La Bible, document chiffré
C’est Lilith qui achèvera la ruine du monde. Lorsque le Saint, béni soit-il, s’apprêtera à détruire la coupable ville de Rome pour toujours, il relâchera Lilith et la lancera sur le monde en effervescence ainsi qu’il est écrit : « C’est là que Lilith se retire, où elle trouve son repos. » (Isaïe, 34-14). Le Zohar (Ill-19a).
I. – CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES : LA LIAISON AIN-SOPH-MALCOUTH
Toute la Kabbale juive est centrée sur les dix degrés de l’effusion divine appelés par elle Séphiroth. Avant même d’aborder le premier livre de Moïse, qui apporte une Cosmogonie, la science numérale doit essayer de pénétrer dans le mécanisme séphirotique, qui est celui de la Théogonie. Dès le départ, elle y trouvera ses meilleures justifications.
Je n’ai pas l’intention de présenter ici une histoire exégétique du problème des séphiroth, un des plus ardus et des plus embrouillés qui soient. L’abondance et la diversité des explications ou des allégories que contient à ce sujet le Zohar n’ont d’égales que la multiplicité désordonnée des commentaires. Classer et résumer ceux-ci prendrait des volumes et ne mettrait guère plus de clarté dans la question. Tous les kabbalistes ont achoppé là-contre. C’est vraiment le noud de la Kabbale, le centre de la Tradition. Persuadé que je suis que la première explication possible des séphiroth est essentiellement numérale, je me contenterai d’une présentation philosophique succincte, en renvoyant pour une compréhension plus complète aux ouvrages spécialisés.
Que sont les séphiroth ? Des degrés situés entre le monde de l’Inconnaissable ou Ain-Soph et celui de la Manifestation visible, des intermédiaires, à la fois émanés et émanants. Brücker (Hist. crit. phil., tome II, Leipzig, 1742, cité par Vulliaud, La Kabbale Juive, p. 312) donne douze explications des séphiroth : religieuse, philosophique, démonologique, astronomique, astrologique, physique, logique, mathématique, méthodologique, alchimique, politique, messianique . « Depuis des siècles, dit Vulliaud (op. cit., p. 324), on discute pour savoir s’il faut considérer les séphiroth comme des principes, des substances, des puissances, des modes intellectuels, des entités ou des organes de la divinité. Et s’ils sont tout cela, demande-t-il, et plus encore ? » Nous y verrons, nous, un modèle arithmétique général, un schéma universel situant les modes opératoires par lesquels s’effectuent, dans des cycles à la fois théo-cosmo et anthropogénétiques, les naissances, les transmutations, les mariages, les filiations, les retours des Nombres. Aussi, avant même d’aborder la Genèse de Moïse, faut-il essayer de démonter le mécanisme séphirothique. Un signe d’ailleurs ne trompe pas : Nous pressentons déjà que, dans la Genèse, les modes opératoires de la multiplicité manifestée sont caractérisés par le jeu du Mem final, qui marque essentiellement l’intervention puis la réduction d’une hétérogénéité. Il y a deux Mem finaux dans le premier verset de la Genèse. Il y en a trois dans le deuxième. Or on n’en rencontre pas un seul dans toute la construction séphirothique. Mais c’est celle-ci qui apporte la clef du mécanisme par lequel, nous le savons, le Mem final procède à l’incarnation du 1 et se trouve par là concentrer idéographiquement le mode opératoire essentiel dont les séphiroth nous enseignent l’élaboration. Les séphiroth sont l’expression des rapports de Dieu avec lui-même, de sa procession en soi et pour soi. Tandis que la Bible décrit et détaille dès le départ les rapports de Dieu et de sa création et fixe par conséquent les voies et les moyens de la transcendance de Dieu, les séphiroth n’expriment que les lois de son immanence. Mais celles-ci sont des lois suprêmes : elles sont cette « transcendance dans l’immanence » dont parle Husserl. L’explication de la Bible consistera à montrer comment la transcendance se détache de l’immanence, et comment la première apparaît au sein de la seconde, s’y développe et s’y résorbe. Le monde est le contenu, les séphiroth sont le contenant, mais ils ne cessent pas d’être liés par une relation réversible de reflet-reflétant.
