Asín Palacios: Contacts de la spiritualité musulmane et de la spiritualité chrétienne

L’héritage que la spiritualité d’Al Ghazâli et de l’Islam en général reçut de sources extra-islamiques, surtout chrétiennes, a été, à mon avis, moins exploré qu’il ne le méritait. Certains savants ont même passé ces sources sous silence ou les ont dédaignées comme inaptes à expliquer l’origine de la spiritualité dans l’Islam. L’on a tout au plus reconnu, sous ce rapport, l’indéniable fond dogmatique d’origine judéo-chrétienne latent dans le Coran, et qui est, dans une certaine mesure, favorable à éveiller dans les âmes des idées et des émotions de nature ascétique; mais au-delà de cette influence, de caractère suggestif fort éloigné, c’est à peine s’ils se risquent à faire un pas, attribuant les multiples et étroites ressemblances qu’offrent les deux spiritualités chrétienne et.islamique à de pures coïncidences, explicables par le parallélisme psychologique de révolution autonome de ces deux théologies dans le domaine dogmatique et moral. Ils excluent presque, à priori, tout autre processus imitatif, de date postérieure, conscient ou inconscient, des idées ou pratiques spirituelles du monachisme oriental par les ascètes musulmans. Selon ces savants, la simple méditation des versets coraniques suffit pour provoquer dans l’esprit et le coeur des dévots musulmans une idéologie spirituelle analogue à celle du Christianisme. Le plus étonnant dans une pareille attitude est dé voir que lorsqu’il s’agit d’autres sources possibles, par exemple les théosophies panthéistes de source hellénistique, perse ou indienne, et l’idéologie néo-platonicienne ou bouddhiste, l’on n’a plus recours à l’hypothèse même du parallélisme psychologique, mais l’on admet sans scrupule l’imitation littéraire en guise d’explication scientifique des rares et souvent peu étroites analogies qu’offrent avec les sources précitées les systèmes métaphysiques et les rites excentriques de certains soufis hétérodoxes.

Dans divers travaux, j’ai essayé, depuis des années, de réagir contre une pareille orientation, erronée selon moi. Pour ce faire, j’ai insisté sur le fait positif de la constante et intime cohabitation de l’Islam avec le Christianisme et son monachisme.

Goldziher avait attiré l’attention sur les influences chrétiennes dans la littérature religieuse de l’Islam et, avant tout, sur l’ascétisme musulman des premiers siècles. Mes lectures de l’Ihyâ d’Al Ghazâli m’avaient déjà offert un ensemble beaucoup plus copieux que le sien de textes de saveur évangélique attribués par l’Islam naissant à Jésus et à Mahomet. Ces textes projetaient sur l’hypothèse insinuée par Goldziher une clarté si extraordinaire que je crus de mon devoir de les extraire, incontinent, du contexte doctrinal de l’Ihyâ, dans lequel ils paraissaient insérés, et de les publier dans la Patrología Orientalis de Graffin et Nau; et dans les Mélanges Browne. Des deux bonnes centaines de textes qui s’y trouvent recueillis parmi la tradition islamique la plus antique, il en est beaucoup qui mettent dans la bouche de Jésus des sentences de la plus haute spiritualité concordant, selon la lettre ou pour le moins selon l’esprit, avec les conseils évangéliques, ou bien apparentés à la doctrine ascétique et mystique des Pères du désert. Pour ce qui touche à ces derniers, leurs exemples héroïques d’austérité et de mortification se trouvent parfois attribués à Jésus lui-même avec une candeur ingénue qui vaut bien une démonstration en faveur de l’origine chrétienne de la spiritualité islamique. Plus d’une centaine de ces textes proviennent, nous l’avons dit, d’une seule œuvre d’Al Ghazâli, l’Ihyâ. Ces textes apparaissent tout au long des pages de cet ouvrage, insérés par l’auteur dans le corps de la doctrine, en guise d’autorités documentaires qui lui donnent de solides fondements et des preuves d’une valeur démonstrative non moins convaincante que celle des versets coraniques et des paroles de Mahomet, auprès desquelles Al Ghazâli les fait figurer comme autant de textes révélés.

Le relevé des idées spirituelles exprimées dans tous ces textes permettrait d’élaborer le sommaire d’un traité chrétien d’ascétique purificative et illuminative, voire même des premiers degrés de l’échelle mystique. De fait, VIhyâ n’est pas autre chose, en ses deux derniers volumes : le lecteur ne saurait ne pas éprouver la forte impression chrétienne que les pages de l’Ihyâ produisent, même si l’on en supprimait les faits et dires attribués à Jésus et grâce auxquels Al Ghazâli illustre et établit sa doctrine. Aussi bien, quand ces textes s’insèrent dans la doctrine la conviction se rend maîtresse de l’esprit, si jamais ce dernier avait été, jusque-là, hésitant.

