Pierre Gordon (ISER:C5) – Sansão

L’histoire de Samson ressortit au domaine initiatique. Le nom de Samson. Le héros est avant tout un initié. — Pourquoi les héros solaires sont plus rares que les héros lunaires. Pourquoi le soleil se cache dans une grotte. — C’est là une adaptation, à certains facies culturels, du rituel initiatique général de mort et de résurrection.

Le personnage de Samson a exercé une attraction du même genre, qui a conduit également à postdater, en les agglomérant à lui, des données antérieures. Et son histoire, comme celles du lévite d’Ephraïm ou de la fille de Jephté, ressortit au domaine initiatique. Elle nous montre les rites qui s’accomplissaient, vers les XIIIe-XIIe siècles avant notre ère, non plus « l’est, au delà du Jourdain, à Mispah, — ou au centre, à Gabaa et à Silo, — mais dans l’ouest, près du vieux sanctuaire de Beth Shemesh et dans la région côtière. Peu de figures bibliques sont aussi révélatrices que celle de ce grand initié, totalement mécomprise jusqu’ici. Nous l’avons scrutée dans un autre travail (Le Culte Néolithique et la Bible), en examinant les différentes théories proposées pour son interprétation. Nous résumerons simplement ici nos vues, en les adaptant et complétant suivant notre propos.

Le nom du héros, Samson, est un mot théophore, qui signifie Petit Soleil, ou Solaire. Il se réfère à la grande divinité : Shamash (le Soleil), qui a servi de marraine au temple et à la cité de Beth-Shemesh (Maison du Soleil). C’est près de cette localité, à Saraa, que résidaient les parents de Petit Soleil, — des Israélites de la tribu de Ban.

Nous sommes donc en présence d’un héros que l’on peut qualifier de solaire — chose assez rare, les héros étant presque toujours, contrairement à l’opinion reçue, d’origine lunaire. Non que la lune possède un privilège quelconque à cet égard. L’explication est toute autre, et n’a rien de « naturiste ». Le héros, quel que soit le cycle culturel que l’on envisage, est originellement l’initié, l’homme assimilé à la divinité par la sainteté des rites ; c’est, pour employer une autre terminologie, le produit de l’action exercée sur une civilisation inférieure par les « dieux », c’est-à-dire par les civilisateurs pastoraux, introducteurs du sacré. Dans le cycle culturel totémique (peuplades de chasseurs), où l’Être Suprême en était venu à se confondre avec le Soleil, la liturgie divinisante faisait naturellement de l’être humain un dieu solaire. Au contraire, chez les tribus agricoles du matriarcat, où régnait la Mère Divine, sous ses deux grandes manifestations : de Terre Mère (en tant qu’activité productrice) et de Divinité Lune (en tant qu’activité stimulante et lectrice), l’initié, en se divinisant, s’absorbait dans un personnage céleste de provenance lunaire. Comme la civilisation matriarcale eut, au néolithique, un champ d’expansion incomparablement plus vaste que la civilisation totémique, et, par surcroît, s’amalgama souvent étroitement à celle-ci avec influence prépondérante, les héros du second type se trouvent beaucoup plus nombreux que ceux du premier. Il n’existe, au demeurant, nulle incompatibilité entre les deux genres de personnages. Ils se fondent même volontiers l’un dans l’autre. Herakles, par exemple, qui est de naissance incontestablement matriarcale (il fut, initialement la « gloire de Hera »), et dont la legende originelle ne s’explique que par la mythologie lunaire, a absorbé, en certains cantons, des individualités de source solaire, auxquelles il a donné son nom, et dont il a usurpé les exploits. Le point essentiel, dans les héros, n’est pas leur provenance solaire ou lunaire ; c’est leur divinisation par les rites. Par là tous se rapprochent jusqu’à s’unifier. Ils se métamorphosent tous en une même lumière, qui rayonne du surhomme.

Pour les groupes totémiques comme pour les autres, la divinisation s’obtenait par une descente dans le monde souterrain (catabase), ou mort initiatique, suivie, une fois que le séjour dans l’univers invisible avait régénéré le néophyte, d’une résurrection ou anabase. La catabase, à une époque lointaine, s’opérait fréquemment dans les grottes d’une montagne sacrée. C’est là, au cours d’une période de probation, que les jeunes gens ou les vierges devenaient divinité solaire. De là ces mythes, au premier abord incompréhensibles, qui nous montrent le soleil caché dans une grotte, et n’en sortant qu’après un temps de réclusion. Les légendes de cette nature se réfèrent toujours aux grandes fêtes initiatiques du nouvel an, au cours desquelles se commémorait la création du monde, et s’effectuait la récréation initiatique ; les deux rituels se fondaient au surplus l’un dans l’autre, attendu que la récréation procédait du même acte éternel que la création : la liturgie ne faisait que répéter dans le temps un geste créateur unique, accompli une fois pour toutes hors du temps.

Quand les solennités commençaient, on pleurait donc la disparition du soleil, tout comme, ailleurs, on se lamentait sur la disparition d’Osiris, d’Attis, de Mardouk, d’Adonis, de Coré, de la fille de Jephté, etc., etc… Puis, soudain, le moment venu, c’était une explosion de joie : le soleil réapparaissait. Il sortait de la grotte, — sous la forme d’un homme ou d’une femme, qui, à l’origine, n’était autre que l’un des êtres nouvellement initiés portant le nom de la divinité solaire, et qui par la suite, lorsque les cérémonies de l’initiation cédèrent la place aux mystères liturgiques, fut une personnalité sacrée (prêtre, prêtresse, roi, reine, etc…) ; comme ailleurs Mardouk, Osiris, ou Adonis, — le soleil venait de ressusciter. Le scénario, on le voit, demeurait, sous la diversité des apparences, foncièrement un.

Pierre Gordon