Il faut se méfier des livres religieux et philosophiques de l’Orient comme de la peste. Sauf si vous les lisez dans le texte. Autrement, vous avez le choix entre la traduction du savant linguiste qui transforme tout en platitudes, et celle, puante, du théosophe qui sait tout par la révélation du petit bout de bois et vous sort, dans une pâte de mauvais anglais ou français, des mots palis à désinences sanscrites ou des mots tibétains à la sauce métaphysique de l’Intelligence Service d’Adyar.
Heureusement, ces temps-ci, nous avons eu enfin quelques documents sur le Tibet en lesquels, après quelques précautions, on peut avoir confiance : les excellents reportages de Mme A. David-Neel, la traduction par Ch. Toussaint du Dict de Padma et enfin le Bardo Thödol (« la-libération-par-l’entendement dans l’Entre-Deux ») ou Livre des Morts Tibétain, traduit en anglais par le défunt Lâma Kazi Dawa Samdup et le docteur W.Y. Evans-Wentz, retraduit en français par Mme Marguerite La Fuente (Adrien Maisonneuve, Paris, 1933. Préface de J. Bacot).
Le texte tibétain est celui du livre rituel qui doit être lu au mourant ou à son effigie depuis les premiers symptômes de la mort et jusqu’au 49e jour après la mort. Son rôle, et parfois sa forme même, sont très analogues à ceux du Livre des Morts Égyptien. Dans son usage rituel, le Bardo Thödol a pour but de guider l’homme dans la décisive expérience de la mort, de lui rappeler les enseignements du lamaïsme, et de l’aider à profiter de cette occasion unique de se réveiller et d’échapper au cycle des renaissances. Si l’on se borne à ce sens rituel, on trouve dans ce livre l’esprit scientifique et la précision mathématique qui caractérisent tous les traités de psychologie orientaux, tellement opposés aux rêveries métaphysiques et à l’agnosticisme empirique des nôtres.
Table rase faite de toute sentimentalité, la mort physique est pour le Tibétain la suprême occasion donnée à tout homme de se réveiller et de comprendre (en sanscrit budh, d’où buddha). En Occident, on donnerait plutôt de la morphine au mourant. Là-bas, au contraire, il est enjoint de lui serrer les vaisseaux du cou pour faire affluer le sang au cerveau et le tenir conscient aussi longtemps que possible, et de lui crier dans les oreilles des choses très désagréables et très instructives, pour l’aider à tirer profit de cette dernière expérience de la vie humaine. (Où est la vraie culture, chez eux ou chez nous ? où est la barbarie ?)
D’autre part, la récitation du Thödol au mourant dure 49 jours et par conséquent, une fois l’agonie terminée, semblerait être purement symbolique. Mais ici n’oublions pas que cette sorte de textes est toujours à sens et à usages multiples. Le titre dit : Bar-do, ce qui veut dire littéralement : « Entre-Deux », et non pas « Mort ». Peut-être que la mort physique n’est qu’un cas limite d’une expérience tout autre en apparence, d’une « mort » au sens où les sages de l’Asie, de la Bible, du christianisme ont employé ce mot parfois. Je dis « peut-être », mais en fait le Bardo Thödol serait en grande partie inexplicable sans cette interprétation – que personne, d’ailleurs, n’aurait le droit ni le pouvoir de développer littérairement. Je suis convaincu qu’en dehors de son usage rituel le Bardo Thödol était en même temps, pour ceux qui savaient, un Memento Mori valable à d’autres moments de la vie humaine que l’agonie physique.
Tout le livre est fondé sur la doctrine du karman. Ce mot, employé à plaisir par tous les exégètes occidentaux du bouddhisme, sans en excepter le docteur Evans-Wentz, conserve sous sa forme sanscrite un petit parfum d’exotisme philosophique et de subtil occultisme capable de nous ravir et de nous en faire oublier complètement le sens. Je tiens donc à rappeler que le mot karman signifie action, acte ou plutôt, si l’on excuse ces barbarismes, actionnement, actage, et, philologiquement, il est équivalent (racine et suffixe) au latin crimen (crime, apparenté à crise, critique) qui signifie : action par laquelle un individu se met en position d’être jugé, action discriminante (ou incriminante) ; autrement dit crime, sans le sens péjoratif attaché aujourd’hui à ce mot. Maintenant que vous tenez les principales ficelles linguistiques du mot karman, vous pouvez l’employer sans risque d’en faire un bouche-mystère.
