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De la tête où je viens d’entrer, je vais essayer de vous décrire ce que je perçois. Il y a une partie plutôt molle, percée d’orifices par lesquels je puis voir, entendre, flairer, goûter, avaler, et que j’appelle la face ou l’avant, et une partie plutôt dure, sans orifices, qui ne voit, ni n’entend, ni ne flaire, ni ne goûte, et que j’appelle le crâne ou l’arrière. Pourquoi ces noms ? Tout bonnement parce que je les lis ici sur des étiquettes, car, entre la face et le crâne, c’est tout plein d’étiquettes, et j’y puis lire les dénominations de toutes choses perceptibles.
D’après les pancartes qu’il y a là, au milieu de la tête, toute cette machinerie sert à penser. Penser, elle le peut. Mais penser à quoi ? Cela, ce n’est pas elle qui peut en décider.
Qui donc en décide ? Moi ? Qui, moi ? Emprisonné là-dedans, je sens ma peau de ma face, avec mes yeux, mes oreilles, mes narines, ma bouche, qui fait une grimace, ma grimace. Une autre face me fait sa grimace à elle, et je riposte par une nouvelle grimace qui est encore ma grimace, et en laquelle se résument toutes mes prétentions, toutes mes hypocrisies, toutes mes commodités. Un miroir se présente ; la grimace qu’il reflète parle encore à la première personne, et elle n’a guère moins raison de le faire. Devant moi-même comme devant mon semblable, je me présente avec un masque. Si ce masque est enlevé, derrière il y a un autre masque, et même des couches de masques, de maquillages, de fards, de vernis, de peintures. Or, le plus laid visage est encore plus beau que la plus belle grimace. Les statuettes grotesques de silènes renfermaient un dieu éternellement jeune ; mais chez nous la fausse tête contient une autre fausse tête, qui en contient une autre, et ce serait à désespérer, si nous ne savions que quelques hommes ont trouvé leur visage véritable. Tel Socrate. Tel le sage de l’école Zen, qui dit : « Ne pense pas au bien, ne pense pas au mal, mais regarde ce qu’est, au moment présent, ta physionomie originelle, celle que tu avais même avant d’être né. » Le malheur, c’est que « le moment présent » n’existe pas pour nous. Jamais nous ne devrions dire : « je suis » ; mais tout au plus : « j’étais ». A ce propos, je raconterai tout à l’heure une histoire.
La bouche.
J’ai décrit les orifices de la face comme des appareils récepteurs de couleurs, sons, odeurs, saveurs. Mais un de ces orifices sert en même temps, comme celui des zoophytes, à absorber et à évacuer ; non pas, il est vrai, des substances de même ordre : la bouche absorbe des aliments et évacue des paroles. Les aliments sont des morceaux ou des jus de plantes et d’animaux, souvent déjà un peu dégradés par la chaleur ou la fermentation, et quelques substances minérales, comme l’eau ou le sel, et ils sont destinés à nourrir le corps, dont la tête est la partie supérieure. Quant aux paroles que la bouche excrète, ce sont ou des bruits, ou des cris, ou des signes émis par les milliers d’animaux qui vivent enfermés dans ma peau unique, mais qui n’ont qu’un appareil vocal à leur disposition pour eux tous : si bien que du dehors, et même du dedans, on pourrait croire que c’est une personne qui parle ; et on le croit bel et bien.
Comme on possède un franc au moment où on le dépense, disons pour acheter un morceau de pain, comme on possède un morceau de pain au moment où on a fini de le digérer, ainsi l’on possède un savoir au moment où on l’enseigne. La plus basse ouverture du visage sert donc à absorber passivement la nourriture la plus grossière, et à assimiler activement la nourriture la plus subtile. Il y a là-dessus un vieux mythe hindou, sur l’homme primitif, qui, après avoir essayé avec tous ses autres organes de saisir la nourriture (et chaque fois il ne saisissait que l’aspect correspondant de la nourriture), parvint enfin à la saisir par l’excrétion.
Devant et derrière.
Quand je marche, l’espace à parcourir est devant, visible, et l’espace parcouru est derrière, invisible. Mais je me déplace aussi dans le temps ; et, dans la durée, c’est le chemin parcouru, le passé, qui est visible, et c’est le chemin à parcourir, l’avenir, qui est invisible. Nous allons donc dans le temps à reculons. Notre face est aveugle à l’avenir… Mais je vous raconterai l’origine de toutes ces absurdités.
Il y a grosse tête et grosse tête.
Voici quatre objets à grosses têtes.
L’épingle, si l’on compare la grosseur de sa tête au reste de son corps, l’épingle a une très grosse tête, bien que par tête
d’épingle, en pensant à un corps humain, on veuille signifier un toute petite tête. L’épingle a une grosse tête parce que l’homme l’a fabriquée ainsi pour pouvoir pousser dessus sans se piquer. L’idée de l’épingle est extérieure à l’épingle et, à vrai dire, si nous voyons cet objet avec une tête, c’est que nous nous figurons toute chose sous un schéma humain. Nous cherchons à tout partager en tête, thorax et abdomen ; souvent nous ajoutons membres et quelquefois génitoires. Mais, en réalité, un objet peut avoir sa tête en dehors de lui-même, comme la tête de la table est le menuisier, de la locomotive le mécanicien.
