L’utilisation de Heidegger par la critique littéraire existentialiste s’oriente surtout vers la reprise de structures existentiales qui semblent particulièrement appropriées à l’interprétation de la poésie. Ces structures se présentent surtout dans la première section d’Être et Temps. Il faut systématiquement distinguer d’une telle critique, l’interprétation qui s’interroge sur la structure de la temporellité poétique en se référant à l’analyse temporelle de Heidegger. Car la temporellité est, elle aussi, dans la langue de Être et Temps, un existential; sa reprise pourrait ainsi donner lieu au malentendu habituel. Mais le caractère existential de la temporellité se distingue en ceci qu’il s’agit ici de l’ultime structure fondamentale du Dasein, et, en même temps, selon toute apparence, de l’horizon de l’entente de l’être. Le Temps faisant partie secrètement de l’essence de l’être lui-même, le contact avec la question de l’être est garanti pour autant que la poésie est interprétée dans l’horizon du temps.
Il est permis de penser que, pour Heidegger lui-même, la question du temps et de la structure temporelle de la poésie n’a pas été sans jouer un rôle dans son approche de Hölderlin. Cette démarche est toutefois très secrète. Après Etre et Temps et le livre sur Kant, où le problème du temps est central, Heidegger publie une série de livres qui abandonnent consciemment la poursuite de l’explication du phénomène temporel (cf. WG, 46, Remarque 60). Dans l’étude, très importante pour nous, L’origine de l’ouvre d’art, I’espace de jeu (Spielraum) du conflit entre Monde et Terre, tel qu’il s’ouvre dans l’ouvre d’art, n’est pas considéré dans la perspective de sa structure temporelle. Celle-ci n’est cependant pas le moins du monde « omise »; il faut bien plutôt la penser en même temps que la structure spatiale. A la vérité, l’ensemble Espace-Temps ne se laisse pas ramener à une formule logique, car l’espace n’est pas ordonné à côté du temps, mais il n’est pas non plus dans le temps, dont l’essence est encore impensée (cf. WM, 18). Tous deux doivent plutôt être pensés à partir de l’être, car tout ce qui est spatial, et tout Espace de Temps est dans le Dimensionnel qui est comme tel l’être lui-même (Hb, zz). Mais la façon de penser propre à l’époque d’Être et Temps, qui décerne au temps une évidente primauté sur l’espace, fait encore sentir ses effets (SZ, § 70; KM, § 10).
Dans cette perspective, il semble tout à fait indiqué de donner pleine attention à la conception du temps dans la poésie de Hölderlin. De là, en effet, se révélera peut-être une correspondance intime de cette poésie à la pensée de Heidegger. Mais il ne faudra pas négliger que Heidegger se refuse, bien que cela semble tout indiqué pour lui, à interpréter Hölderlin à partir des textes philosophiques. C’est pourquoi il les cite si rarement dans les Éclaircissements. D’un autre côté, il sera nécessaire, à la lumière de ce fait, de clarifier les rapports qui existent entre Heidegger et Hölderlin sur le plan de la pure pensée. Ainsi se clarifiera, du même coup, la difficile question de savoir méthodiquement ce qui se passe, à proprement parler, dans les Éclaircissements pour la Poésie de Hölderlin.
L’analyse temporelle, dans Être et Temps repose sur l’analyse du pouvoir-être-entier qui est propre au Dasein (SZ, deuxième section, troisième chapitre). De son côté, le pouvoir-être-entier est explicité à partir de l’être vers la mort (SZ, deuxième section, premier chapitre). Mais il faut aussi parler de marche à la mort en ce qui concerne Empédocle-, et cela, non seulement au sens dramatique en usage aujourd’hui, mais dans le sens absolu d’être pour la possibilité (SZ, 262). Car l’interprétation du problème de la mort comme problème central et moteur de toute la tragédie est pleinement justifiée dans la succession des niveaux à’Empédocle (voir le premier chapitre de ce livre : « Empédocle et la Mort »).
