Alleau (RASM) – Le saint ange Mikael et les mystères du livre d’Henoch

Le livre d’Hénoch.

Dans une collection de documents pour l’étude de la Bible, publiés sous la direction de F. Martin, professeur de langues sémitiques à l’Institut catholique de Paris, est parue, en 1906, la traduction française de l’un des livres les plus mystérieux de la tradition judéo-chrétienne, l’un de ces ouvrages que les catholiques nomment « apocryphes » et les protestants « pseudépigraphes » : le « Livre d’Hénoch ».

Il s’agit, en fait, d’une traduction de traduction. Cette version éthiopienne dont on connaît vingt-six manuscrits, appartient, en effet, à la Bible éthiopienne qui fut elle-même traduite du grec, selon la version de l’Eglise d’Alexandrie, entre le IVe et le VIe siècles après J.-C. Malgré ces états successifs d’un texte original perdu, rédigé probablement en araméen ou en hébreu, un spécialiste, Dillmann, estime que l’on peut se fier à la traduction éthiopienne, la seule qui soit complète : « Nous ne trouvons pas d’exemple, dit-il, que les Abyssins aient défiguré les livres de la Bible par de grandes additions ou interpolations ».

« Apocryphe » ne signifie pas toujours, il convient de le rappeler, « douteux, faux, suspect ». Les Apocryphes de l’Ancien Testament sont des livres d’un contenu historique, apocalyptique ou moral, analogue à celui des autres textes bibliques mais qui n’ont pas été reconnus comme canoniques par l’Eglise catholique. En d’autres termes, ils ne sont pas considérés par l’autorité ecclésiastique comme « inspirés ». En revanche, les protestants réservent la dénomination d’ « Apocryphes » aux livres « deutéro-canoniques », c’est-à-dire aux livres de l’Ancien et du Nouveau Testament qui ont été admis après les autres (du grec deuteros, « second ») dans le canon de l’Ecriture. Le sens étymologique du mot « apocryphe », dérivé du grec apokryphos est cependant assez précis. Clément d’Alexandrie et Origène désignent ainsi des livres tenus cachés, c’est-à-dire qui n’étaient pas lus publiquement dans les synagogues ni dans les églises. Le verbe apokrypto signifie seulement « cacher, dissimuler, mettre en lieu sûr ». L’une des preuves de l’influence considérable d’un Apocryphe comme le « Livre d’Hénoch » ressort avec assez d’évidence du fait qu’il est cité formellement par l’apôtre saint Jude et que, même après l’apparition du christianisme, plusieurs Pères de l’Eglise, Tertullien et Priscillien, par exemple, l’ont tenu pour un livre canonique et prophétique. Priscillien, au ive siècle, en appelle même sur ce point à l’autorité de saint Jude et de saint Paul. Au XVIe siècle, un prêtre éthiopien en parlait encore au savant Guillaume Postel comme d’un texte appartenant au canon de l’Eglise d’Abyssinie alors qu’après le IXe siècle, il ne fut même plus cité dans la littérature ecclésiastique occidentale. Celle-ci semble avoir ignoré ainsi pendant plusieurs siècles l’existence de ces fragments grecs et de cette version éthiopienne.

Il suffit pourtant de comparer « l’Apocalypse » de saint Jean au « Livre d’Hénoch » pour comprendre tout l’intérêt de cette source d’inspiration prophétique. F. Martin n’a pas relevé moins de vingt-quatre passages de l’Apocalypse dont la première version figure dans le « Livre d’Hénoch » qui aurait été composé, selon la majorité des spécialistes, entre le début du second tiers du IIe siècle avant notre ère et 64 avant J.-C.

On a retrouvé dans cet ouvrage non seulement l’expression d’auteurs inspirés par la tradition ésotérique juive et par les croyances des Pharisiens, mais aussi une transposition monothéiste de la cosmogonie babylonienne et des légendes mythologiques mésopotamiennes. L’influence de la religion égyptienne semble avoir été beaucoup plus restreinte et il n’est pas démontré que des sources iraniennes eussent été utilisées par les auteurs. De plus, on ne saurait nier le caractère archaïque de certains passages qui remontent à une époque bien antérieure au IIe siècle avant notre ère. On peut donc tenir pour vraisemblable la haute antiquité des traditions secrètes du « Livre d’Hénoch » et leur accorder toute l’attention qu’elles méritent.