Le macrocéphale a une apparence de grosse tête parce qu’en fait il manque de tête, et l’os et l’eau et la chair ont proliféré à la place de la matière cérébrale déficiente.
L’angelot (je dis angelot et non pas ange, car les vrais anges, ces cannibales lutteurs, comme les décrit l’Ancien Testament, ne devaient pas manquer d’estomac), l’angelot a une grosse tête parce que… – cela, c’est un peu compliqué. D’abord un théologien à grosse tête a formé l’idée d’une pure intelligence, ronde, flottante, asexuée et stérile. Puis un sous-théologien à grosse tête n’a même pas compris cette idée, et a imaginé l’angelot moderne, selon ce mécanisme allégorique : esprit – souffle – joues – joufflu, pur – propre – sans intestins – sans ventre, messager – entre terre et ciel – volant – ailé, stérile – impuissant – pas méchant – poupard.
Le têtard, enfin, a une grosse tête parce que, comme l’ont montré les embryologistes modernes, la tête est l’organisateur et le directeur de la croissance.
Parmi les bipèdes sans plumes chez qui la tête l’emporte sur le reste, et que nous nommons indistinctement des intellectuels, les uns sont analogues à l’épingle, d’autres au macrocéphale, d’autres à l’angelot, d’autres au têtard ; pour ces derniers, il y a quelque espoir qu’ils deviennent des hommes.
Genèse de la tête.
Il est indispensable ici que je vous rapporte la genèse de notre tête, telle qu’une magicienne de Thessalie l’a racontée au sage Oïnophile, qui en enferma le récit dans une bouteille de vin résiné où, à petites gorgées, je le retrouve approximativement.
Avant même que les premiers hommes n’aient eu la figure décrite dans le Banquet de Platon, sphériques, couplés ventre à ventre mais nuque à nuque, avant cela ils étaient bien tels qu’Aristophane, après une crise de hoquet et un bon éternuement, les décrivit, sauf qu’ils étaient couplés dans l’autre sens, face à face. La tête était une sphère fermée de toutes parts (excepté ses communications par le cou avec le reste du corps), les yeux dans les yeux et bouche à bouche à l’intérieur.
Cette tête, voyant intérieurement en avant et en arrière, voyait également le futur et le passé. Son cerveau était déployé au-dehors, et ses organes de perception étaient tournés vers le dedans. De fait, tout autour, le monde intelligible était un immense amas de matière cérébrale, et chaque tête était une bulle dans ce cerveau universel. Tout ce que nous appelons aujourd’hui le « monde extérieur » était concentré entre quatre yeux, quatre oreilles, quatre narines, quatre lèvres ; il existait subjectivement pour chacune des innombrables têtes. Et ce que nous appelons le « monde intérieur » existait objectivement, le même pour tous.
Les têtes prirent plaisir à contempler entre leurs visages les reflets du monde. Par ce plaisir, elles grossirent. A la fin elles se touchèrent. Ce qui se passa est assez bien figuré sur les photographies reproduites au moyen d’une trame : du blanc
semé de points noirs, on passe peu à peu au noir semé de points blancs. Le cerveau fut enfermé dans les têtes, et les visages se tournèrent au-dehors. On pourrait dire aussi que l’espace s’est retourné comme un gant ; mais ce retournement, effectué autour d’une surface fermée, n’est intelligible que dans un espace à quatre dimensions, ce qui s’accorde d’ailleurs avec le fait que la tête primitive, grâce à ses deux faces, percevait le temps d’une façon homogène à l’espace. Et cela explique pourquoi, le retournement effectué, les faces se séparèrent et ne purent désormais percevoir qu’un temps orienté : le temps devint subjectif et hétérogène à l’espace. La suite de l’histoire, vous pouvez la lire dans le Banquet.
Je n’ai voulu parler que de la tête. Mais les autres parties de l’homme subirent un retournement analogue. Plus simplement, un autre mythe hindou raconte : « L’Être-qui-existe-par-soi perça des trous vers le dehors ; c’est pourquoi on regarde vers le dehors, et non pas vers le dedans de soi. Parfois un être conscient, désirant ce-qui-ne-meurt-pas, détourne son regard et le retourne vers ce soi. »
De la relativité de la tête et des types de visages.
Nous divisons tout en tête, thorax et abdomen, parce que la tête n’existe pas absolument en soi, mais seulement par rapport aux deux autres parties. Et le visage, comme l’ont souvent dit les physiognomonistes, se partage aussi en trois plans superposés.
