Vous ne pouvez faire d’histoire sérieuse — ce que j’appelle d’histoire transcendantale — que si vous établissez des relations étroites entre tous ces faits, en les relativisant, en les faisant ressortir à une cause commune. A ce moment-là, une opération intellectuelle, et tout à fait différente, s’opère, par rapport aux opérations intellectuelles habituelles, sur la notion de causalité. On passe des causes efficientes, des causes linéaires de cause à effet, aux causes finales, c’est-à-dire qu’on remonte de l’effet vers la cause. Je sais bien que les causes finales n’ont pas bonne presse, elles se prêtent à tous les dévergondages intellectuels. Spinoza disait : « Les causes finales, c’est l’asile de l’ignorance. »Je voudrais réhabiliter la conception des causes finales — non pas que ce soit là-dessus une méthode à appliquer systématiquement : il faut l’encadrer, il faut lui donner des parapets intellectuels. Mais toujours les ésotéristes, ceux qui sont soucieux de Tradition, ont essayé de discerner dans la bouillie complexe des événements l’orientation de ceux-ci, et ont essayé de les expliquer par le but que ces événements poursuivaient.
Déjà Sénèque, du temps des Romains, s’étonnait de l’attitude des prêtres étrusques. (Les prêtres étrusques étaient les chefs d’un peuple qui était antérieur aux Romains dans l’histoire de Rome.) Sénèque disait : « Ces prêtres étrusques, c’est étrange, affirment que ce n’est pas parce que les nuages se rencontrent que l’éclair jaillit — c’est afin que l’éclair jaillisse que les nuages se rencontrent. » Merveilleux exemple de cause finale. Bien entendu, je le répète : de telles conceptions, de telles explications, qui n’expliquent rien, ou qui n’expliquent [191] qu’après coup, qui sont des prophéties d’arrivée (ou des prophéties d’après coup, comme disait Montaigne), se prêtent à tous les dévergondages poétiques. On peut tout expliquer de cette façon-là. Ce n’est pas la méthode que je propose. Pour essayer de mettre de l’ordre dans l’histoire transcendantale, la méthode que je vais vous proposer est une méthode opérationnelle ; c’est une méthode logique, c’est une nouvelle logique. Les Américains diraient « une nouvelle gnose » (le mot est à la mode en Amérique maintenant, avant de le devenir en Occident).
L’essentiel pour moi aujourd’hui est d’établir les principes, le discours de la méthode, qui permettent de rendre opératoires un certain nombre de règles intellectuelles, de façon à servir de parapet aux dévergondages plus ou moins poétiques de tous les symbolismes qui ont envahi l’ésotérisme.
Lorsque Husserl parle de ce scepticisme qui a dissous « les anciens idéaux non clarifiés » — c’est en fait la référence explicite à la Tradition — et d’une façon sous-jacente, la Tradition est présente. Qu’est-ce que c’est que ces idéaux ? Je vous dis tout de suite, n’ayant pas ici le temps de faire une démonstration très complète et qui me ramènerait au commencement, c’est-à-dire beaucoup trop loin, que j’admets d’une façon ici implicite, comme lui, les essences d’une Tradition primordiale — et vous trouverez ce thème sous-jacent dans tout mon exposé.