La chute des Anges.

Le « Livre d’Hénoch » se compose d’une introduction-et de cinq parties : la chute des Anges et l’assomption d’Hénoch (VI-XXVI), le Livre des Paraboles (XXXVII-LXXI), le Livre des changements des luminaires du ciel (LXXII-LXXXII), le Livre des songes (LXXXIII-XC), le Livre de l’exhortation et de la malédiction (XCI-CV). On y a joint un fragment noachique, une prédiction des crimes des générations futures, des exhortations aux justes, à « ceux qui n’ont aimé ni l’or, ni l’argent, ni aucun des biens qui sont dans le monde », à «ceux qui n’ont pas désiré la nourriture terrestre, mais se sont regardés comme un souffle qui passe », à « ceux qui ont aimé Dieu ».

La première partie et le début de la deuxième présentant, seuls, un rapport direct avec le sujet de la présente étude, il convient, d’abord, d’en résumer le contenu.

Des anges ou « Veilleurs du ciel », au nombre de deux cents, sont descendus sur la terre pour s’unir aux « filles des hommes ». Ils ont révélé aux hommes des secrets funestes et ils ont engendré des géants qui désolent la terre. A la prière des bons anges, Dieu inflige aux coupables, un premier châtiment en attendant le Jugement dernier puis il ordonne la purification de la terre. Les anges fidèles chargent Hénoch d’annoncer leur punition aux « veilleurs » déchus ; ceux-ci lui demandent en vain d’intercéder pour eux. Hénoch est emporté ensuite au séjour de la tempête, de la lumière, du tonnerre et des eaux célestes. Il voit «les réservoirs des vents », le gouffre de l’enfer, la prison des étoiles qui ont désobéi, le lieu où se tiendront les mauvais anges après leur chute jusqu’au grand Jugement. Dans un nouveau voyage, Hénoch découvre encore « l’abîme de feu », prison des mauvais anges, le séjour des âmes des morts avant le Jugement dernier, le feu qui poursuit les luminaires, sept montagnes merveilleuses et un arbre de vie promis aux Justes, Jérusalem et ses environs, la vallée destinée aux maudits, le paradis terrestre, enfin les portes par lesquelles se lèvent les astres et sortent les vents.

Hénoch annonce aux Anciens et aux hommes de l’avenir trois paraboles. Selon la première, les pécheurs sont menacés d’un sort funeste au jour du Jugement, mais les Justes habiteront après leur mort au milieu des anges, aux côtés du Messie, l’« Elu de justice ». Hénoch est admis à contempler ce séjour et les myriades d’anges qui se tiennent devant le Seigneur des esprits ; un ange de paix lui explique les fonctions des quatre archanges Mikaël, Raphaël, Gabriel et Phanuel.

Le rôle des anges dans la marche du monde et le nom de « Seigneur des Esprits » que donnent à Dieu les Paraboles, disent assez la place que tient l’angélologie dans le Livre d’Hénoch.1)

Les anges y sont appelés les « anges », les « anges saints », les « fils des cieux » les « fils des anges saints », les « saints », les « saints du ciel », les « veilleurs », les « veilleurs du ciel », les « saints veilleurs », les « esprits », les « spirituels du ciel », « ceux qui ne dorment pas ».

Us existent depuis l’éternité comme depuis le commencement du monde. Tous furent d’abord saints et spirituels ; des myriades demeurent tels qu’ils ont toujours été. Ce sont les anges fidèles qui forment « l’armée du ciel », « l’armée de Dieu », « l’armée du Très-Haut ». Créés pour vivre d’une vie spirituelle éternelle, ils habitent le ciel mais sans entrer dans la maison même de Dieu et sans pouvoir regarder Sa Face2.

