J’ai promis inconsidérément de collaborer à ce numéro spécial de Fusée, et me voici d’autant plus tenu de le faire que ma promesse était inconsidérée – car, si l’on a bien délibéré une promesse et supputé les inconvénients, ce n’est pas une grosse affaire que de l’exécuter, mais une promesse inconsidérée, c’est bien plus sacré et bien plus instructif. Je dis que ma promesse était inconsidérée, parce que l’idée qui est le thème de ce numéro spécial, si j’essaie d’en prononcer le nom, c’est-à-dire de faire le bruit qu’il est convenu de faire avec sa bouche quand on veut avoir l’air d’être animé par cette idée, ou si seulement je tente d’y faire une lointaine allusion, je me sens aussitôt comme un hareng qui aurait avalé sa propre arête en travers ; il a beau pleurer des deux yeux toute l’eau de la mer – les poissons pleurent ainsi, à l’inverse de nous : l’eau amère leur entre de force par leurs yeux ronds, de gauche et de droite, et ruisselle dans leur intérieur jusqu’à la vessie natatoire – il a beau pleurer et battre des ouïes, il ne peut ni l’avaler ni la cracher, son arête. Mais pourquoi donc avais-je fait cette promesse inconsidérée? Ma pensée somnolait sans doute, et mon cœur s’est laissé entraîner par la chaleur avec laquelle deux amis ont mis en branle cette entreprise et m’ont demandé d’y mettre du mien. Vous me direz que la tête n’est pas tenue d’exécuter les promesses faites par le cœur, que cela ne la regarde pas, ni inversement, pas plus que les membres n’ont à tenir les promesses de l’estomac, mais je vous répondrai : cela dépend ! Si l’on consent à rester une juxtaposition de tête, cœur, membres, estomac et le reste, d’accord, et nous ne ferons que des serments d’ivrognes. Mais si l’on veut préparer cet édifice à recevoir un jour un châtelain, alors il faut que chaque serviteur réponde pour les autres, sans y être obligé, mais comme par une anticipation de l’ordre et de la présence du maître. Donc je tiendrai et j’ai déjà commencé à tenir ma promesse en vertu de ladite anticipation, sans me leurrer.
Maintenant donc, je suis pris à la gorge. Je ne peux ni parler ni me taire. «Tais-toi et parle ! ». Mais comment? Il faudrait faire taire en moi toutes les voix particulières, qui ne demandent qu’à parler, et dans le grand silence celui qui n’est encore qu’un trou noir dans le chaos, la plus faible des choses faibles, la plus nue et désarmée des choses nues et désarmées dirait un mot qui retournerait l’univers comme un gant.
Je ne peux pas. Je ne sais pas.
Tout ce que je peux essayer de faire, aujourd’hui, c’est de rassembler dans ma mémoire et de mettre par écrit les notions que j’ai formées, d’après mes lectures, sur l’art de mentir. Certainement, les préceptes que j’ai relevés ainsi ne constitueront pas un formulaire complet, et je ne les donne peut-être pas dans l’ordre qui conviendrait. C’est une ébauche que chacun pourra parfaire.
Donc, d’après ce que j’ai lu des meilleurs auteurs, des pires et des médiocres, l’art de mentir est à deux embranchements. Il y a la voie royale et l’escalier de service.
Voici quelques-uns des principaux préceptes de la voie royale de l’art de mentir :
1. Avoir une notion ferme de ce qu’est la vérité, et savoir la vérité.
2. Savoir ce que chacune des personnes avec qui on est en relation considère comme «vérité».
3. Avoir avec chacune un critère commun de la « vérité ».
4. Connaître exactement la limite entre ce qu’on sait et ce qu’on ne sait pas.
5. Serrer la vérité d’aussi près que possible, réduire le mensonge à un fil ténu qu’on insère habilement dans la trame de la véracité, par art associatif.
6. Être parfaitement maître de toutes ses manifestations corporelles. Par exemple, – en appliquant aussi le précepte précédent, – on pourra dire littéralement la vérité, mais par quelque geste ou intonation subtile, on donnera à l’autre l’impression que l’on ment.
7. Prévoir tout l’enchaînement de mensonges qui doit découler du premier, ne jamais en perdre le fil et être prêt à en subir toutes les conséquences, non seulement désagréables, mais même humiliantes…
Il y a encore d’autres préceptes, mais je vous ai tous vus, dès le premier, pâlir de découragement et au sixième vous effondrer, et je vous entendais dire : « Mais jamais nous n’y arriverons ! ». Certainement, vous n’y arriverez pas demain, moi non plus. Mais attendez : c’est justement à cause de cette difficulté de la voie royale qu’on a inventé l’escalier de service. Cette seconde voie est très facile, et à la portée de tout le monde ; on peut la suivre sans rien changer à son train-train quotidien, et même en dormant. Il n’y a qu’un précepte à appliquer : se mentir à soi-même. Autrement dit, il n’y a rien de spécial à faire, il suffit de rester tel qu’on est – s’il est permis d’employer ici le verbe substantiel. Alors mentir devient aisé et même agréable.
Tout ce que je viens de dire s’applique bien au propos des rapports entre l’art de mentir et la littérature ou l’art en général, puisque, ai-je dit, c’est de mes lectures, bonnes, mauvaises ou médiocres, que j’ai tiré les rudiments d’un art de mentir à deux entrées. Pour mettre les points sur les i : Je concluerai en disant que le mensonge ne devrait pas être au service de l’art, mais bien plutôt l’art au service de la science du mensonge.