Il existe selon moi une Tradition primordiale, qui est celle d’un temps commun à toutes les religions, à toutes les philosophies, à tous les mythes, à tous les symboles — dont nous voyons aujourd’hui proliférer l’étude. Cette Tradition primordiale a été donnée d’un coup à l’humanité et d’une façon voilée. Il est évident, quand on consulte certains documents essentiels, pas tellement uniques, qu’ils comportent des symboles prêtant souvent à des difficultés d’interprétation et donnant, encore une fois, lieu à des dévergondages d’imagination. Mais il y a des idéogrammes, et j’attire votre attention sur le fait capital de l’existence des idéogrammes qui eux ne sont pas susceptibles de variations structurelles. Avec eux, on ne peut pas changer de texte : l’idéogramme n’en a pas, il est tel qu’on vous le donne, vous le recevez tel qu’il est, et les sièges vous les transmettent sans variations possibles. Il y a par exemple le symbolisme de la croix — la croix est un idéogramme extrêmement simple — et là, on est assujettis à un certain symbolisme se prêtant à tous les développements et par conséquent à toutes les controverses. Et enfin il y a deux idéogrammes, fondamentaux dans la Tradition, et que nous allons retrouver dans la nouvelle gnose, dont ils constituent la pierre d’attouchement ; ils apporteront la preuve désoccultée que nous sommes dans la vérité. Ce sont l’Arbre des Séphiroth de la Kabbale et les hexagrammes du Yi-King des anciens Chinois, document qui est peut-être le plus ancien de l’humanité (cinq ou six mille ans d’âge, sinon davantage, on ne sait pas) : ce sont des documents millénaires. Or ce sont des images géométriques, avec des mots, bien sûr, mais ce qui est essentiel c’est l’articulation géométrique, et là, quelles que soient les gloses, quelle que soit la gamme de commentaires qui se sont accumulés sur ces documents depuis le début de l’humanité, les documents sont restés ce qu’ils sont. Ce sont des traits sur du papier, et ces traits, on n’a pas pu les changer, c’est une image géométrique. Ça a été donc donné sur le coup, mais d’une façon voilée, dans la mesure où les hommes qui recevaient cette révélation ou cette instruction, car on n’en sait pas l’origine ; c’est peut-être une révélation, la grâce du saint esprit, ou une instruction par des gens venus d’ailleurs que les hindous appellent les grands « rishis » ; ce problème n’a pas d’intérêt, de toute façon il faut que ça vienne de quelque part — si c’est les grands « rishis » qui les ont apportés, des extraterrestres quelconques qui ont débarqué un jour, il y a sept ou huit mille ans, nous ont donné ça et sont repartis, en laissant des enfants qui ont épousé, dit la Bible, « des filles des hommes » -, peu importe, il faudra bien qu’eux aussi l’aient reçue de quelque part, cette révélation, si vous voulez, d’une intelligence supérieure, d’une intelligence cosmique, d’une intelligence divine, ne jouons pas sur les mots : ce n’est pas un problème philosophique. Donc, disais-je, les hommes qui ont reçu cette révélation ne disposaient ni des éléments, ni des opérateurs ou des moyens intellectuels, ou conceptuels, susceptibles de mettre ces notions en phrases claires. Pourquoi ? Parce qu’à cette époque ancienne de l’humanité, où la conscience n’avait pas atteint les degrés de précision, de capacité d’analyse qu’elle a atteints aujourd’hui, les hommes vivaient en état de participation universelle du monde, participation dite mystique si vous voulez — ce mot de « participation » est un mot vraiment très éclairant — ils étaient en état, disaient les anciens hindous de clairaudience : ils appelaient ça la « shruti ». Autrement dit, dans une sorte d’état de synesthésie — le monde leur parlait ou, plus exactement, ils sentaient le monde. Dans la Genèse de Moïse, lorsque Moïse reçoit la Loi au sommet du mont Sinaï (le peuple est assemblé en bas, et regarde la nuée ardente au sommet de la montagne), la Bible dit textuellement : « Le peuple voyait les sons du tonnerre et des trompettes ». « Voyait » — pas « entendait », « voyait ».
Ce qui prouve bien qu’il y avait une sorte de synesthésie, de fusion de tous les sens : l’ouïe, la vue, etc. Une sorte d’état d’indistinction, et vous retrouvez là d’ailleurs le symbolisme de la Genèse de Moïse, quand il est dit que, au sortir du Paradis, de cet état d’indistinction entre l’homme et le monde, « Adam et Eve reçurent des enveloppes de peau ». Ça veut dire quoi ? Qu’on les a constitués comme individus séparés, en leur donnant un ego qu’ils n’avaient pas. Et toute l’évolution — plutôt, toute l’involution — de l’humanité, à cette période (que nous appellerons descendante simplement d’une façon symbolique) où l’homme a acquis une individualité, a consisté justement à lui faire avoir une raison raisonnante, une raison « séparée » — à le séparer du monde en lui donnant une intelligence analytique, qui permettait de faire des distinctions, des découpages. Le triomphe de cette raison séparée, c’est le début des temps modernes, c’est Descartes — Galilée, Descartes ou Newton. Mais depuis que ce triomphe de la dualité entre l’homme et le monde, entre l’esprit et la matière — et qui constitue le fond du cartésianisme -, depuis que cette séparation a triomphé, donnant les résultats que l’on sait (c’est-à-dire l’énorme triomphe des sciences modernes, et en même temps la crise actuelle — car au fond la crise est le corps, la conséquence immédiate du triomphe), nous savons qu’il faut sortir de cette raison séparée et aborder des périodes de réintégration.