Telle est bien avant tout l’impression d’ensemble que par notre travail nous espérons susciter chez le lecteur, sans parler de la persuasion plus ou moins concrète qui pourra découler des parallèles particuliers entre les idées et images « ghazâliennes » et leurs modèles chrétiens. Malheureusement, l’état de nos connaissances ne permet pas, pour le moment du moins, de donner à la démonstration de pareilles analogies le caractère pleinement positif et analytique qu’elle requiert. Cette tâche exige de vastes, prodigieuses et patientes recherches dans un domaine à peine abordé de nos jours : nous voulons dire le champ de la spiritualité nestorienne et jacobite, aussi bien byzantine que syriaque et perse. Lammens, Tor Andrae, K. Ahrens et F. Nau se sont appliqués à exposer, dans ces dernières décades et à des points de vue différents mais convergents, le milieu ethnique, social et religieux dans lequel l’Islam fit son apparition et réalisa sa prodigieuse expansion; quant au préjugé si accrédité depuis des siècles, qui attribue cette diffusion si rapide surtout à la violence des armes, il doit être ou rejeté ou réduit pour le moins à un rôle tout à fait de second plan qui facilita et permit le succès de beaucoup d’autres facteurs de caractère spirituel sans lesquels la force brutale de la guerre sainte aurait été stérile.

Fouillant les sources syriaques contemporaines, l’abbé F. Nau a démontré que déjà avant Mahomet des millions d’Arabes, partis d’Arabie pour se fixer en Palestine, Syrie, Mésopotamie et une partie de la Perse, avaient été instruits par des missionnaires et des moines, nestoriens et monophysites. Ces Arabes étaient, au moins par leur milieu ambiant, chrétiens dans une certaine mesure; ils professaient la croyance en un seul Dieu, créateur et rémunérateur, Allah, faisaient la prière, le jeûne et l’aumône. Ceci explique (avec d’autres causes concomitantes d’ordre politique, racial et économique) la diffusion rapide de l’Islam parmi les Arabes des régions précitées et les infiltrations ascétiques qui apparaissent très tôt dans la vie religieuse des néophytes, en relations constantes, depuis déjà des siècles, avec les moines et clercs chrétiens dont les monastères et les églises abondaient dans leurs pays. La plus large hospitalité était effectivement accordée, dans ces couvents, non seulement à toutes classes d’indigents et d’infirmes, mais aussi aux simples voyageurs et pèlerins qui pouvaient trouver en ces lieux le repos, l’accueil hospitalier et la nourriture, sans parler du spectacle exemplaire et suggestif de la vie ascétique et du culte chrétien des moines en plus de l’instruction fortuite que pouvaient leur donner oralement les cénobites dans leurs exhortations et homélies.

Tor Andrae, sous ce rapport, est allé jusqu’à supposer que le schéma ordinaire de semblables sermons chrétiens se reflète très fortement dans les prédications que le Coran nous garde de Mahomet. Dans ces dernières, les bienfaits divins de la création et de la conservation sont exaltés, la reconnaissance à l’égard de Dieu est exigée de l’homme par le moyen de la foi et des bonnes oeuvres, les terribles scènes du Jugement dernier et autres événements ultimes sont évoqués pour pousser les âmes à la crainte et à l’espérance d’une vie future. A un même point de vue, K. Ahrens a découvert aussi dans le Coran, surtout dans les sourates mecquoises, les idées eschatologiques, les pensées pieuses et même jusqu’aux formules d’homélies édifiantes en usage constant dans l’église chrétienne syriaque. Les allusions bibliques abondent à ce point que différents passages du Coran dénotent plus de trente réminiscences de textes empruntés à l’Évangile de saint Matthieu et une soixantaine tirées d’autres livres du Nouveau Testament, sans compter un ensemble imposant d’idées, d’images et expressions qui sans dépendre directement de passages bibliques révèlent par leur ton une orientation chrétienne et monastique. En sorte que si le livre sacré de l’Islam portait, insérés dans son texte, des germes évangéliques, il était très naturel que la littérature du « Hadîth » (traditions) les favorisât dans la suite et les développât de bonne heure, en accord avec l’esprit des premiers néophytes, arabes de race, mais déjà christianisés dans une certaine mesure par le milieu ambiant.

