On sait que, dans la tradition hindoue, l’individualité est considérée comme constituée par l’union de deux éléments, ou plus exactement de deux ensembles d’éléments, qui sont désignés respectivement par les termes nâma et rûpa, signifiant littéralement « nom » et « forme », et généralement réunis dans l’expression composée nâma-rûpa, qui comprend ainsi l’individualité tout entière, Nâma correspond au côté « essentiel » de cette individualité, et rûpa à son côté « substantiel » ; c’est donc à peu près l’équivalent de l’ειδος et de la υλη d’Aristote, ou de ce que les scolastiques ont appelé « forme » et « matière » ; mais, ici, il faut bien prendre garde à une imperfection assez fâcheuse de la terminologie occidentale : la « forme », en effet, équivaut alors à nâma, tandis que, quand on prend le même mot dans son sens habituel, c’est au contraire rûpa qu’on est obligé de traduire par « forme »1. Le mot « matière » n’étant pas sans inconvénients non plus, pour des raisons que nous avons déjà expliquées en d’autres occasions et sur lesquelles nous ne reviendrons pas présentement, nous trouvons bien préférable l’emploi des termes « essence » et « substance », pris naturellement dans le sens relatif où ils sont sus-ceptibles de s’appliquer à une individualité.
À un autre point de vue quelque peu différent, nâma [96] correspond aussi à la partie subtile de l’individualité et rûpa à sa partie corporelle ou sensible ; mais d’ailleurs, au fond, cette distinction coïncide avec la précédente, car ce sont précisément ces deux parties subtile et corporelle qui, dans l’ensemble de l’individualité, jouent en somme le rôle d’« essence » et de « substance » l’une par rapport à l’autre. Dans tous les cas, quand l’être est affranchi de la condition individuelle, on peut dire qu’il est par là même « au delà du nom et de la forme », puisque ces deux termes complémentaires sont proprement constitutifs de l’individualité comme telle ; il est bien entendu qu’il s’agit en cela de l’être qui est passé à un état supra-individuel, car, dans un autre état individuel, donc encore « formel », il retrouverait forcément l’équivalent de nâma et de rûpa, bien que la « forme » ne soit plus alors corporelle comme elle l’est dans l’état humain.
En anglais, on pourrait jusqu’à un certain point éviter l’équivoque en convenant de rendre la « forme » scolastique par form et la « forme », au sens ordinaire par shape ; mais, en français, il est impossible de trouver deux mots permettant de faire une semblable distinction. ↩