C’est par une brève introduction à l’enseignement des Sefirot — qui se trouvent au centre de la Kabbale chrétienne comme de la Kabbale juive — que nous allons illustrer, pour finir, le contenu de la spéculation kabbalistique. Lorsque l’on veut analyser ce système, il faut constamment avoir présent à l’esprit le fait qu’il ne s’agit pas de spéculations abstraites, mais d’une tentative d’exprimer des intuitions et expériences religieuses. Les créateurs de la Kabbale étaient des mystiques, des hommes de prière et souvent des ascètes qui passaient leur vie dans la méditation et la contemplation des secrets de Dieu. La pensée de ces hommes était dominée par deux impulsions fondamentales : d’une part, par le sentiment de la sainteté de Dieu, les conduisant à éprouver au plus haut degré crainte et fascination devant le Seigneur. D’autre part, par le sentiment profond qu’ils avaient d’un lien direct existant entre le Dieu saint et le monde terrestre. Ils ne concevaient pas l’univers comme étant détaché de Dieu ; bien au contraire, ils avaient l’intime conviction que Dieu est présent en ce monde — aussi bien dans les plus petites choses que dans les plus grandes —, et ils essayaient d’interpréter cette présence de Dieu dans l’univers du point de vue de l’auto-révélation divine. Aussi leur préoccupation principale avait-elle trait à ces deux questions : comment le monde a-t-il émané de Dieu ? Et quel dessein Dieu poursuit-il avec ce monde qu’il pénètre si puissamment et si profondément par sa présence, vers où le conduit-il ? Ces hommes pieux étaient, du reste, d’autant plus convaincus de la présence permanente de Dieu dans le monde qu’ils étaient eux-mêmes, dans une large mesure, des visionnaires, et qu’ainsi cette présence se manifestait à eux sous les formes multiples d’une expérience visionnaire et intuitive.
L’enseignement des Sefirot n’est rien d’autre qu’une tentative de comprendre, dans ses différentes étapes, l’auto-déploiement de Dieu, mis en relation concrète et directe avec la naissance et le développement de l’univers et de l’homme. A la base de cet enseignement, toutefois, il y a une conception de l’être divin qui se déduit, selon les kabbalistes, de l’interprétation du nom divin révélé par le Saint lui-même à Moïse au Buisson ardent : « Je suis celui qui suis. » L’être divin est identifié à une volonté fondamentale d’auto-révélation, à une impulsion vers la manifestatio sui (selon l’expression d’OEtinger). Les Sefirot, en tant que reflets et émanations de Dieu, sont les diverses étapes sur le chemin de l’autoreprésentation et de l’auto-révélation de la divinité, du rayonnement de sa splendeur. L’enseignement des Sefirot ne décrit donc, au fond, rien de plus que les étapes d’une théogonie, mais ceci de telle manière que la divinité, dans ce processus, parvient non seulement à la prise de conscience, mais encore à l’incarnation, d’elle-même. Et puisque ce processus d’autorévélation de Dieu inclut également son auto-manifestation dans la création de l’univers, son auto-représentation dans l’homme en tant qu’imagé de Dieu, son incarnation en Jésus-Christ et par conséquent toute l’histoire du salut de l’humanité, il en résulte que toute l’évolution du monde, et aussi bien l’histoire du salut elle-même, est incluse dans le processus d’auto-manifestation divine s’effectuant à travers les Sefirot. Non seulement l’évolution de l’univers, mais encore l’histoire du salut, est un processus théogonique.
A partir de cette idée de base, il nous est peut-être plus facile de comprendre également l’interprétation de l’enseignement des Sefirot, telle qu’OEtinger la développe dans l’explication de la Lehrtafel kabbalistique, en réponse à la question de savoir « comment se représenter de façon simple l’enseignement des dix émanations de Dieu ». Dans cette réponse, OEtinger commence par souligner l’idée fondamentale que nous venons d’exposer : « Dieu est la profondeur insondable, l’En Sof qui se dresse en haut du tableau et qui demeure en lui-même : celui-ci veut se communiquer aux créatures. C’est pourquoi le première émanation de l’En Sof, du sans-fond, est dite originelle, comme dans le cantique où nous disons : au Dieu trinitaire, qui était à l’origine, qui est et qui sera, maintenant et toujours. » Dieu apparaît donc ici comme le « sans-fond » qui aspire à se communiquer ; c’est là une conception déjà formulée par Maître Eckart, et qui allait très fortement influencer la théologie d’un Schelling vers la fin de sa vie ; pour celui-ci, en effet, l’essence la plus intime de Dieu est le « sans-fond », et Dieu est essentiellement une volonté d’autorévélation.
Dans cette conception, il est admis que la divinité elle-même, reposant dans son sans-fond, est une plénitude, incluant un infini sur le plan de la vie et de l’esprit (Lehrtafel, p. 14) : « Si l’homme simple trouve étrange qu’il y ait dix émanations de Dieu, qu’il se rappelle que l’Ecriture sainte parle d’une “plénitude “ de Dieu, donc de quelque chose qui est rempli par de nombreuses émanations de Dieu. »
La profonde corrélation interne entre la théologie de Schelling et l’idée kabbalistique de Dieu est mise en évidence sur le plan de l’histoire de la littérature, par le fait que Schelling n’était pas nourri de la tradition théologique du séminaire de Tübingen (qui maintenait certaines conceptions d’OEtinger), et que par contre la philosophie qu’il allait développer vers la fin de sa vie était inspirée par une redécouverte spontanée de la théosophie d’OEtinger, se présentant à lui comme une transposition chrétienne de la théologie kabbalistique.