Mais à nouveau, nous ne gagnons pas grand’chose à établir cette concordance, si elle ne doit servir qu’à faire du drame Empédocle un document pré-ontologique pour une partie déterminée de l’analyse existentiale. Une comparaison adéquate doit aller plus loin, et interroger la marche à la mort, même celle d’Empédocle, dans la perspective de sa signification temporelle. C’est seulement ainsi que s’assure le contact avec la question de l’être.
Mais alors se remarque aussi un antagonisme entre la conception du temps de Hölderlin à l’époque d’Empédocle, et l’interprétation du temps chez Heidegger. Cet antagonisme est même tel, qu’il ne pourrait être imaginé plus extrême. Chez Heidegger, la marche à la mort conditionne l’être-entier potentiel du Dasein. Ainsi ce pouvoir-être-entier est-il essentiellement déterminé comme fini. La finitude du Dasein est placée, dans le livre sur Kant encore bien plus énergi-quement que dans Être et Temps, au centre de l’analyse existentiale.
Au contraire, dans Empédocle, la mort se dévoile comme la possibilité de passer dans I’Infini, c’est-à-dire dans la ré-union, au sein de la Nature, de ce qui était séparé par la finitude.
Comment ces conceptions opposées d’un phénomène central, le rapport entre Mort et Temporellité, peuvent-elles se ramener à l’unité ? Comment Heidegger peut-il parvenir d’ici à la proximité de Hölderlin ? Une des dernières phrases du livre sur Kant semble constituer le trait d’union entre les deux conceptions : mais la fini-tude dans le Dasein se laisse-t-elle seulement développer comme problème, sans « pré supposition » d’infinitude ? (KM, 222). Que signifie cette question ? Tout d’abord, il semblerait qu’elle soit purement rhétorique, qu’elle fasse signe, pour terminer l’examen du problème, vers un fondement plus essentiel (l’infinitude) auquel il faudrait finalement ramener l’analyse du Dasein en tant que fini. Ce fondement serait l’origine de tout Dasein, mais se déroberait lui-même à l’analyse. Cette conception se concilierait facilement avec la conception chrétienne et néo-platonicienne de Hölderlin selon laquelle au fini s’oppose un infini éternel. Mais avant tout, cela confirmerait l’idée que l’orientation tardive de Hölderlin vers la finitude et la différenciation rigoureuse (signification propre du Retournement natal) n’est pensable qu’à la condition de « présupposer » une infinitude.
Et pourtant, une telle interprétation de la question devrait d’abord se souvenir d’une phrase tirée de la Post-Face de L’Origine de l’ouvre d’art : Bien sûr, on parle d’ouvres immortelles de l’art, et de l’art comme valeur d’éternité. On parle ainsi dans cette langue qui n’y regarde pas de si près quand il s’agit des choses essentielles, parce qu’elle craint que regarder de près ne signifie à la fin : penser (Hw, 66). Dans Être et Temps, Vinfinitude, en tant que détermination temporelle, c’est-à-dire en tant que succession infinie de « maintenant » ponctuels, et l’éternité, en tant que nunc stans, sont expressément assignés à la compréhension courante du temps (SZ, 330 sq., 424, 427). C’est seulement parce que le Temps originel est fini que le temps « dérivé » peut temporer comme in-fini (SZ, 331). La conférence Die Zeit des Weltbildes considère précisément la détermination originairement chrétienne du fondement du monde comme infinitude, dans le cadre de la disparition moderne des dieux (Hw, 70). Enfin, le discours pour la commémoration de Rilke (1946) dit : Dans le prétendu éternel, ne se cache qu’un transitoire stoppé ; stoppé dans le vide d’un maintenant sans durée (Hw, 295). Ne faut-il donc pas plutôt présupposer que la fini-tude est le Temps originel ?
