Corps sans faces et têtes sans corps…
Notre grande peur. Dès que leurs visages furent tournés vers le dehors, les hommes devinrent incapables de se voir eux-mêmes, et c’est notre grande infirmité. Ne pouvant nous voir, nous nous imaginons. Et chacun, se rêvant soi-même et rêvant les autres, reste seul derrière son visage. Pour se voir, il faut d’abord être vu, se voir vu. Or, il y a sûrement une possibilité pour l’homme de réapprendre à se voir, de se refaire un œil intérieur. Mais le plus grave, et le plus étrange, c’est que nous avons peur, une peur panique, non pas tellement de nous voir nous-mêmes que d’être vus par nous-mêmes ; telle est notre absurdité fondamentale. Quelle est la cause de cette grande peur ? C’est peut-être le souvenir de la terrible opération chirurgicale que nos ancêtres ont subie quand ils furent coupés en deux ; mais alors, ce que nous devrions craindre le plus, c’est qu’en continuant à nous séparer de nous-mêmes par une brillante fantasmagorie, nous allions nous exposer à être encore une fois coupés en deux – et c’est ce qui arrive déjà. Si nous avons peur de nous voir, c’est bien parce qu’alors nous ne verrions pas grand-chose ; notre fantôme a peur d’être démasqué. C’est par peur de cette horrible révélation que nous nous grimons et que nous grimaçons. Et notre tête, modeleuse de masques et conteuse d’histoires, au lieu de nous guider vers la vérité, est devenue notre machine à nous mentir. Le latin disait bien : mens, mentiri. Et il est remarquable que les Français ont abandonné leur mot chef, qui désignait le conducteur du corps, pour le mot teste qui signifie « pot », à l’époque justement où l’on commençait à regarder plus que jamais la tête comme une chose à remplir plutôt qu’à faire fonctionner ; à l’époque aussi où les visages humains, dans les arts, cessèrent de signifier des idées pour représenter des personnages.
Corps sans faces et têtes sans corps. Les Japonais, qui s’y connaissent en horreur, n’ont, que je sache, rien imaginé de plus épouvantable, parmi tous leurs monstres, que cette femme que l’on vous souhaite de ne jamais rencontrer sur le bord du chemin ; elle est là, assise, la tête dans ses mains, et quand vous vous approchez elle lève la tête : vous voyez alors qu’elle n’a pas de visage.
Un objet que l’on voit distinctement ne peut pas faire peur. C’est l’absence, ou l’indistinct qui fait peur. Nous nous faisons des sourires, nous nous disons des « cher ami », en société, pour ne pas nous faire peur, pour ne pas nous montrer les uns aux autres sans visage. Nous avons peur d’avoir peur.
C’est aussi dans les contes japonais, je crois, que l’on rencontre ces sortes de vampires qui sont des têtes humaines volant dans l’espace, et qui la nuit vous assaillent comme des abeilles, avec leurs dents menaçantes. Il faut leur résister en les regardant en face sans distraction jusqu’à l’aurore où elles disparaissent.
Têtes de pipes et autres. Cela se relie encore à ce que nous avons dit, que nous percevons toute chose sous un schéma humain, tel que têtes, thorax et membres, abdomen. Si l’un de ces éléments manque, c’est que nous devons nous-mêmes y suppléer. Par exemple, le fauteuil, portant son ventre sur quatre pattes, m’offre sa poitrine et ses bras, et m’invite à lui prêter la tête qui lui manque. La pipe n’est qu’un ventre ; nous lui prêtons notre thorax, dont les mouvements alternatifs attisent le feu qui digère le tabac, et nous lui imaginons, parfois même lui sculptons, une tête – tête de zouave, le plus souvent. Il y a peu de têtes aussi bafouées que les têtes de pipe, et c’est justice ; mais beaucoup de têtes humaines ne sont que des têtes de pipe, têtes purement ornementales, copiées sur des modèles anciens et n’ayant aucune communication avec le torse et le ventre qui les soutiennent, ces têtes que l’éducation contemporaine s’est efforcée de nous sculpter.
Sur cette triste constatation, je vais vous quitter. Je dois maintenant essayer de m’informer sur la manière dont Persée s’y est pris, exactement, pour prendre aux Grées leur œil, et tâcher de résoudre quelques autres problèmes mythologiques de ce genre.
1939.