Il est donc question d’un état « d’Entre-Deux » où l’homme prend conscience de ce qu’il s’est fait soi-même. Peu importe comment la chose arrive, par la mort physique ou autrement. Ceux qui ont seulement goûté à la millionième partie d’une goutte de cette connaissance comprendront le sens fondamental, terrible et juste, de ce « Livre des Morts ». Pour les autres, il est sans aucun intérêt, et sa lecture serait au moins une perte de temps. Le Bardo Thödol donne donc, dans un laps de temps de 49 jours, toute la série des expériences qui peuvent, dans le cours d’une vie, donner à l’homme des occasions de s’éveiller. Le grand drame, c’est que l’homme ne sait presque jamais en profiter : au moment où la chose absolument importante nous est révélée, juste à cette seconde nous fermons les yeux, nous dormons. Ainsi les Apôtres quand le Christ, sur le mont des Oliviers, était dans la Présence fulgurante de sa propre solitude : ils dormaient. D’après le Bardo Thödol, la première révélation est la plus simple et la plus pure : l’être (non pas l’Être des philosophes). Impossible de disserter là-dessus. Généralement, l’homme alors, à cause de ce qu’il s’est fait (karman), dort. Après la « Claire Lumière Primordiale » vient la « Claire Lumière Secondaire » (peut-être, si l’on veut faire semblant de comprendre, l’appellerait-on non plus être mais être un être, pour dire que ce n’est déjà plus tout à fait la simplicité absolue). L’homme, en général, dort encore. Telle est l’expérience du « moment de la Mort », ou « premier Bardo ». L’homme qui n’a pas su en profiter expérimente alors le « deuxième Bardo » ou « expérience de la Réalité ». Il se voit lui-même comme dans un miroir. Ici le livre donne une description complète de la structure psychique d’un homme type : intelligence, sentiments, sensations physiques ; il se voit tel qu’il s’est fait dans ses raisonnements, dans ses affections violentes ou paisibles, dans l’exercice de ses sens perceptifs et actifs. S’il se reconnaît, il est libéré. Mais le plus souvent il ne se reconnaît pas lui-même et croit voir ou entendre des « divinités » (celles du panthéon lamaïste, puisqu’il est un croyant tibétain) c’est-à-dire des phénomènes extérieurs. (Il est remarquable que dans les langues asiatiques les mots qui signifient « divinités » et « apparitions extérieures » sont souvent identiques ; le sanscrit deva, par exemple, signifie « lumineux », ou plutôt « qui apparaît [à la perception humaine en général] » ; et les Upanishads, entre autres, opposent souvent « ce-qui-regarde-soi-même » et « ce-qui-regarde-les-devas ».) Ayant « raté », par inconscience, toutes ces occasions de s’éveiller, l’homme pénètre alors dans le « troisième Bardo », celui de la « recherche de la renaissance », où diverses occasions, de moins en moins belles, lui sont offertes de devenir un être humain imparfait. Finalement, presque toujours, après ces « confrontations », ces « mises en présence de la réalité », l’homme, ombre d’homme, qui n’a pas su en profiter pour s’éveiller, redevient un idiot comme avant : parfois un peu mieux, mais souvent pire ; car il peut devenir un loup, un porc, un ver (c’est-à-dire un homme à essence de loup, etc., car la croyance naïve en la métempsycose est explicitement écartée par ce texte comme par tous les hindous et bouddhistes intelligents) ; il peut devenir un preta – mot qu’on traduit en général par fantôme, mais qui signifie simplement parti, en allé : un homme absent de lui-même, une de ces larves qui pullulent autour de nous. Les mêmes qu’invective la « Momie » dans le Livre des Morts Égyptien en ces termes : « Faces de nuit, spectres dans l’ombre, colère de la colère, ô Doubles maléfiques qui, derrière moi, entrez en tapinois dans l’obscurité, le nez en arrière, la face obverse. O vous, Mauvais, fils des Mauvais, génération du Mauvais, à jamais frustrés de ce pour quoi vous surgissez du fond de votre nuit et de votre méchanceté. O vous tous, mâles et femelles, visages à rebours à qui je ne permets rien, à qui je ne tolère rien, à qui point je ne permets de faire la nuit dans ma poitrine… A l’instant, je vous renverse, ô renversés, faces révulsées… » (trad. J.-C. Mardrus).
J’ai donné ce bref schéma du livre, on le voit, sans avoir à préciser que ces occasions de comprendre offertes à l’homme surgissaient à l’occasion de telle ou telle circonstance physique. Chacun sait très bien d’autre part, que l’on peut dire « je me meurs » ou « je renais à la vie » sans que l’on entende forcément sous ces mots la transformation d’une chair vivante en charogne, ou inversement. On sait aussi que les textes sacrés (je ne veux pas aujourd’hui définir ce mot) sont entendus à la mesure d’être de l’auditeur. « L’Époux est connu aux Portes », c’est-à-dire le sacré à la mesure de l’intelligence de chacun, comme dit le Zohar. Et c’est toujours le sens le plus simple, le plus direct, qui est le plus vrai. Il est bien vrai que le Bardo Thödol est employé au Tibet comme rituel funéraire et que le terme Bardo ou Entre-Deux est populairement interprété comme désignant l’état d’après la mort. Mais si vous le lisez à la lumière (si faible soit-elle) de ce que j’ai essayé de suggérer (c’est votre affaire) vous verrez qu’il s’agit d’une chose beaucoup plus importante. « Mort », c’est le cas-limite de l’expérience, offerte à chaque homme (et femme) à chaque instant, de la « confrontation avec la réalité ». C’est vrai qu’à chaque instant une réalité s’offre à nous. Mais nous dormons, comme des brutes, comme des apôtres, et cette occasion est perdue à jamais ! Aussitôt le temps nous propose une autre occasion de comprendre : et nous fermons les yeux, et elle est perdue à jamais ! Et après des millions et des millions d’instants, qui sont des portes ouvertes pour nous à la connaissance, mais que nous n’avons pas même aperçues, nous sommes encore aussi imbéciles qu’avant. La dernière occasion, le dernier instant, allons-nous aussi le laisser échapper ? Le Bardo Thödol pose cette question. Il crie à l’homme : souviens-toi !