Là, ils remplissent une double mission auprès du Seigneur : d’un côté, ils le bénissent, le glorifient et l’exaltent ; de l’autre, ils lui servent d’intermédiaires auprès des mauvais anges, des hommes et du monde. Ils intercèdent pour les hommes ; ils transmettent leurs plaintes au Très-Haut, ils lui redisent la prière des Justes, pour qu’elle ne soit pas vaine devant le « Seigneur des Esprits ». Ils sont chargés d’inscrire dans les livres, qu’ils lisent ensuite au Seigneur, les malversations des pasteurs ou des anges auxquels il a confié Israël, comme aussi les récompenses promises aux Justes et les châtiments réservés aux pécheurs ; ils rappellent également au Très-Haut les crimes des pécheurs, et ils recherchent les actions des méchants pour témoigner contre eux.

Enfin, ce qu’il convient de remarquer, ils dirigent et ils guident l’ensemble des phénomènes de l’univers, tous les corps et tous les éléments de la nature : le soleil, la lune, les étoiles, les changements atmosphériques, les vents et les marées.

A la tête des bons anges, figurent des archanges dont le titre, le nombre, les noms et les fonctions varient avec les sections du livre. Dans la première partie, ce sont « les saints anges qui veillent », au nombre de sept : Uriel, Raphaël, Raguel, Mikaël, Saraqiel, Gabriel, Remeiel. Saraqiel, préposé aux enfants des hommes qui pèchent contre les esprits, ou, d’après le grec, « contre l’esprit », ne reparaît pas dans le reste du livre. Les chapitres IX et X ne connaissent que quatre archanges : Mikaël, Uriel, Raphaël et Gabriel. De même, dans le Livre des paraboles, Phanuel remplace Uriel et l’ordre est encore changé : Mikaël, Gabriel, Raphaël et Phanuel. Ce livre les appelle les « Visages » ou « les quatre anges du Seigneur des Esprits », ou encore les « chefs des anges ». Ils se tiennent aux quatre côtés du « Seigneur des Esprits » et ils sont différents de « ceux qui ne dorment pas ».

Les « Sept Saints » du chapitre LXXXI, 5, désignent aussi, probablement, les archanges. Enfin, dans le symbolisme du Livre des Songes, qui représente les anges par des hommes, ils sont appelés les « Sept Hommes blancs ».

Au-dessous des archanges, viennent les autres classes d’anges, entre lesquelles le Livre des Paraboles divise « l’armée du Seigneur » : les Chérubins, les Séraphins, les Ophanim, les anges des Puissances et les anges des Principautés. Les Chérubins, les Séraphins et les Ophanim sont encore énumérés dans le chapitre LXXI, 7. « Ce sont, y est-il dit, ceux qui ne dorment pas et qui gardent le trône de sa gloire » (de Dieu). Ils sont donc bien distincts des archanges.

D’une nature toute spirituelle et immortelle, les anges ne devaient pas s’unir aux femmes terrestres pour se perpétuer.3 Cependant, deux cents « Veilleurs du ciel », sous les ordres de Semyaza, selon une tradition, ou d’Azazel, selon une autre, ont été séduits par la beauté des filles des hommes. Ils sont descendus sur le sommet de l’Hermon avec leur prince et leurs « chefs de dizaines » : Arakib, Aramiel, Kôkabiel, Tamiel, Ramiel, Daniel, Ezékiel, Baraqiel, Azaël, Armaros, Batariel, Ananiel, Zaqilé, Samsapeel, Satariel, Touriel, Yomeyal, Arazeyal. Puis ils ont pris des femmes et ont engendré des géants qui ont opprimé les hommes puis se sont dévorés finalement entre eux.

Ces « mauvais anges » ont commis aussi le crime de révéler des secrets éternels à ces femmes et par elles à l’humanité, leur enseignant tout péché et toute injustice.

C’est pourquoi les âmes des opprimés les ont accusés, et Dieu, malgré l’intervention d’Hénoch, les a condamnés à subir une double série de châtiments : les uns immédiats, comme la perte de leurs enfants et une étroite captivité loin du ciel ; les autres, futurs, à partir du Jugement dernier : le supplice et les tourments de « l’abîme de feu » dans lequel ils seront définitivement précipités.

La tradition qui a inspiré le chapitre XIX, 1, suppose qu’en attendant l’éternelle damnation, ils ne sont pas renfermés en une étroite prison, mais que leurs esprits peuvent prendre toutes sortes de formes pour aller tenter les hommes. Ailleurs, on apprend qu’ils sont condamnés au supplice des « eaux brûlantes », lesquelles communiquent leur chaleur aux sources thermales dans lesquelles les rois et les grands de la terre aiment à se baigner.

