Reymond: La Divine Shakti

La Shakti est le mystère des mystères. C’est ainsi qu’on devrait y penser. Elle est le Centre unique, le « vide » de toutes les religions. Tous les avatars, incarnations, prophètes, initiés, libérés-vivants ont bu à cette source et y boivent constamment. Ils ont connu ou connaissent l’identification, l’unicité et nous font partager — quand ils reviennent — ce qu’ils peuvent exprimer de leur félicité. Leur récit, leur enseignement ne varient guère, bien que leurs disciples, après avoir analysé ces « sensations », en donnent des explications mentales qui deviennent des dogmes.

Mais ce que l’Inde apporte de particulier entre tous les pays du monde, c’est que dans l’hindouisme, la Shakti n’est pas enfermée exclusivement dans les temples ou lieux sacrés au même point que dans les autres religions. Tout comme le Gange déborde de son lit et s’en va des Himâlayas à la mer, la Shakti déborde de l’ésotérisme des temples et des âshrams jusqu’à se laisser capter dans les yeux des mendiants fous de Dieu qu’on rencontre partout. Ce débordement de force spirituelle, dans la liberté tropicale et luxuriante, donne peut-être une valeur profonde aux lois de castes, compliquées et pleines de restrictions, qui régissent la société hindoue orthodoxe de l’Inde, c’est-à-dire 95% de toute la population. Elles ont à leur base beaucoup plus la nécessité de créer une ligne de démarcation qui protège la Shakti que des considérations d’ordre économique — auxquelles on a pensé beaucoup plus tard.

La fixation de la Divine Shakti dans le principe d’unicité « esprit-matière » est réellement le centre de la pûjâ ou science de prâna-pratishta qui signifie amener la vie dans l’image. Le mouvement de Shakti s’immobilise, devient un pont entre le Bîja-mantra et kilaka, la pierre d’angle de l’image. Quand toutes les conditions requises sont remplies, il se produit, par la vie transmise, une transformation de substance aussi totale et absolue que dans le mystère de l’eucharistie. L’adoration terminée, avec ses offrandes et son sacrifice, le mantra fixateur délie ce qui a été lié et libère à nouveau la libre Shakti de l’image de bois ou de pierre, du bol d’eau, du feu qui a été momentanément son réceptacle. Pendant la pûjâ, l’image est dans chacune de ses parcelles la Présence divine réelle. C’est pour cela que l’officiant, après avoir d’un fil rouge établi la limite du champ de la Shakti, dit : « Jusqu’à ce que la pûjâ soit terminée, accorde-nous la grâce de demeurer dans cette forme… » Si la Shakti n’était pas libérée à la fin de la pûjâ, il en serait comme d’une hostie consacrée dans un ciboire, la substance divine resterait vivante. On en connaît des cas. L’Inde a aussi certains temples où l’image est devenue une fixation permanente de Shakti. Il en découle un rituel constant comme si une pûjâ sans fin était célébrée.

Tout comme parmi les chrétiens certains croient et d’autres ne croient pas à la Présence réelle du Christ dans l’Hostie, les Hindous sont divisés. Il y a ceux qui voient en Shakti l’unicité esprit-matière (et ils sont légion), et ceux qui croient qu’esprit et matière sont comme eau et huile bien mélangées, mais sans jamais perdre leur nature propre. Entre les deux conceptions, l’un et l’autre groupes m’ont donné le secret du point de contact entre eux. Il est dans « ce qui n’a plus de limite » dans la densité mouvante et vivante de ces deux propositions : Shakti ou esprit est sûkshma, c’est-à-dire ténu et subtil, et Shiva ou matière est sthûla, c’est-à-dire épais et lourd. Tout est jeu de densités qui se rencontrent. La matière peut être si ténue qu’elle devient subtile et l’esprit peut être si lourd qu’il devient épais. Tel est en Shakti le mouvement que l’homme ne peut pas capter et encore moins discuter.

Accuser l’Hindou de panthéisme, parce qu’on le voit offrir à la divine Shakti un caillou noir, un bol d’eau, le feu, une fleur et mille autres choses encore comme réceptacle, pour ne pas mentionner les images de pierres ou de bois, est parfaitement enfantin, illogique et faux. Toutes ces formes variées n’ont pas plus de valeur que le pain sans levain employé par le chrétien. Le réceptacle compte pour bien peu — seule la vie de la Présence réelle, Shakti,’ a une signification.

Après la célébration d’une pûjâ où Shakti a résidé, l’Hindou jette l’image employée dans le Gange, justement pour briser en lui tout attachement qui pourrait être né. Il reste ouvert à d’autres manifestations de Shakti tout comme il est toujours avide de partir à la recherche des libérés-vivants qui peuvent lui aider. Recevoir le darshan d’un jîvan-mukta équivaut à goûter la félicité du saint et spontanément fait naître le désir de vivre à ses pieds, d’absorber quelque chose de la Shakti captée… C’est ainsi que sans le vouloir, le disciple devient pour une longue période semblable au gui d’un arbre — il vit dans la grâce de son maître, porté par elle. Son effort s’arrête souvent là, ou bien il devient un précieux instrument, et emploie cette Shakti dans les œuvres utiles pour le monde. D’autres disciples, après avoir bu à la coupe de Shakti, sont intoxiqués à tout jamais. Parce qu’ils ont goûté le divin nectar, comme des fous à la recherche d’une aiguille dans un tas de foin, ils n’ont plus qu’un désir de solitude et partent vers « la vie dans la forêt ». La Nature est une puissante aide pour entrer dans le jeu de la divine Shakti. Les dualités « bien » et « mal » s’harmonisent en elle plus vite que dans le monde à cause de leur caractère impersonnel. Son silence fait taire le mental qui s’acharne à expliquer la Shakti au lieu de la « sentir ». On peut dire à ce moment-là que la Shakti emporte ces chercheurs dans sa Force. Ils remontent avec elle le courant vers sa propre jouissance. L’étrange voyage! La Shakti se manifeste alors égale en puissance dans les yeux d’un mouton (Enseignement de Râmakrishna, n° 872) ou dans les yeux d’un saint, dans le parfum d’une fleur, le bleu du ciel, le chant de l’Omkara. Les formes s’effacent parce qu’elles deviennent transparentes comme le cristal, l’extérieur et l’intérieur ne sont plus séparés que par de la lumière.

Une seule chose compte, à partir de ce moment-là — « Cela » dans le souffle et dans le sang. Une pûjâ devient rafraîchissante comme un bol de lait au bord du chemin, un torrent frais, le sourire d’un enfant. Tout est une aide, rien de plus, tout est temporaire, fugitif, absent dans le temps. Une seule chose reste — la relation de cause et d’effet en Shakti.

Lyzelle Reymond