Schuon: preuve rationnelle et preuve intelectuelle

[…] il faut distinguer la preuve rationnelle ou logique de la preuve intellectuelle ou symbolique; la première est faillible dans la mesure où les propositions du syllogisme peuvent être fausses, ce qui se produira plus facilement dans la mesure où l’ordre de réalité sera plus élevé; la seconde par contre dépend de « prémisses » qui ne peuvent pas ne pas être exactes, puisqu’elles s’identifient à la nature même des choses, ou, pour parler plus clairement, puisqu’elles ne sont autres que les réalités — ou prototypes — dont la « preuve » sera comme un reflet adéquat, ce qui lui permettra précisément de les mettre en évidence. La preuve spirituelle ou symbolique — que nous pourrions aussi qualifier d’« ontologique » pour la distinguer de la preuve simplement « logique » — dépend donc d’une connaissance directe qui comme telle est exacte par définition, et elle sert, non pas à « conclure » du connu à l’inconnu, mais à « prendre conscience » de l’inconnu à l’aide du connu : le lien entre l’un et l’autre ne sera, par conséquent, point l’opération rationnelle, mais l’intuition intellectuelle, bien que le raisonnement, étant naturel à l’homme, puisse évidemment jouer ici un rôle secondaire. Il résulte de là que la « preuve symbolique », — nous l’appelons ainsi parce que sa force réside dans l’analogie entre le symbole communiquant et la vérité à communiquer, et non dans la combinaison logique de deux propositions, — que la preuve symbolique, disons-nous, sert à « actualiser » une connaissance, non pas ajoutée en quelque sorte du dehors, mais contenue virtuellement dans l’intelligence elle-même. On peut même aller plus loin et dire que la preuve symbolique s’identifie à ce qui doit être prouvé, en ce sens qu’elle « est » cette chose à un moindre niveau de réalité, comme par exemple l’eau prouve la Substance universelle par le fait qu’elle « est » celle-ci sur le plan de l’existence corporelle; le tout est de ne pas confondre la « matérialité » du symbole avec son essence ontologique; c’est pour cela que la doctrine hindoue, lorsqu’elle préconise l’adoration de la Divinité à travers une image sacramentale, interdit de penser à la matière de cette image, et c’est pour la même raison encore que les Indiens de l’Amérique du Nord — ceux qui prennent le soleil comme support d’adoration — précisent que ce n’est pas le soleil qu’ils adorent, mais le « Père » ou l’« Aïeul » qui y habite invisiblement. Tous les phénomènes de la nature sont, comme les Ecritures sacrées l’attestent inlassablement, des preuves de Dieu, et il en est ainsi pour l’homme simple comme pour le sage, — bien que pour des raisons fort différentes, — mais non point nécessairement pour le philosophe qui peut n’avoir ni les yeux de la Foi ni ceux de la Connaissance, et qui, dans ce cas, se débat vainement dans les antilogies d’un conceptualisme stérile.

Frithjof Schuon