Dans son récit allégorique de l’histoire du monde, le Livre des Songes compare les anges déchus à des étoiles descendues des deux pour se livrer à des relations coupables avec les « Génisses », c’est-à-dire avec les filles des hommes. Un des archanges fidèles les saisit, les lie et les précipite d’abord dans un abîme de la terre ; puis au Jugement final, ces étoiles seront jetées dans un abîme de feu.

Les Géants issus de l’union coupable des « Veilleurs du Ciel » et des « Filles des hommes » ont été détruits mais les esprits issus de leur chair sont restés sur la terre. Ils y sont appelés « esprits mauvais », et ils ne cessent de s’élever contre les enfants des hommes jusqu’au jour du Jugement.

En attendant, beaucoup d’hommes les adorent sous l’image des idoles, à l’instigation perfide des anges déchus, lesquels les portent à sacrifier à ces démons comme à des dieux.

D’autres traditions, conservées dans le Livre des Paraboles et un fragment d’une Apocalypse de Noé, connaissent l’existence de « satans ». Ces esprits n’ont d’autre rôle, eux aussi, que de faire le mal : ils tentent les anges et les séduisent ; ils accusent les hommes devant Dieu, et il semble qu’ils soient chargés d’exécuter les jugements divins sur les pécheurs condamnés aux supplices éternels. Dans ce dernier rôle, ils portent le nom d’« Anges du Châtiment ». Les Paraboles nous montrent les « Anges du Châtiment » préparant les instruments sataniques, des fouets et des chaînes de fer, pour les rois et pour les puissants de la terre.

Les « satans » sont distincts des anges déchus et des mauvais esprits sortis de la chair des géants, car ils ne sont pas voués aux tourments de l’enfer comme les premiers ; ils peuvent se présenter dans le ciel devant le Seigneur, alors que les veilleurs tombés ne peuvent pas y monter ni même lever les yeux vers le Très-Haut. Ils existaient même comme esprits pervers avant la chute de Semyaza et de ses compagnons, puisque l’un des crimes de ces veilleurs était de s’être faits « les serviteurs des satans », mais le Livre d’Hénoch ne nous apprend rien de plus sur leur origine.

Leur chef est le maître des instruments de torture destinés aux pécheurs, la puissance ténébreuse dont les Veilleurs ont préféré le service à celui du Seigneur. Satan représente donc une force hostile au pouvoir de Dieu ; Satan dépend néanmoins du Très-Haut, puisque ses subordonnés ne sont que les exécuteurs des sentences divines et qu’ils ne peuvent perdre les hommes qu’en les accusant devant le Créateur.

Le mystère du Mal et les saints Anges.

Un point fondamental de la tradition dont fait état le « Livre d’Hénoch » doit être dégagé d’abord : aucune des parties de ce livre n’attribue l’origine du péché en ce monde à la faute d’Adam et d’Eve. Ce sont les esprits célestes qui ont enseigné à l’homme toute injustice et tout péché, en lui dévoilant des secrets funestes. Par exemple, l’invention et l’enseignement de l’écriture par l’ange Penemu’e « qui apprit aux hommes à écrire avec l’eau de suie et le papyrus » ont fait errer de nombreuses intelligences « depuis l’éternité jusqu’à l’éternité et jusqu’à ce jour. Car les hommes n’ont pas été mis au monde pour affirmer ainsi leur fidélité avec le calame et l’eau de suie. Car les hommes n’ont pas été créés autrement que les anges, mais pour demeurer justes et purs, et la mort qui corrompt tout ne les aurait pas atteints ». L’auteur inconnu ajoute aussitôt : « Mais à cause de cette connaissance qui est la leur ils périssent, et à cause de cette puissance la mort ME dévore. ». De même, le séducteur d’Eve, l’ange Gadriel ou Gadreel, apprend aux hommes à forger « le bouclier et la cuirasse et l’épée pour le combat, et tous les instruments de guerre… ». Un autre mauvais ange, Kasbeel, demande à Mikaël, « de lui montrer le nom secret pour qu’il le mentionne dans le serment, pour que ceux qui ont montré aux fils des hommes tout ce qui est secret tremblent devant ce nom et ce serment ».