Mais ce n’est pas un avertissement abstrait, sans fondement. Le texte nous donne en même temps un tableau de l’homme, sous ses divers aspects et ses divers modes d’existence, de ses facultés, de la forme de son non-être, et du fonctionnement de cette machine, tel qu’on ne pourrait en trouver trace dans aucune psychologie de chez nous. Il y a là une connaissance de l’homme, de tradition séculaire, qui n’intéresse guère l’occidental, car elle est avant tout pratique, elle demande d’être vécue, alors que notre science est une recherche du moindre effort. A première vue, bien sûr, le langage de ce genre de textes, farci de mots que les traducteurs s’obstinent à laisser en sanscrit (langue d’usage aussi familier chez les Tibétains lettrés que celui du latin en Europe il y a quelques siècles), a l’air bien théologique. Il suffirait souvent de les traduire littéralement pour qu’apparaisse la logique et le sens directement humain de l’ensemble (Buddha serait simplement l’Éveillé, et ainsi de suite). Mais dans sa recherche du moindre effort, la pensée occidentale a aussi la haine de la simplicité.
L’introduction du docteur Evans-Wentz nous donne d’utiles renseignements sur les coutumes funéraires tibétaines, leurs analogies avec celles de l’Égypte antique, l’histoire du lamaïsme et ses doctrines fondamentales. Mais l’auteur a tenu aussi à donner son interprétation du livre, et à vrai dire il ne sort pas des images philosophiques et occultistes sous lesquelles les occidentaux croient voir en général les doctrines orientales. Pour lui, il y a dans le Bardo Thödol un sens exotérique (il entend par là une interprétation tellement bête que personne ne songerait à la soutenir, comme si, lorsque je vous dis : « Un Tel est un ours », vous vous imaginiez qu’Un Tel est un plantigrade montagnard et amateur de miel) ; et un sens ésotérique, par quoi il entend simplement une interprétation allégorique. Autrement dit, s’il perce la couche théologique externe de la doctrine, il ne s’arrête qu’à la deuxième enveloppe, encore bien extérieure, l’enveloppe philosophique. Cela lui suffit pourtant pour lui permettre de faire les rapprochements qui d’ailleurs s’imposaient entre le texte tibétain et d’autres textes, égyptiens, socratiques ou chrétiens. Mais le sens simplement humain, le sens central, il ne le soupçonne pas, je crois. Car lorsque quelqu’un emploie le mot « ésotérisme » et n’hésite pas à imprimer noir sur blanc ce qu’il prétend être une « interprétation ésotérique », il y a une telle contradiction dans l’emploi même de ce mot que la logique et la compréhension de celui qui l’emploie me deviennent au moins suspectes. Mais tout ce qui est introduction historique ou doctrinale est bien entendu très précieux pour le lecteur, réserve faite de l’emploi des mots sanscrits et tibétains qui restent à traduire.
L’édition anglaise comportait de plus une introduction (encore !) de sir John Woodroffe qui elle, est alors dans le plus pur style de sacristie théosophique. Rien à dire contre : ces Messieurs savent tout. Ils savent les noms sanscrits (ou palis, on n’est pas très fixé) des nâdîs et tchakras et le nombre de pétales du lotus qu’ils ont au bas du dos et même que c’est dangereux de l’exciter, sauf pour eux parce que le Maitreya éthérique et le Guru ectoplasmique leur ont bien expliqué qu’il fallait d’abord respirer deux fois par la narine droite, dire : Hink !, expirer par la glande pinéale, se mettre un doigt dans la bouche, pardonner à ceux qui vous ont offensé, manger de la laitue et se garder des propos violents. Douces gens, mais sales empoisonneurs. Il faut savoir gré à Mme La Fuente de n’avoir donné qu’un abrégé de cette introduction et de l’avoir placée à la fin du livre. Il faut lui savoir gré surtout de nous avoir donné ce fruit de sagesse, que quelques-uns sauront trouver sous les stériles écorces philosophiques qui l’entourent. Elle l’a fait avec respect, sans vouloir « y mettre du sien », preuve d’intelligence plus grande que tout commentaire.