S’il peut être admis que la Sagesse est une certaine capacité de voir les valeurs relatives des choses, un art de se tenir en état de «bien-Veillance», faute de quoi on ne peut contempler le monde tel qu’il est («N’insulte pas le siècle, disait le Prophète, car il est Allah»), cette capacité de voir est évidemment le plus grand bien, car elle seule nous permettra d’éviter cette sottise qui consiste à échanger la pièce d’or d’une valeur pour le faux jeton d’un désir. La sagesse exige que nous sacrifiions toujours le moins au plus, quelles que puissent être les résistances du premier. En un mot, toute culture traditionnelle offre à ses membres le combat par lequel il faut bien passer si l’on veut obtenir la paix véritable. Mais ce qui est appelé la civilisation moderne est très exactement le monde de ceux qui ont estimé plus simple d’avoir la paix tout de suite en refusant le combat. On a reconnu l’erreur d’Arjuna. Selon la Bhagavad Gîta, Krishna lui-même a dû s’incarner pour lui ouvrir les yeux.
Le monde moderne commet en un sens la même erreur que les vedântistes, dans leur prétention de connaître une voie directe qui ne passerait pas par le monde. Mais comment être libre lorsqu’on est dévoré par un remords, lorsqu’on a péché contre le Dharma? Comment être libre, lorsqu’on succombe à la misère, lorsqu’on a péché contre l’Arthal Comment être libre, enfin, dans un état de déplaisir? Et si ce dernier point semble vulgaire, écoutez ce que dit Maître Eckhart : «Or nos bonnes gens s’imaginent pouvoir pousser les choses au point que la présence sensible des choses pour les sens n’existe plus ! Qu’un vacarme pénible soit aussi agréable à mon oreille qu’un jeu de harpe : je n’en viendrai jamais à bout!».