Il y a des visages où tous les organes sensoriels de la face sont tirés vers le bas : l’œil, l’oreille, le nez, tout est au service de la bouche, qui elle-même n’est qu’un orifice alimentaire. Ce sont ces visages qui font toujours penser à des mufles, des museaux, des groins. Il y a un autre type où tout le visage est comme attiré par le pôle supérieur de la tête ; l’œil, l’oreille, le nez et même la bouche sont comme suspendus à la voûte cranienne, instruments du cerveau. C’est, par exemple, le visage d’une Minerve. Entre ces deux types extrêmes, on trouve toutes sortes d’intermédiaires, présentant des traits contradictoires – tel organe sensoriel est tiré vers le haut, tel autre vers le bas, tel autre en avant ou en arrière, ou bien tous se groupent autour d’un organe dominant, le nez par exemple – toutes les sortes de visages que vous pouvez voir autour de vous. Tel est le registre des visages naturels. Un autre type, très rare et produit de culture volontaire, est celui où tous les organes sensoriels sont au service d’un organe central invisible, d’une unité intérieure : tels les visages des Bouddhas traditionnels.
Notre grande peur.
Dès que leurs visages furent tournés vers le dehors, les hommes devinrent incapables de se voir eux-mêmes, et c’est notre grande infirmité. Ne pouvant nous voir, nous nous imaginons. Et chacun, se rêvant soi-même et rêvant les autres, reste seul derrière son visage. Pour se voir, il faut d’abord être vu, se voir vu. Or, il y a sûrement une possibilité pour l’homme de réapprendre à se voir, de se refaire un œil intérieur. Mais le plus grave, et le plus étrange, c’est que nous avons peur, une peur panique, non pas tellement de nous voir nous-mêmes que d’être vus par nous-mêmes ; telle est notre absurdité fondamentale. Quelle est la cause de cette grande peur ? C’est peut-être le souvenir de la terrible opération chirurgicale que nos ancêtres ont subie quand ils furent coupés en deux ; mais alors, ce que nous devrions craindre le plus, c’est qu’en continuant à nous séparer de nous-mêmes par une brillante fantasmagorie, nous allons nous exposer à être encore une fois coupés en deux – et c’est ce qui arrive déjà. Si nous avons peur de nous voir, c’est bien parce qu’alors nous ne verrions pas grand-chose ; notre fantôme a peur d’être démasqué.
C’est par peur de cette horrible révélation que nous nous grimons et que nous grimaçons. Et notre tête, modeleuse de masques et conteuse d’histoires, au lieu de nous guider vers la vérité, est devenue notre machine à nous mentir. Le latin disait bien : mens, mentiri. Et il est remarquable que les Français ont abandonné leur mot chef, qui désignait le conducteur du corps, pour le mot teste qui signifie « pot », à l’époque justement où l’on commençait à regarder plus que jamais la tête comme une chose à remplir plutôt qu’à faire fonctionner ; à l’époque aussi où les visages humains, dans les arts, cessèrent de signifier des idées pour représenter des personnages.
Corps sans faces et têtes sans corps.
Les Japonais, qui s’y connaissent en horreur, n’ont, que je sache, rien imaginé de plus épouvantable, parmi tous leurs monstres, que cette femme que l’on vous souhaite de ne jamais rencontrer sur le bord du chemin ; elle est là, assise, la tête dans ses mains, et quand vous vous approchez elle lève la tête : vous voyez alors qu’elle n’a pas de visage.
Un objet que l’on voit distinctement ne peut pas faire peur. C’est l’absence, ou l’indistinct qui fait peur. Nous nous faisons des sourires, nous nous disons des « cher ami », en société, pour ne pas nous faire peur, pour ne pas nous montrer les uns aux autres sans visages. Nous avons peur d’avoir peur.
C’est aussi dans les contes japonais, je crois, que l’on rencontre ces sortes de vampires qui sont des têtes humaines volant dans l’espace, et qui la nuit vous assaillent comme des abeilles, avec leurs dents menaçantes. Il faut leur résister en les regardant en face sans distraction jusqu’à l’aurore, où elles disparaissent.
Têtes de pipe et autres.
Cela se relie encore à ce que nous avons dit, que nous percevons toute chose sous un schéma humain, tel que tête, thorax et membres, abdomen. Si l’un de ces éléments manque, c’est que nous devons nous-mêmes y suppléer. Par exemple, le fauteuil, portant son ventre sur quatre pattes, m’offre sa poitrine et ses bras, et m’invite à lui préter la tête qui lui manque. La pipe n’est qu’un ventre ; nous lui prêtons notre thorax, dont les mouvements alternatifs attisent le feu qui digère le tabac, et nous lui imaginons, parfois même lui sculptons, une tête – tête de zouave, le plus souvent. Il y a peu de têtes aussi bafouées que les têtes de pipe, et c’est justice ; mais beaucoup de têtes humaines ne sont que des têtes de pipe, têtes purement ornementales, copiées sur des modèles anciens et n’ayant aucune communication avec le torse et le ventre qui les soutiennent, – ces têtes que l’éducation contemporaine s’est efforcée de nous sculpter1.
Sur cette triste constatation, je vais vous quitter. Je dois maintenant essayer de m’informer sur la manière dont Persée s’y est pris, exactement, pour prendre aux Grées leur œil, et tâcher de résoudre quelques autres problèmes mythologiques de ce genre.
(1939.)