En d’ autres termes, nous sentons aujourd’hui que nous sommes sur le point de passer de la situation des anciens réflexes de participation à l’état de pouvoir conscient, et de maîtriser intellectuellement les conduites du monde. Nous allons franchir le combat de l’involution (qui est une période de crise et nous sommes en plein dedans), mais nous le franchissons, tout au moins nous avons des signes qui permettent de penser que nous sommes en train de le franchir — et nous sentons que nous allons pouvoir acquérir des pouvoirs nouveaux où la raison cessera d’être une raison séparée, un simple instrument logico-déductif, et deviendra ce que Husserl appelle la « raison transcendantale », celle qui nous mettra en état de communion avec le monde. A ce moment-là, esprit et matière ne seront plus qu’un.
C’est le problème de la transfiguration, c’est le problème de la communion, qui caractérise la remontée de l’homme vers les anciens pouvoirs. Nous avons perdu des pouvoirs que les animaux ont encore : leurs pouvoirs d’orientation, leurs pouvoirs de prémonition… Il est évident, ou il est certain en tout cas pour moi, que les hommes anciens les avaient. Pourquoi les ont-ils perdus ? Parce que la raison les a oblitérés, la raison séparée les a oblitérés — et c’est le phénomène connu en biologie sous le nom de néoténie. Si nous paraissons en retard sur ce point avec les anciens, avec les animaux, ce n’est que pour connaître une plus haute montée. Il est certain par exemple que le foetus ou le nourrisson de singe paraît en avance, quant à ses pouvoirs physiques, sur le nourrisson ou le foetus d’homme — mais ce retard, qu’on appelle néoténique, est en fait le gage d’une plus haute montée. Nous partons de là pour aller plus loin ; seulement, nous mettons plus longtemps. Nous prenons ce retard et nous sommes récompensés de ce retard par une montée supérieure.
En matière de science transcendentale, les mots de retard et d’avancée n’ont guère de sens. Nous verrons cela plus tard. Donc, de nombreux signes nous montrent qu’aujourd’hui nous quittons le domaine de la raison séparée, de la raison analytique, pour une réintégration dans le sens de la raison transcendantale. J’essaierai d’énumérer tout à l’heure cet ensemble de signes. Mais cela s’accompagne incontestablement d’une désoccultation des textes sacrés. D’une désoccultation de la Tradition. Et là, nous y sommes en plein, il s’agit de savoir comment, au cours de notre histoire de vingt-cinq siècles, cette Tradition s’est maintenue souterrainement. Il n’est pas inintéressant de voir la généalogie de l’Occident sous cet angle-là, de l’émergence progressive de l’histoire sainte, de l’histoire secrète. Et je voudrais dire, dans ma première partie, ce qu’a été en effet, de ce point de vue, la généalogie de l’Occident. Mais je vous prie de garder présente à l’esprit cette distinction que je fais entre la mystique et la connaissance, entre la mystique et la gnose : la mystique c’est la foi, la gnose c’est la connaissance. Cette distinction est classique, mais il est de plus en plus important de l’avoir présente à l’esprit aujourd’hui, où nous sommes envahis par un tas de techniques — qui ont leur valeur, d’ailleurs, tout est positif, il n’y a pour moi pas de négatif pur dans le monde, je le répète -, donc, disais-je, nous sommes envahis par un tas de techniques d’assoupissement de la rationalité occidentale. Or, vis-à-vis de la rationalité, nous avons tout de même le devoir, nous Occidentaux, de ne pas faire des complexes d’infériorité. En cherchant aujourd’hui toutes ces techniques orientales d’assoupissement de l’intelligence ou de la raison, on va vouloir nous mettre, nous Occidentaux, dans une sorte de complexe d’infériorité, ou de culpabilité au nom de nos triomphes historiques sur le plan de la puissance. Il faut refuser hautement de nous laisser entraîner dans ce procès ! Car, en fait, nous avons nous aussi nos techniques à présenter : ce sont des techniques de gnose, ce ne sont pas des techniques de mystique ; encore faut-il évidemment être capable de démontrer que nous sommes en possession de ces techniques, et montrer ce qu’elles valent. Et, précisément, le sujet de mon exposé, c’est la recherche de ces techniques, la recherche de ces modes opératoires qui aujourd’hui s’imposent aux Occidentaux conscients et organisés que nous sommes ou que nous devons être.