Corbin (CETC:54-58) – la retraite de Zarathoustra

Les paysages et les événements sont parfaitement réels, et pourtant ils ne relèvent plus de la topographie positive ni de l’histoire chronologique. Paysages et indications topographiques relèvent ici de la géographie imaginale, de mème que les événements sont ceux d’une histoire imaginale. Celle-ci est « hiérohistoire », parce que les événements en sont des hiérophantes, et que les hiérophantes constituent par essence non pas une histoire matérielle, mais une histoire imaginale. Une indication essentielle : l’accès en Eran-Vej marque la rupture avec les lois du monde physique. Une grande étendue d’eau fait obstacle à la petite troupe; sous la conduite de Zarathoustra, tous la franchissent sans mème dépouiller leurs vètements : « Comme le navire glisse sur les flots courants, ainsi marchèrent-ils à la surface de l’eau » (Z.N., chap. xvi). Correspondant à l’espace hiérophanique, le Temps n’est plus le temps profane avec des dates que l’on peut reporter sur les calendriers de l’histoire (bien que l’on ait essayé de le faire). L’arrivée en Eran-Vej, la Terre des visions in medio mundi, a lieu le dernier jour de l’année (la veille de Now-Rouz; dans la théosophie shî’ite, la parousie de l’Imâm caché se produit également le premier jour de l’année, au Now-Rouz). Or, chaque mois mazdéen, comme aussi l’année tout entière, est l’homologue de l’Aiôn, le grand cycle du Temps à-longue-domination. La « date » est donc ici une indication hiérophanique : elle annonce la fin d’un millénaire, l’aube d’une période nouvelle (nous verrons également plus loin que la Terre céleste de Hûrqalyâ est à la limite du Temps et de l’Ævum). De mème aussi, la première théophanie aura lieu le 15 du mois d’Ordîbehesht, ce qui correspond à la coupure médiane des XII millénaires, c’est-à-dire au moment où la Fravarti (l’entité céleste) de Zarathoustra fut missionnée sur terre. Les dates sont ici celles d’un cycle liturgique commémorant et répétant les « événements dans le Ciel ».

Maintenant, voici que Zarathoustra quitte ses compagnons. Il gagne le fleuve Dâitî, au centre d’Eran-Vej (Z. N., p. 25, n. 6; Zat-spram = Zsp. 11, 6), sur les bords duquel il est né. il revient donc à l’origine, au monde archétype, prélude nécessaire à la vision directe des Puissances de lumière archétypiques. Il est là, solitaire sur la rive du fleuve immense, sans fond, divisé en quatre bras. Sans crainte il y pénètre, immergeant un peu plus à chacun des quatre bras du fleuve (Z. N., chap. xx). La tradition zoroastrienne a si bien eu ici le sentiment de l’événement psycho-spirituel, qu’elle applique aux données extérieures le procédé du ta’wîl, l’exégèse ‘˜ ésotérique des Spirituels de l’Islam, pour reconduire l’Événement à la réalité spirituelle qui le thématise et le configure. La traversée des quatre bras du fleuve Dâitî équivaut pour elle à l’accomplissement mental de la totalité de l’Aiôn : elle figure Zarathoustra redivivus dans la personne des trois Saoshyants issus de son Xvarnah, qui opéreront la transfiguration du monde (Z. N., chap. xxi ; Zsp. xxi, 7).

