Daumal (RDEN1) – Lettre à Geneviève (19 août 1942)

Vous vous souvenez qu’au début nous vous avons dit : une de nos premières tâches est de nous faire un langage commun. Au commencement, cela est compris comme s’entendre sur les étiquettes qu’on posera sur les choses, convenir d’une terminologie. Vous voyez aujourd’hui que cela a encore un autre sens. Il n’y a pas de naissance sans mort. On ne surajoute pas un nouveau langage à l’ancien. Il faut que l’ancien meure. Mais entre mort et naissance, il y a un «entre-deux », un bardo, qui n’est pas agréable. L’intellect est très habile. L’intellect lui-même sait très bien affirmer qu’il ne faut pas confondre spéculation intellectuelle, imagination, agitation mentale, – avec vie spirituelle ; mais c’est toujours l’intellect qui parle ainsi, se reniant lui-même et tirant souvent orgueil d’avoir pu se renier. Un moment vient où la voix qui dit «je » doit sauter de l’intellect à une vie intérieure, plus réelle, et c’est alors cette vie nouvelle qui voit, d’abord par petites lueurs, qu’elle est différente de l’intellect. Ensuite, elle devra mettre l’intellect à son service. Mais il y a un moment de passage, que nous avons tous connus, où, entre les deux, on voit, on ressent avec peine et dégoût le vide des discussions ordinaires (celles qu’on tient avec d’autres ou avec soi), -j’y inclus les plus brillamment philosophiques, – mais sans avoir encore de nouveau langage à sa disposition. Il est naturel qu’alors on veuille parfois se taire, et c’est souvent le mieux pour un temps. Car, dès que vous voulez exprimer quelque chose d’un peu plus réel, une expérience intérieure, vous retrouvez tout de suite les vieux procédés d’expression, leur routine, leur ornière. Et l’on est repris par leur mécanisme, et l’on dévie. C’est pourquoi il est dit que dans cette période intermédiaire, qui est de mûrissement, il ne faut pas parler de son travail avec les « étrangers ». Vous voudrez vous mettre à leur portée, et ils vous entraîneront ; c’est comme verser à boire à quelqu’un qui n’a pas de récipient en main, votre eau se répand à terre et ne fait que boue.Mais il est bon que vous essayiez de parler avec vos compagnons de travail, qui veilleront à ne pas vous entraîner et à l’occasion vous crieront : casse-cou ! Et alors, peu de mots, et des mots maladroits, un geste, un regard, peuvent suffire pour qu’on s’entende, parce qu’on a passé par les mêmes chemins, et l’on sait de quoi l’on parle. Vous avez raison, cela est bien plus facile dans la présence corporelle. Par lettre, les vieux mécanismes se réveillent plus facilement. Pourtant, dans votre dernière lettre, quoi que vous en pensiez, vous vous êtes très bien fait entendre. Parfois, en disant «je ne peux pas vous dire », on a tout dit (à qui peut entendre). Continuez donc ainsi. Peu à peu, votre nouvelle vie, bégayante, apprendra à parler. Mais essayez toujours, avec nous, – sans jamais perdre pied de votre position la plus vraie. Vous verrez qu’après la mort du vieux langage et la naissance du nouveau, il y aura une « résurrection du corps » – c’est-à-dire que votre nouvelle vie apprendra à ranimer le cadavre des anciennes routines et à les faire servir. Des mots qui vous paraissent aujourd’hui desséchés se gonfleront de sève. Mais ils ne vous entraîneront plus en discussions. Donc, ne vous forcez pas à exprimer (même pour nous) vos expériences d’une façon intellectuelle, mais tâchez de nous les dire en toute simplicité, comme vous nous raconteriez que vous avez mangé une bonne poire, que vous vous êtes tordu un pied, que vous faites des provisions pour l’hiver. Je veux dire : que votre effort pour vous exprimer ne soit pas un effort pour trouver des mots et des phrases, mais un effort pour rester tranquillement, comme si vous deviez y rester pendant des siècles, en ce qui est aujourd’hui le plus central de vous-même; les mots et les phrases suivront, peut-être mal-adroitement au début, mais nous comprendrons. D’ailleurs, vous aurez besoin de le faire.

(Là-dessus, je reçois intérieurement une bonne paire de claques pour vous avoir fait un pareil sermon).

Il faut se déloger sans cesse des vieux fauteuils où l’on a coutume de se vautrer. Vous le chassez du fauteuil intellectuel, il file vers le fauteuil des petites émotions de quatre sous et s’y prélasse ou y boude. Vous le chassez de là, il se réfugie à la cuisine et va s’empiffer de confitures. Il faut lui rendre la maison intenable, lui mettre du poil à gratter dans les lits, du poivre dans ses confitures (et changer souvent de procédés, car il prend goût à tout) ; qu’il ne puisse se tenir que là où il doit être, dans la chambre royale, car « tout lui sera pardonné sauf d’oublier qu’il est fils de roi ». C’est une dure bataille, et c’est en vue de cette bataille que des armes, des alliés et une science stratégique nous sont donnés, dans le besoin, par ceux qui savent.

Ce sera vraiment bien de se retrouver cet hiver. Vraiment, nous avons grand besoin de reprendre nos échanges et notre travail avec vous deux.

A vous et à Louis bien affectueusement.

René Daumal (1908-1944)