Le « Livre d’Hénoch » ajoute : « Ce serment est fort et puissant : et Dieu avait déposé ce serment, Aka’e, dans la main de Mikaël… Et par lui le ciel fut suspendu… et la terre a été fondée sur l’eau et, par le serment, la mer a été créée, et pour son fondement au temps de la colère, il lui a donné du sable, et elle ne franchit pas ses limites… Et les abîmes ont été affermis… et les étoiles accomplissent leur course, et il les appelle par leur nom, et elles lui répondent depuis l’éternité jusqu’à l’éternité. Et de même il appelle les esprits de l’eau, des vents et de tous les souffles, et là sont gardées la voix du tonnerre et la lumière de l’éclair, les réservoirs de la gelée, du brouillard, de la pluie et de la rosée. » Ainsi ce serment mystérieux personnifié par le nom inexpliqué d’Aka’e (variante, Leku’e) règne sur tous les esprits des éléments, veille à ce qu’ils suivent tous leur ordre et leur voie. Ce redoutable secret a été confié à la puissance de saint Michel.

S’il était besoin de démontrer l’extraordinaire durée de traditions secrètes de ce genre, on n’en saurait trouver de preuve plus convaincante que le fait suivant. Dans la relation du tour du monde du Napolitain F. Gemelli Carreri, publiée à Paris en 1719, on peut lire ce passage : « En allant plus avant ils trouvèrent le village Habfelnarab, proche duquel est la ville de Behnefe, bâtie par un ancien philosophe de ce nom. Au-dehors de cette ville on voit un puits, qui a été fait par un certain Rogéos, très habile magicien, pour connaître les degrés d’accroissement du Nil. Aujourd’hui on l’appelle Bir-Elgiernus, c’est-à-dire le puits de Rogéos. Ceux du pays disent que, pendant la nuit du 15 juin, il y tombe une rosée, qu’ils appellent Boctaa, par l’intercession de St Michel, que Dieu envoie exprès cette nuit-là pour remuer et bénir la rivière. Ce qui les confirme de plus dans cette pieuse opinion c’est que, depuis ce temps-là jusqu’à présent ils voient toujours croître le Nil ; c’est pourquoi aussi tous les Cophtes chrétiens dans le Royaume célèbrent, selon leurs rites, avec grande solennité la fête de St Michel. En voici la cérémonie : le 14, au soir, l’évêque se transporte au puits avec le Cadi du pays ; ils ferment et scellent le puits. Le lendemain matin, après que l’évêque a dit la messe, ils vont l’ouvrir, mesurent l’eau et du plus grand ou du plus petit accroissement, ils jugent de ce que fera le Nil, et par conséquent de la disette ou de la fertilité de l’année. »

J.A. Fabricius qui cite ce texte dans sa « Théologie de l’Eau », publiée en 1743, ajoute qu’il y avait, près de la ville de Meser, un nilomètre « qui consiste en une colonne en octogone où les coudées sont marquées de blanc et de noir, dans le vieux Caire et que l’on appelle, en arabe, un Michiala »4.

Devant ces survivances, on peut s’interroger sur la transposition des thèmes cosmologiques d’origine babylonienne qui ont inspiré l’angélologie du « Livre d’Hénoch ». En effet, Hénoch lui-même, « qui a vu tous les secrets des cieux », est le septième patriarche depuis Adam, comme le babylonien Enmeduranki, auquel les dieux Shamash et Adad ont révélé le secret de la tablette sacrée et « l’oracle des cieux et de la terre », était aussi le septième roi antédiluvien. Enmeduranki fut considéré comme l’instructeur des prophètes et des devins babyloniens, les barû. N’est-il pas au moins vraisemblable que les auteurs du « Livre d’Hénoch » eussent fait état d’une tradition analogue, en l’appliquant toutefois à l’enseignement de la religion monothéiste et de la morale d’Israël ? C’est, en fait, l’unité de leur dessein de glorification de la foi de leurs ancêtres qui a imposé à des sources diverses et à des niveaux distincts d’inspiration une convergence profonde.