Et lorsque se produit la première théophanie, lorsque se précise la vision de l’Archange Bahman (Vohu Manah), d’une beauté prestigieuse « resplendissant de loin comme le soleil et revètu d’une robe toute de lumière », l’Archange ordonne à Zarathoustra de se dévètir de sa robe, c’est-à-dire de son corps matériel, des organes de la perception sensible, pour qu’il le conduise en la présence éblouissante de la théarchie divine des Sept. Le dialogue s’engage à la façon du dialogue entre Hermès et son Noûs, Poimandrès. L’Archange demande : « Dis-moi ton nom, et ce que tu cherches dans le monde et ce à quoi tu aspires. » En compagnie de l’Archange, Zarathoustra est extasié en présence du Concile archangélique. Nouvelle précision de physiologie mystique : dès qu’il est entré dans l’assemblée des Célestes, Zarathoustra cesse « de voir la projection de sa propre ombre sur le sol, à cause de l’éclatante splendeur des Archanges » (Zsp. xxi, 13). C’est que se dévètir de la « robe matérielle », c’est anticiper l’état du Corps de lumière ou de résurrection, pure incandescence diaphane aux Lumières archangéliques; et celles-ci, cette pure incandescence les rejoint sans projeter d’ombre, parce qu’elle est elle-mème foyer de lumière. Ne pas faire d’ombre, c’est la propriété du corps glorieux, c’est être au centre. Et tout cela signifie que les événements qui ont lieu en terre d’Eran-Vej ont pour siège et pour organe le corps subtil de lumière.

Enfin c’est sur les hauts sommets de cette Terre que les théophanies ont lieu. L’Avesta mentionne la montagne et la forèt des entretiens sacrés. Certaines traditions tardives ont identifié cette montagne avec certaines montagnes de la géographie positive; nous avons essayé précédemment de fixer le sens de l’opération mentale procédant à cette homologation. Recueillons plutôt ici l’indication de textes pahlavis référant nommément à deux de ces montagnes qui furent les lieux de ces théophanies : Hûkairya, la montagne des Eaux primordiales, là où croît le Haoma blanc, la plante d’immortalité, et la montagne de l’aurore, nimbée de la Lumière-de-Gloire à l’heure précisément où se lève pour l’âme l’aurore de sa vie céleste. Il est donc vrai de dire que les extases de Zarathoustra ont lieu précisément là où la vision intérieure anticipe l’eschatologie individuelle. Les sommets de la Terre des visions, ce sont les sommets de l’âme. Les deux Formes imaginales, les deux Images-archétypes, Imago Terrae et Imago Animae, se correspondent : la montagne des visions est la montagne psycho cosmique.

Tel est bien ce que confirment d’ailleurs certaines traditions anciennes conservées dans les textes grecs relatifs à Zarathoustra. Porphyre, par exemple, décrit la retraite de Zarathoustra dans une grotte des montagnes de la Perside, parée de Heurs et de sources jaillissantes, qui offrait à sa méditation une parfaite Imago mundi. Dion Chrysostome mentionne le haut sommet sur lequel Zarathoustra s’était retiré pour vivre « à sa manière propre » et où, derrière un décor de feu et de splendeur surnaturelle, se déroule invisible aux regards profanes un cérémonial d’extase. La retraite sur la montagne psycho-cosmique représente en effet une phase essentielle de toute mystériosophie : l’acte final en est constitué par l’embrasement d’extase; deviennent alors visibles à l’âme les Figures célestes qui transparaissent par l’organe de sa propre Image-archétype. Et ici encore nous devons peut-être à un texte grec une précision essentielle sur les extases sacrées en Eran-Vej : c’est par Agathos Daimon que Zarathoustra avait été initié directement à la sagesse. Or, une recherche antérieure nous a permis de reconnaître en Agathos Daimon une figure homologue à celle de Daènâ, le Moi céleste, l’Anima caelestis.

Finalement donc la vision du paysage terrestre que nimbe le Xvarnah, la Lumière-de-Gloire, aussi bien que la consistance des événements qui s’y accomplissent, visibles pour l’âme seule, tout cela annonce une orientation eschatologique : c’est le pressentiment qui anticipe à la fois la Transfiguration finale de la Terre (frashkart) et l’événement majeur de l’eschatologie individuelle, la rencontre aurorale du Moi céleste, l’Ange Daènâ, à l’entrée du Pont Chinvat. C’est pourquoi la géographie visionnaire forme une iconographie mentale tendue comme un support pour la méditation de ce que nous avons appelé précédemment géosophie et qui se révèle comme inséparable de l’eschatologie, car c’est essentiellement préparer la naissance de l’être humain terrestre à son Moi céleste, lequel est Daènâ, fille de Spenta Armaiti-Sophia.

Henry Corbin (1903-1978)