I. — L’occidental, comme moi, donne le « ton » par une projection directe de son état intérieur sur le magma chaotique des images et des mots : ces éléments s’ordonnent un peu au petit bonheur sous ce souffle; s’ils sont, à ce moment-là, comme le sable sec de la plage:
1° assez riches, nombreux
2° assez indépendants les uns des autres et 2bis donc bien définis des contours
3° assez mobiles
le vent donneur de ton les sculptera en dunes bien rythmées, dont l’ondulation évoquera à nouveau le « ton » dans l’esprit du spectateur ou du lecteur.
Mais, je répète, c’est un peu au petit bonheur.
II. — L’oriental prépare d’abord son « sable » par une longue et difficile technique qui a ses lois et ses canons. Le « ton » jaillit aussi spontanément (au vrai sens du mot) mais il ne risque pas de se perdre pour rien : les voies lui sont tracées. Ainsi, dans l’art dramatique hindou, l’expression a huit « saveurs » principales : érotique, comique, pathétique, furieuse, héroïque, terrible, dégoutante, étonnante (on ajoute parfois : 9° paisible et 10° parental — sentiment paternel ou maternel).
Ces saveurs se réalisent dans les « manifestations de l’être » : il y a huit « manifestations permanentes » ( qui durent pendant l’oeuvre entière) et 33 « manifestations temporaires » (je cite au hasard : ivresse — sueur — larmes — mort —doute — éveil —– regret — honte —– effort de mémoire…). Il y a quatre manières de les mettre enjeu : verbale, grandiose, charmante, violente… etc., etc. Chacun se subdivise encore, et tous (qu’ils soient d’ordre psychique, physiologique, mélodique, rythmique, pictural, mimique, grammatical, etc.) sont liés par des systèmes de correspondances serrés et intriqués qu’il faut des années pour connaître. Tout cela, c’est une manière de classer le matériel intérieur de façon à l’avoir instantanément à sa portée quand on en a besoin. Encore je ne parle que du « ton », de l’état affectif, de la « saveur » générale. Je n’ose pas parler d’idée : ça brule. Mais, comme je disais, elles n’ont pas de patrie.)]