Le Mal, dans cette perspective, a été produit principalement par les idolâtres, par « ceux qui ont renié le nom du Seigneur des Esprits », du « vrai Dieu ». Ce sont aussi des « puissances » maléfiques incarnées dans les « persécuteurs des Justes » et, par exemple, les Sadducéens qui nient la Résurrection et la récompense finale des serviteurs du Seigneur ; ce sont aussi ceux qui enseignent, sous l’inspiration des « satans », une fausse cosmologie et une année solaire. Le livre astronomique d’Hénoch (LXXII-LXXXII) fait l’apologie du calendrier juif contre le calendrier grec. C’est la lune qui divise les temps avec une rectitude absolue ; les lois des étoiles sont voilées aux pécheurs ; l’un des signes de la justice est de ne pas errer dans le calcul des jours (LXXXII-4). Cette défense obstinée de l’année lunaire et des observances rituelles ancestrales, révèle l’esprit et les intentions des auteurs du « Livre d’Hénoch » d’autant plus clairement que Mika’él était considéré comme l’Ange de la Synagogue.

En d’autres termes, les « mauvais anges » contre lesquels lutte Mikaël ne sont pas des hommes ordinaires, profanes et ignorants ; ce sont des savants et des initiés qui ont séduit « les filles des hommes », c’est-à-dire les intelligences et les âmes, par de fausses doctrines et par des inventions perverses, sur lesquelles ces puissances fondent leur domination temporelle et leurs crimes contre les Justes d’Israël. De cet enseignement mensonger, de la trahison du serment initiatique et du parjure, de la chute de la pure spiritualité de la tradition dans les ténèbres matérielles de ses applications contingentes, sont nés tous les maux de l’humanité, intellectuels, psychiques et physiques. Les « Géants », les nephilim, nés du commerce coupable des « Veilleurs du ciel » avec les « filles des hommes » portent un nom analogue au grec nephela (variantes nephelion, nephelen), en latin nebula. Ainsi désignait-on non seulement les « nuages », les « nuées », mais aussi les taches nébuleuses dans les yeux et qui empêchaient de voir. Les « Géants » représentent, symboliquement, les « Assembleurs de nuées », ceux qui couvrent la lumière du Ciel par leurs « énormes » erreurs lesquelles « dévorent tout le fruit des hommes jusqu’à ce que ceux-ci ne puissent plus les nourrir ». Alors, dit le texte, « la Terre accusa les violents » parce que les « Géants » avaient corrompu non seulement la société humaine mais toute la nature : « Et ils commencèrent à pécher contre les oiseaux et contre les bêtes, les reptiles et les poissons ; puis ils en dévorèrent entre eux la chair et ils en burent le sang. » (VII, 3-6).

Contre eux s’élèvent, sur l’ordre du Seigneur, quatre « saints Anges » : Raphaël5, afin de guérir ce que les mauvais esprits ont corrompu et principalement afin de lutter contre l’œuvre belliqueuse d’Azazel ; Gabriel6, spécialement chargé de rétablir l’ordre des naissances légitimes et d’anéantir les « Géants » ; Mikaël dont la mission protectrice s’exerce principalement sur le peuple7 et auquel Dieu dit : « Fais disparaître toute oppression de la face de la Terre ! » (X, 6) ; Uriel, enfin, que voile l’altération du texte qui mentionne Asaryalyor et qui doit révéler à Noé l’imminence du déluge et l’instruire, afin qu’il y échappe et que sa postérité demeure, pour toutes les générations (X. 1-3).

La vision de la Montagne sainte et le fruit de l’Arbre merveilleux.

Le saint Ange Mikaël intervient dans le « Livre d’Hénoch » quand le prophète s’est dirigé « vers l’Occident jusqu’aux extrémités de la terre », à la poursuite d’un « feu ardent qui courait sans se reposer et sans interrompre sa course ni jour ni nuit, tout en demeurant le même » (XXIII. 2). Hénoch voit d’abord une montagne de feu, puis « sept montagnes magnifiques, et des pierres précieuses et belles », au milieu desquelles la « septième montagne » « les dépassait toutes comme un trône, et des arbres odoriférants l’entouraient ». Dans cette forêt enchantée se trouvait un arbre au parfum sans pareil, au feuillage, aux fleurs et aux fruits perpétuels qui ressemblaient « aux grappes du palmier ». Hénoch interroge alors Mikaël qui l’accompagne et qui est « préposé à ces arbres » (XXIV. 6).