”La définition des séphiroth varie suivant l’ordre dans lequel on les considère. Dans l’ordre de la connaissance, ce sont dix lumières qui éclairent l’intelligence. Dans l’ordre des noms, ce sont dix attributs du Saint, béni soit-il. Dans l’ordre de la Révélation, ce sont les dix aspects sous lesquels l’essence divine se fait connaître, les dix « vêtements » dont elle se revêt, les dix degrés prophétiques par lesquels elle développe ses communications révélatrices. Dans l’ordre cosmogonique, ce sont les dix « paroles » par lesquelles Dieu a créé le monde, les dix souffrances par lesquelles il le meut et le vivifie, les dix nombres par lesquels tout est nombré, mesuré, pesé. Dans l’ordre béatifique, ce sont les dix espèces de gloire dont jouissent les âmes et les esprits purs. Enfin comme l’Universel est une harmonie, il était facile d’établir la série des correspondances alchimiques, astrologiques, etc. (Vulliaud, op. cit., p. 324-325).”
Provisoirement, nous ne considérons les séphiroth que dans l’ordre quantitatif ou opérationnel. On verra que, faute de ce support, toute autre interprétation risque de tomber dans l’arbitraire. Le problème est de fonder une dynamique des séphiroth dégageant d’abord leurs caractères particuliers puis établissant entre elles des liens arithmétiques généraux et des modes de génération réversibles ou cycliques obéissant aux axiomes de l’ésotérisme et les éclairant. On ne comprendra pas le mécanisme séphirotique si on le considère comme une succession d’engrenages mis en action, à l’origine de la chaîne, par une seule roue motrice, la dernière roue engrenant seule sur le monde de la manifestation. En réalité, toutes les roues sont motrices, et toutes sont mues. Le monde séphirotique est un monde fermé et complet. Si on établit en son sein des divisions, celles-ci ont une valeur absolument générale et sont des modèles universels, mais elles n’enlèvent rien au Tout : elles sont des caractères ou des propriétés du Tout. Ou encore, pour employer le langage de la philosophie moderne, ce n’est pas parce que les séphiroth constituent un ensemble ou un englobement qu’elles enferment l’absolu. Chaque séphiroth, partie de cet ensemble, n’est pas une partie de l’absolu. L’absolu doit être considéré comme intensité et densité, et peut être trouvé et senti dans telle chose toute petite1. Par conséquent, au sein de l’appareil ou du mécanisme séphirothique et de sa fixité, qui résulte d’un mouvement perpétuel bouclé sur lui-même, rien ne succède, tout coexiste, rien ne se divise, et tout est divisé. séphiroth sont un modèle qui permet, par une opération idéographique, de prendre conscience de la gravitation au sein de l’intemporel.
Le tableau des séphiroth se présente comme une superposition de trois triangles constitués par les neuf premières séphiroth, la dernière étant rangée à part, au-dessous de l’ensemble. L’ensemble forme ainsi quatre étages ; qui sont de haut en bas :
1) le monde de l’émanation = Atziluth.
2) le monde de la création = Briah.
3) le monde de la formation = Yetzirah.
4) le monde de l’action = Asiah.
Au-dessus de l’ensemble, et distinct de lui, se tient l’Inconnaissable (Ain-Soph).
On distingue aussi les trois premières séphiroth, appelées séphiroth intellectuelles, et les sept autres appelées séphiroth inférieures. Cette division est destinée à marquer le caractère éminent du monde de l’Émanation.