L’on comprend le parallélisme si étroit que la religion coranique offre, en ses rites, avec les pratiques chrétiennes et monacales. L’abbé F. Nau a bien mis en évidence ces analogies en comparant les prescriptions sur le jeûne du ramadan avec l’austérité du carême chez les Arabes chrétiens de Mésopotamie, et plus encore avec les exemples héroïques d’abstinence et de mortification donnés par les moines antérieurs à l’Islam. La prohibition de la chair étouffée et dè la viande dé* porc ont, aux yeux de ce savant, une origine identique. Il en est de même pour le précepte de l’aumône et la recommandation de la charité, tous deux contenus dans les paraboles évangéliques, pour l’emploi de la formule : « S’il plaît à Dieu » (« In cha’a Allah ») empruntée littéralement à l’épître de saint Jacques (chapitre IV, versets 13-15), le pèlerinage à la Mecque imité des pèlerinages à Jérusalem et au mont Sinaï, la prière rituelle avec ses prosternations profondes et répétées. Ce sont là autant de pratiques qui évoquent éloquemment le souvenir des cérémonies en usage parmi les moines, les anachorètes et les ermites de la Thébaïde.

Cependant, si ces récentes études d’arabisants, .de syriologues et d’islamologues ont ouvert des horizons insoupçonnés sur la préhistoire de l’Islam dans ce qu’il renferme de religion populaire, elles démontrent encore davantage la nécessité d’entreprendre de nouvelles recherches sur la littérature ascétique et mystique des églises orientales, melchite ou orthodoxe, nestorienne et jacobite, dans le but d’y découvrir des modèles immédiats possibles que la spiritualité islamique imita dès ses origines.

Grégoire Abû-l-Faraj, ou Bar Hebraeus, évêque chrétien de l’église syro-jacobite, fut célèbre au XIIIe siècle de notre ère. Écrivain d’une prodigieuse érudition, polygraphe fécond en langue -arabe et syriaque, ses livres de théologie, d’ascétique et de mystique furent, de son temps comme de nos jours, l’aliment spirituel des chrétiens syriens. Or, comme vient de le montrer Wensinck par de sérieuses collations de textes, Bar Hebraeus ne fit que copier à la lettre de longs passages de l’Ihyâ d’Al Ghazâli pour rédiger ses deux plus célèbres ouvrages de caractère spirituel intitulés Le livre de la colombe et l’Ethicon. Ce fait constitue par lui-même toute une démonstration en faveur du sens chrétien de la spiritualité d’Al Ghazâli. En effet, si un écrivain tel que Bar Hebraeus, très versé dans l’ascétique des Pères de l’Église orientale, n’a pas hésité à tirer profit des idées spirituelles d’Al Ghazâli dans la composition de ses deux ouvrages de type monastique, la cause en doit être, sans nul doute, que l’imitateur s’aperçut de l’accord parfait de ces idées avec la pensée chrétienne. Les parallèles minutieux de Wensinck dans son étude démontrent, en effet, que non seulement les deux livres de Bar Hebraeus sont calqués sur le plan des différents traités de l’Ihyâ dans lesquels Al Ghazâli étudie les vices, les vertus et les degrés de la perfection spirituelle (pénitence, renoncement, humilité, patience, recueillement, prière, emploi du temps, veille, amour divin, gnose ou intuition mystique, etc.); mais le savant islamo-logue remarque que les deux ouvrages précités reproduisent presque toujours les idées, souvent les images et les exemples, parfois même les paroles et les citations poétiques de l’Ihyâ. Bar Hebraeus se contente de voiler avec soin, pour éviter tout scandale, la source, en apparence islamique, de son inspiration. Bien plus, ce silence, parfaitement explicable, ne diminue en rien la signification du fait, car Bar Hebraeus n’aurait jamais osé faire un si flagrant plagiat s’il n’avait été bien convaincu de l’étroite parenté que la spiritualité d’Al Ghazâli offrait avec celle des Pères et des écrivains monastiques de l’Église chrétienne orientale qu’il cite en même temps.

Le cas de Baymond Martin, dominicain espagnol, contemporain de Bar Hebraeus, pour être d’un autre genre n’en est pas moins probant. En effet, au lieu de s’en tenir, comme les scolastiques, à utiliser les seuls ouvrages des philosophes musulmans, il tira parti, pour son Pugio Fidei et son Explanatio Symboli, de textes ghazâliens ayant trait à des sujets de théologie dogmatique, ascétique et mystique et extraits du Tahâfut, du Maqsad, du Munqid, du Mizân, du Maqâsid et du Miskât, sans parler de l’Ihyâ.

L’impression que de telles citations font sur l’esprit est peut-être plus forte que celle des plagiats palliés de Bar Hebraeus, car Raymond Martin les donne franchement sans le moindre scrupule, comme preuves vraiment démonstratives d’idées spirituelles authentiquement chrétiennes, qu’il appuie à la fois sur des textes évangéliques et patristiques, laissant supposer que les textes d’Al Ghazâli proviennent, à son avis, de la même source idéologique1.

Miguel Asin Palacios.


  1. Cette étude, traduite de l’espagnol par M. M. Baréa, est extraite de l’introduction de l’ouvrage du savant islamologue de Madrid, La espiritualidad de Algazel y su sentido cristiano, publié par les Écoles d’Études arabes de Madrid et de Grenade. 

Miguel Asín Palacios