L’organisation, le plan, de tout ce réseau dépend, depuis des temps qui débordent la mémoire de l’homme, d’un point unique : le point d’orientation, le nord céleste, l’étoile polaire. Suffit-il alors de dire que la spatialisation développée horizontalement vers les quatre points cardinaux, se complète par la dimension verticale de bas en haut, du nadir au zénith? Ou bien n’y aurait-il pas différents modes de perception de cette mème dimension verticale, si différents entre eux qu’ils modifient l’orientation de la présence humaine non seulement dans l’espace mais dans le temps? Orientation dans le temps : les différentes manières dont l’homme éprouve sa présence sur terre, et la continuité de cette présence dans quelque chose comme une histoire, et la question de savoir si celle-ci a un sens, mais alors quel sens ? Cela revient à demander si la perception du pôle céleste, de la dimension verticale tendant au nord cosmique, est un phénomène uniforme, physiologiquement réglé par des lois constantes, ou bien si le phénomène n’est pas réglé et diversifié par le mode mème de la présence humaine qui s’oriente? D’où alors l’importance primordiale du nord et du concept du nord : c’est suivant la manière dont l’homme éprouve intérieurement la dimension « verticale » de sa présence, que prennent leur sens les dimensions horizontales.
Or, un des leitmotive de la littérature du soufisme iranien, c’est la « Quète de l’Orient », mais cette Quète est celle d’un Orient dont on nous avertit, ou dont nous comprenons d’emblée, qu’il n’est ni situé ni situable sur nos cartes géographiques. Cet Orient n’est compris dans aucun des sept climats (les keshvar) ; il est en fait le huitième climat. Et la direction dans laquelle ce « huitième climat » requiert qu’on le cherche, n’est pas à l’horizontale mais à là verticale. Cet Orient mystique suprasensible, lieu de l’Origine et du Retour, objet de la Quète éternelle, est au pôle céleste ; il est le Pôle, un extrème-nord, si extrème qu’il est le seuil de la dimension « au-delà ». C’est pourquoi il ne se révèle qu’à un mode déterminé de présence au monde, et ne peut se révéler que par ce mode de présence. Il en est d’autres auxquels il ne se révélera jamais. Ce mode de présence est précisément celui qui caractérise le mode d’être du soufi, mais en sa personne aussi celui de toute la famille spirituelle à laquelle le soufisme, et nommément le soufisme iranien, se rattache. L’Orient que cherche le mystique, Orient non situable sur nos cartes, est dans la direction du nord, au-delà du nord. De ce nord cosmique choisi comme point d’orientation, seule une marche ascensionnelle peut rapprocher.
Une première conséquence que l’on entrevoit, c’est à vrai dire une dislocation des contrastes réglant les classifications de la géographie et de l’anthropologie exotériques, c’est-à-dire en restant aux apparences. Orientaux et occidentaux, nordiques et hommes du sud, ne seront plus repérables selon les caractères qui leur étaient attribués; ils ne seront plus situables relativement aux coordonnées habituelles. Il restera à se demander à quel moment se produit pour l’homme d’Occident la perte de la dimension individuelle irréductible aux classifications fondées sur le seul sens géographique exotérique. Alors il peut se faire que, de mème que nous avons appris à comprendre l’alchimie comme signifiant tout autre chose qu’un chapitre de l’histoire ou de la préhistoire des sciences, la cosmologie géocentrique nous révèle aussi son vrai sens, un sens qui, lui non plus, ne ressortit pas à l’histoire de nos sciences. Peut-être en raison de la perception du monde, du sentiment de l’univers sur lequel il repose, convient-il de méditer et d’apprécier le géocentrisme essentiellement à la manière de la construction d’un mandala.
C’est ce mandala qu’il convient alors de méditer pour retrouver la dimension du nord dans sa puissance symbolique, puissance telle qu’elle ouvre le seuil de l’au-delà. C’est ce nord qui a été « perdu », lorsque par une révolution de la présence humaine, révolution du mode de cette présence au monde, la Terre s’est trouvée « perdue dans le ciel ». « Perdre le nord » : ne plus pouvoir distinguer entre le ciel et l’enfer, l’ange et le démon, la lumière et l’ombre, l’inconscience et la transconscience. Présence sans dimension verticale, réduite à chercher le sens d’une histoire en imposant d’autorité les termes de référence, impuissante à saisir les formes dans le sens de la hauteur, à renouveler l’élan immobile des arcs d’ogives, mais experte à superposer d’absurdes parallélépipèdes. Ht l’Occidental s’étonne devant la spiritualité islamique fascinée par la mémoration du « covenant prééternel » et par l’assomption céleste (mi’râj) du Prophète; il ne soupçonne mème pas qu’en revanche son obsession de l’historique, sa matérialisation des « événements dans le Ciel », puisse provoquer d’autres étonnements. De mème façon les « Cieux de Lumière » dont parle le soufisme, resteront à jamais inaccessibles aux ambitions de l’« astronautique », sans mème que celle-ci les pressente. « Si ceux qui vous guident vous disent : Voici, le Royaume est dans le ciel! — alors les oiseaux du ciel vous devanceront… Mais le Royaume est à l’intérieur de vous et il est à l’extérieur de vous » [L’Evangile selon Thomas, texte copte établi et traduit par A. Guillaumont, H.-C. Puech… Paris, 1959, log. 3, p. 3, 19-26.].