Mais le renvoi à l’infinitude, dans la phrase Mais la finitude dans le Dasein se laisse-t-elle seulement développer comme problème, sans « présupposition » d’infinitude ?, est effectué dans une intention bien déterminée. Cette intention fait en effet partie du domaine où se dit le Tournant. C’est pourquoi la question ne signifie pas qu’il doit y avoir, au-dessus de tout, encore un intemporel, un infini, une éternité, pour que puisse être posée la question désormais provisoire de la finitude. Le caractère provisoire de cette question est d’un autre ordre. La phrase parle la langue de la Métaphysique, dans la mesure où elle utilise le concept d’infinitude. Elle parle aussi celle du sur-montement de la Métaphysique, dans la mesure où elle place le mot « présupposition » entre guillemets.
La question est commentée par les deux questions qui suivent immédiatement, et où, selon le degré d’urgence, la première est orientée sur présupposition, et la seconde, sur infinitude : Et puis surtout, de quel genre est cette « présup-position » dans le Dasein ?Que signifie l’infinitude ainsi « posée » ? (KM, 222). Avec la question de la présupposition dans le Dasein, est posée la question de l’être-au-monde, c’est-à-dire la question de la transcendance du Dasein. Le Dasein ne peut présupposer qu’en se transcendant.
Il devient clair maintenant que les phrases finales du livre sur Kant ne font que se replier sur les questions posées précédemment (KM, § 25) : Alors (avec les mots des questions finales : si le Dasein est capable de poser des présup-positions) la connaissance ontologique qui a lieu dans l’imagination transcendantale n’est-elle pas précisément « créatrice » ? Et si la connaissance ontologique configure (bildet) la transcendance, si celle-ci constitue l’essence de la finitude, la finitude n’est-elle pas alors rompue par ce caractère « créateur » ? L’essence finie ne devient-elle pas précisément infinie par ce maintien (Verhalten) « créateur » (KM, 112). Heidegger répond par la négative à ces questions, dans la mesure où cette connaissance « créatrice » ne crée pas d’étant en tant que tel. La connaissance ontologique non seulement ne crée pas d’étant, mais ne se rapporte même pas thématiquement et directement à l’étant.
Mais alors à quoi ? Quel est le connu de cette connaissance ? Un Rien. Kant le nomme x (KM, 113).
La liaison est établie avec la conférence Qu’est-ce que la Métaphysique ?, dans laquelle le Rien est considéré à partir de la Métaphysique, pour que la pensée parvienne dans la proximité de l’être. C’est en ce sens que la réponse à la question : Que signifie l’infinitude ainsi « posée » ?, doit être : Rien (Pour une détermination plus approfondie de ce Rien, voir WM, 33 sqq).
Ce n’est pas par hasard que la phrase de Hegel : L’être pur et le néant pur sont donc le Même est citée non seulement dans Qu’est-ce que la Métaphysique ?, mais déjà dans le livre sur Kant (KM, 204). C’est aussi pourquoi, après la question sur l’infinitude, peut se poser la question encore plus décisive : La question de l’être va-t-elle se sortir de ces questionnements problématiques pour surgir dans toute l’ampleur de son poids élémentaire ? (KM, 222). Ce n’est possible que s’il est d’abord clair que la question d’une infinitude « présupposée » renvoie nécessairement à la condition de toute présupposition, à la transcendance, c’est-à-dire à la finitude plus originelle du Dasein. Alors, l’in-finitude se dévoile aussi comme le Rien qui n’est plus pensé en tant que tel par la Métaphysique, comme l’Autre par rapport à l’étant, comme le voile de l’être (WM, 51). Mais il ne faut précisément pas en conclure qu’être et infinitude sont à peu près identiques, et que la pensée de Heidegger est un Idéalisme modernisé. Entre les deux prend place le Tournant vers une autre provenance. Un abîme sépare la pensée de Heidegger de celle de l’Idéalisme allemand.