L’Ange lui apprend que cette haute montagne est le trône du Seigneur sur lequel siégera le « Roi éternel, lorsqu’il descendra visiter la terre, pour le bien. Cet arbre odoriférant, réservé pour le jour du Jugement, « sera donné aux justes et aux humbles. Par son fruit, la vie sera communiquée aux Elus… Ils pénétreront alors dans le sanctuaire ; la bonne odeur de cet arbre (pénétrera) leurs os et ils vivront d’une longue vie sur la terre », comme leurs pères, « et, dans leurs jours, la souffrance, les tourments et les châtiments ne les atteindront pas ». (XXV. 6).

Ce passage du « Livre d’Hénoch » doit être rapproché de l’enseignement de l’Apocalypse de saint Jean : « A celui qui vaincra, je lui donnerai à manger de l’Arbre de Vie, qui est dans le Paradis de Dieu » (II, 7), « Et, de part et d’autre du fleuve, des arbres de vie qui donnent douze fois leurs fruits, les rendant une fois par mois, et dont les feuilles servent à la guérison des nations » (XXII, 2). « Heureux ceux qui lavent leurs robes afin d’avoir droit à l’Arbre de Vie, et afin d’entrer dans la Cité sainte par les portes » (V. 14).

On peut observer que Mikaël, saint Gardien de la mer, de la foudre et de la rosée, apparaît ici comme le « Préposé au Paradis »8 et détient, en quelque sorte, les clefs de la « Cité sainte » et de la « Pierre philosophale », née de la « Montagne de Feu », base de l’« Elixir de longue vie »9, dont l’élaboration correspond au « Grand Œuvre » des philosophes hermétiques.

La « Cité sainte » dont il est question ici, semble être la « Cité des Anges » plutôt que Jérusalem. Selon l’ancienne tradition patristique, celle de l’Orient (Grégoire de Nysse), comme celle de l’Occident (Grégoire le Grand), l’homme est destiné à combler le vide laissé dans le Chœur des Anges par la chute des Anges rebelles, auteurs du mal et causes du péché. Toute l’activité de la vie religieuse a pour but, selon cet enseignement traditionnel, de rendre l’homme digne d’être élevé par sa science, sa foi et sa charité, jusqu’au rang des esprits bienheureux dans la société desquels il est appelé à connaître la vie céleste par la lumière éternelle du « Don de Dieu ».


  1. Nous suivons, en la résumant, l’analyse de F. Martin, PP. 26-31. On trouvera dans l’ouvrage de F. Martin, les références précises au texte traduit de l’éthiopien. Il importe de rappeler, au sujet de l’angélologie, que trois anges seulement sont nommés dans la Bible : Mikaël, Raphaël et Gabriel, bien que l’Ecriture en compte sept. (Cf. Tobie, XII, 15. 

  2. Dans la Bible, les « sept Anges » se tiennent « toujours prêts à pénétrer auprès de la Gloire du Seigneur ». (Cf. Tobie XII.15). Le prologue de Job (1.6 ; 8, 1) évoque leur « assemblée » d’où partent les « messagers » (sens grec du mot) envoyés sur la Terre. 

  3. Comment en est-on venu à oublier totalement la signification angélique du célibat sacerdotal ? 

  4. Ouv. cité, p. 324. On trouve l’orthographe saint « Michiel » pour saint Michel en de nombreux documents antérieurs au XVe siècle. 

  5. Ce nom signifie « Dieu a guéri ». 

  6. Le « Fort de Dieu ». 

  7. « Mikaël », l’un des saints Anges, préposé aux meilleurs des hommes, à la garde du peuple (XX, 5). 

  8. Cf. Ms. 39 d’Avranches : Hic est praepositus paradisi archangelus. 

  9. Cf. Ms. 39 d’Avranches : Dicitur medicina Dei. Le nom de saint Michel est donné ici à la « médecine de Dieu » ou « médecine universelle », expression traditionnelle qui désigne l’ « Elixir de Vie » des philosophes hermétiques. 

René Alleau