseignement des « temps et moments », de quoi saint Paul parle-t-il ? Mais, comme il est assez évident que cet enseignement écrit appelait des commentaires oraux, en raison de son obscurité apocalyptique, l’Apôtre jugeait inutile qu’on en écrivît plus ouvertement aux frères. Saint Paul suivait fidèlement sur ce point capital l’enseignement évangélique : « A vous il est donné de connaître les mystères du Royaume de Dieu ; les autres n’ont que des paraboles, afin qu’ils voient sans voir et entendent sans comprendre. » (Saint Luc – VIII. 10).
« Entende, qui a des oreilles pour entendre ! »
Ainsi une légende chrétienne traditionnelle ne doit-elle pas seulement être lue ; il importe aussi de l’entendre dans ses rapports avec un enseignement mystérieux, accessible à des initiés. « Entende, qui a des oreilles pour entendre ! » (Luc, VIII. 8). Il ne s’agit pas ici de l’oreille physique mais du siège de la mémoire, selon l’enseignement antique. Le « souvenir » auquel fait allusion cette parole, est évoqué, en des termes analogues, par l’ésotérisme islamique aussi bien que par certaines « triades » celtiques ou par 1’ « anamnèse » platonicienne. Nous ne comprenons plus les légendes traditionnelles parce que notre mentalité, principalement historique, nous a fait perdre la mémoire profonde de cet au-delà ou de cet en-deçà du temps que commémore le rite, et où se situe l’inspiration mythique et poétique véritable, dans l’éternel présent, voire dans une absence des limites apparentes du monde et qui n’est accessible qu’aux esprits simples — mais non pas incultes — et aux enfants.
Au reste, comment supposerait-on que des hommes qui représentaient l’élite scientifique, philosophique et artistique de leur époque, des moines qui consacraient leur vie à l’étude, à la méditation, à la louange du Seigneur, à la prière et au travail, eussent pu entendre, jour après jour, débiter des sornettes et des contes à dormir debout, lors de la lecture de ces légendes, s’ils eussent été seulement capables de s’en rapporter à la lettre de ces récits, le plus souvent invraisemblables ? Tout au contraire, ces érudits qui connaissaient mieux que nous la littérature mythologique antique, trouvaient, dans ces transpositions médiévales savantes malgré leurs apparences naïves, des allusions, des subtilités, des inventions ingénieuses, voire des jeux de mots, « armes parlantes » des « nobles milices du Seigneur ». Ce blason mystique devait plaire à ces religieux chevaleresques et contemplatifs dont beaucoup appartenaient à la haute noblesse du royaume et entendaient, naturellement, cette langue aristocratique. Il faut en conclure qu’il n’y a point, comme on le croit, de mythologie populaire dans ses origines. Le légendaire, païen ou chrétien, devient populaire mais il naît savant. Il est conservé par le peuple mais il n’est pas créé par lui. Aussi se trouve-t-on dans l’obligation de le déchiffrer, de le fouiller, en quelque sorte, afin d’en faire apparaître les diverses strates et les niveaux distincts d’élaboration.
L’archéologie du légendaire chrétien.
Cette archéologie du légendaire chrétien et de ses monuments folkloriques constitue une science relativement récente puisqu’elle remonte au plus tôt à la fin du xviii” siècle et pratiquement aux dernières années du XIXe siècle. C’est en 1948, seulement, qu’apparaît, avec le beau titre de « La mythologie française », suivie, en 1950, des « Dits et Récits de mythologie française », l’œuvre d’Henri Dontenville qui, encore généralement méconnue, sera considérée un jour comme l’une des entreprises historiques les plus originales de notre époque 1.
Si l’on doit, en effet, à l’abbé Jean-Baptiste Bullet (1699-1775), la formule «Mythologie française », il aura fallu près de deux cents ans et les travaux des grands folkloristes du XIXe siècle, des Rolland, Sébillot, Gaidoz, Saint-Yves, etc., complétés par les recherches d’Henri Dontenville et de ses collaborateurs de la « Société de Mythologie française » pour démontrer que le légendaire chrétien dans notre pays, ne s’est pas formé spontanément ni de façon entièrement originale. 11 s’est appuyé sur un fond celtique et l’expression comme les épisodes de notre mythologie sont dus à deux grands événements de l’histoire nationale : l’expansion normande en Italie méridionale et les Croisades. En fait, la mythologie française a trouvé sa formulation originale au Moyen Age, cette période de fusion spirituelle entre les traditions mythiques ancestrales, les influences orientales antiques et l’enseignement ésotérique chrétien, synthèse intérieure qui rayonna, extérieurement, à travers les œuvres des grands ordres monastiques.
Symbole et allégorie.
Dès le XVe siècle, cependant, comme l’a montré J. Huyzinga dans son ouvrage : « Le déclin du Moyen Age », la pensée religieuse « se cristallise en images », tend à la représentation matérielle, s’alourdit et se fige, « réduit l’infini au fini, amenuise le mystère, devient exotérique, superficielle et superstitieuse ». Il est probable qu’à cette époque se perdit déjà l’intelligence véritable du légendaire chrétien. Le symbole, en effet, devient allégorie : l’un peut initier ; l’autre n’est capable que d’instruire. Au XVe siècle, un monde nouveau vient d’être découvert. Ce n’est pas seulement l’Amérique, c’est surtout l’univers artificiel de la littérature édifiante, avec ses images superficielles, ses abstractions, ses métaphores et ses systèmes conventionnels. Le symbolisme religieux avait enseigné à l’homme médiéval comment transfigurer le travail terrestre, ce mal originel, et comment élever le monde contingent, absurde en soi, à la dignité d’une signification transcendante. L’allégorie littéraire a permis seulement à la société d’anoblir le clerc, dépositaire de tout savoir. Mais l’allégorie ne fut plus comprise par l’artisan dont l’humble labeur, deux siècles auraparavant, était appelé par saint Bonaventure « l’incarnation éternelle du Verbe et l’alliance entre Dieu et l’âme »1.
Le sens profond des légendes chrétiennes s’étant ainsi perdu, il ne reste d’autre ressource que de rappeler, d’abord, leur contenu2.