Le support figuratif de l’ensemble séphirotique est le plus simple de tous les supports possibles : une triangulation. Tandis que les autres idéogrammes, qu’il s’agisse des lettres hébraïques, des divers pantacles ou des figures du tarot d’Hermès, sont des dessins plus ou moins compliqués, l’arbre des séphiroth se présente comme l’abstraction la plus poussée et la plus vide. Cet arcane des arcanes ne donne aucune prise à la vision lyrique immédiate. Il ne peut être éclairé et illuminé que par une connaissance métaphysique préalable.
Dans le tableau ci-après, nous avons numéroté les séphiroth dans leur ordre traditionnel de 1 à 10. Nous avons également indiqué leurs valeurs numérales telles qu’elles résultent de notre alphabet :
Séphiroth | Titre | Valeur |
Ain-Soph | (L’Inconnaissable) | = 166 |
(I) Kéther | (Couronne) | = 500 |
(2) Hochmah | (Sagesse) | = 70 |
(3) Binah | (Intelligence) | = 66 |
(4) Hésed | (Clémence) | = 58 |
(5) Guébourah | (Rigueur) | = 146 |
(6) Tiphéreth | (Époux) | = 903 |
(7) Netzah | (Victoire) | = 120 |
(8) Hod | (Splendeur) | = 23 |
(9) Yésod | (Base) | = 73 |
(10) Malcouth | (Épouse ou Règne) | = 443 |
Les trois premières séphiroth, celles du monde de l’Émanation, figurent les trois soleils par lesquels Dieu s’infuse et s’effuse sans cesser d’être lui-même, dans sa tri-unité statique et non manifestée, et par la gravitation intérieure desquels il est à la fois, pour lui-même et en lui-même, le Connaissant, le Connu et l’idée de la Connaissance, ou encore, si toute conscience de soi suppose en quelque mesure séparation et par conséquent sacrifice, les trois instruments de cette procession qui réunit en Dieu, avant d’être utilisés comme matrices de sa manifestation dynamique, le Sacrificateur, le Sacrifié et l’idée même du Sacrifice : le Père, le Fils et le Saint-Esprit, l’Initiateur, l’Initié et l’Initiation. Mais cette division en trois se retrouve dans les mondes inférieurs de la divinité elle-même, également au nombre de trois, et les sept séphiroth inférieures ne sont dans leurs trois ordres qu’une expression des trois premières, ajoutant seulement à celles-ci un complément de structure. Le rapport entre les trois séphiroth suprêmes et les sept séphiroth inférieures rappelle celui qui relie les trois lettres-mères et les sept lettres-doubles du Sépher Yetzirah. Ce rapport entre le nombre 3 et le nombre 7 pose un des problèmes-clefs de la science numérale.
Alors que le symbolisme du ternaire se trouve enfermé dans l’Yn-Yang chinois (la dualité du blanc et du noir bouclée par leur équilibre permanent au sein du cercle), le symbolisme du septénaire est contenu dans le plus important des idéogrammes connus, le Sceau de Salomon, où les six branches visibles en perpétuel état d’équilibre dynamique et réversible sont complétées par le centre du cercle, symbole des liaisons intemporelles, qui commande à la fois les trois directions doubles et restitue le total 6 + 1 = 7. Ces deux idéogrammes rendent compte des deux axiomes de l’ésotérisme :
1) ce qui est en haut est comme ce qui est en bas, – ou encore : les trois séphiroth d’en haut sont développées et équilibrées par les sept séphiroth d’en bas.
2) le microcosme est comme le macrocosme, – ou encore : chaque partie contient le tout, les trois séphiroth d’en haut contiennent les sept d’en bas, et plus généralement chaque séphirah les contient toutes.
La première relation qu’on peut établir entre les mondes supérieurs et les mondes inférieurs et notamment l’Ain-Soph et Malcouth illustre d’ailleurs le rapport des nombres 6 et 7 au sein du complexe 6 <> 7 que nous avons déjà rencontré.