Daumal (RDCC:230-233) – Utilidade da Poesia

(Sâhitya-darpana, Ire Section, intitulée « Nature essentielle de la poésie », début : )

Om! Salut à Ganeça! — Au commencement de son livre, l’auteur, pour écarter les obstacles à la complète réussite de la tâche qu’il désire mener à bien, se tourne vers la suprême autorité en matière de langage — la divinité du langage :

1. Brillante de beauté comme lune d’automne,
qu’en mon esprit la déesse des paroles,
écartant le rideau de ténèbres,
illumine le sens de toutes choses.

Ce livre étant au service de la poésie, ses fruits seront les fruits mêmes de la poésie. Et l’on va dire quels sont les fruits de la poésie :

2. Les fruits de la quadruple activité (humaine) sont, grâce à la poésie, aisément saisis même par les gens de peu d’intelligence ; c’est pourquoi la nature essentielle (de la poésie ) est définie ici.

La « quadruple activité » désigne les « quatre sortes de mobiles » de la conduite humaine : recherche du juste et du vrai (dharma), recherche du plaisir et des satisfactions du sentiment (kâma), recherche de l’utilité et des biens matériels (artha), et enfin recherche de la délivrance (moksha). On parle aussi des « trois sortes de mobiles », mettant à part le quatrième, qui est d’un ordre supérieur, « supra-mondain », les trois premiers étant d’ordre naturel.

Les « gens de peu d’intelligence », c’est vous et moi, ne l’oublions pas, les gens doués de la simple intelligence naturelle, qui n’ont pas encore acquis, par un travail spécial, des facultés supérieures de compréhension.

« Saisis » doit être pris et dans le sens de « cueillis » et dans le sens de « compris », d’après la doctrine de l’auteur.

Que les fruits de la quadruple activité soient saisis grâce à la poésie, par le fait qu’elle nous engage à nous conduire comme Râma et ses pareils et à ne pas nous conduire comme Râvana et ses pareils, et, plus généralement, qu’elle nous enseigne à faire ceci et à ne pas faire cela, à suivre tel exemple et à nous détourner de tel autre, — la chose est bien connue.

L’auteur semble d’abord donner de ses propres paroles une interprétation vulgaire et un peu simpliste. Mais on verra par la suite qu’il est bien loin d’assigner à la poésie un rôle didactique. A propos du théâtre, il montre que si cet art — qui est la « poésie audible » — nous édifie et nous ordonne en vue du bien, c’est grâce à un « acte de communion » qui réunit dans un même moment d’émotion impersonnelle, un moment de « Saveur », le héros représenté, l’acteur et l’auditeur. La poésie n’enseigne pas à la manière d’un professeur, mais en changeant l’état intérieur.

[…] La poésie fait obtenir le juste, par exemple lorsqu’elle nous fait rendre louanges aux pieds de lotus du Seigneur (de Nârâyana, c’est-à-dire de Vishnu). « Un seul mot, bien employé et parfaitement compris, c’est, au ciel et en ce monde, la Vache-à-combler-tous-désirs »; de telles paroles, tirées du Savoir (veda), rendent la chose très connue. Qu’elle fasse obtenir les biens matériels, cela tombe sous les sens. Le plaisir aussi, par l’intermédiaire des biens matériels. Et la délivrance, [elle nous aide à l’obtenir en nous engageant à ne pas considérer pour eux-mêmes les fruits des trois premières sortes de mobiles].

Ici encore, on commence par une interprétation d’aspect simpliste : le poète exerce son métier pour son profit matériel et sentimental. Mais c’est le même poète qui, pour bien remplir son métier de poète, doit ne jamais oublier ces quatre buts, dont le dernier — la délivrance de la chaîne des désirs et des actions — domine les autres en les reniant. S’il ne poursuivait qu’un de ces quatre buts, le poète serait un professeur de morale, un amuseur public, un amoureux ou un ascète. Mais nous voyons un des plus grands poètes de l’Inde, Bhartrihari, chanter et vivre, au long d’une même œuvre et d’une même vie, les plaisirs matériels, l’amour profane et la dévotion ascétique.

J’avoue que la manière dont la poésie fait obtenir les biens du cœur (kâma, que l’auteur, ici, semble comprendre comme « plaisir » en général) est expliquée d’une façon peu satisfaisante. L’auteur doit être pressé de passer à des questions plus importantes.

Les lois de la quadruple activité, enseignées par les livres du Savoir, du fait de l’absence de saveur sont difficiles à saisir même par ceux dont l’intelligence est pleinement murie. Par le lait de suprême félicité qu’elle produit, la poésie les rend faciles à saisir même par ceux dont l’intelligence est en tendre enfance. — Mais, dira-t-on, pour les intelligences mures, puisque les livres du Savoir existent, à quoi bon s’exercer à la poésie? — Cela n’est pas à dire. Si une maladie, guérissable par des herbes amères, se trouve pouvoir être aussi bien guérie par le sucre candi, qui, atteint de cette maladie, ne préférerait le traitement au sucre candi ?

L’excellence de la poésie est ainsi exprimée dans l’Agni-purâna :

« L’état d’homme est difficile à atteindre en ce monde, et le Savoir alors est très difficile à atteindre; l’état de poète alors est difficile à atteindre, et la puissance créatrice est alors très difficile à atteindre. »

« L’art dramatique est un moyen de réalisation des trois sortes (de désirs), est-il dit dans le Vishnu-purâna ; et : « Tous les poèmes récités, et tous les chants sans exception, ce sont des portions de Vishnu, du Grand-être, qui revêt une forme sonore. »

René Daumal (1908-1944)