Le terme de « sabéisme » est employé ici à dessein sans aucune des précautions et réserves qu’en impliquerait la critique historique. Historiquement nous devrions distinguer avec soin des phénomènes très divers, voire hétérogènes, groupés sous cette dénomination. Mais en nous mettant en règle avec la science historique, nous ne le serions plus avec la phénoménologie du sabéisme, tel qu’il a été pensé, approuvé ou réprouvé par les âmes pour lesquelles la signification en était contemporaine. Quitte à distinguer plusieurs sectes, nos auteurs arabes ou persans englobent sous ce terme aussi bien la religion des « Sabéens » de Harrân (l’ancienne Carrhae, dans le Nord de la Mésopotamie) [Zarathustra (Zoroastre) et Bouddha ont été représentés également comme « Sabéens ».], que la religion de ceux qui sont mentionnés dans le Qorân et dans lesquels il a été possible de reconnaître ceux que nous appelons aujourd’hui plus couramment les Mandéens, voire enfin certaine religion de l’Arabie du Sud, des Arabes du pays de Saba.
Cependant si c’est un lien idéal qu’il appartenait à la méditation de découvrir et de consolider, une connexion certaine était déjà inscrite dans la matérialité des faits positifs. La religion des Sabéens de Harrân prolongeait les anciens cultes syriens ou syro-babyloniens réinterprétés à l’aide d’éléments qu’elle empruntait à la philosophie néoplatonicienne (1), et l’extrème intérèt qu’elle présente pour la compréhension des mouvements ésotériques en Islam, c’est qu’elle forme un moyen terme entre ces anciens cultes et les Nosayris. D’une part, les Nosayris, avant leur conversion, partageaient en commun avec les Harrâniens mainte représentation religieuse s’alimentant à des sources qui furent celles de la Gnose antique (2). D’autre part, ils offrent cet exemple unique d’une communauté qui fut ralliée à l’Islam non pas sous sa forme orthodoxe et officielle, mais directement à ce qui en est la forme ésotérique et initiatique, l’Ismaélisme, représentant par excellence de la Gnose en Islam.
NOTES:
(1) Cf. en général D. Chwolsohn, Die Ssabier und der Ssabismus, St-Petersburg, 1856. Plus récemment le mémoire de J. Pedersen.The Sabians (in : A volume of Oriental Studies presented to Edward G. Browne…, Cambridge, 1922, pp. 383-391) insistant sur la complexité de sectes (Mandéens, Moghtasila, Sabéens du Qorân, Bardesanites, Manichéens, Elchaséens) que certaines recherches antérieures tendaient trop rapidement à identifier. Le terme « Sabéens » serait moins la désignation d’une religion définie, qu’un nom commun référant à plusieurs sectes et revenant à dire « gnostiques ». (Bîrûnî y discernait la synthèse du judaïsme et de la religion des Mages.) D’autre part L. Massignon (Esquisse d’une bibliographie qarmate, ibid., pp. 329-338) a fort bien discerné dans le « roman syncrétiste des Sabéens » l’aspiration profonde créatrice du « mythe qui paraît avoir joué en Orient au IXe siècle de notre ère, pour la diffusion de la conspiration sociale qarmate, le mème rôle que le mythe des Rose-Croix de Johann Valentin Andreae (1616) a joué en Occident aux XVIIe et XVIIIe siècles pour la propagation de la franc-maçonnerie » (p. 333 ; cf. L. Massignon, Opera minora, Beyrouth, 1963, t. 1, p. 632). [ces deux dernières études ont été reprises in : Opera minora, t. 1, pp. 640-650 et 514-522].
(2) Cf. René Dussaud, Histoire et religion des Nosairîs, Paris, 1900, p. 127. Cf. encore L. Massignon, art. Nusayrîs in Encyclopédie de l’Islam ; Esquisse d’une bibliographie nusayrie (in Mélanges syriens offerts à M.R. Dussaud) ; Der gnostische Kult der Fâtima im schiitischen Islam (Eranos-Jahrbuch Vl/1939).