Daumal (RDEN2:182-184) – O Budismo, suas doutrinas e seus métodos

Ce ne serait qu’un livre [Par Alexandra DAVID-NEEL, Paris, 1935] de plus sur le bouddhisme si son auteur n’était bouddhiste, n’avait vécu une grande partie de sa vie dans les pays bouddhistes, et n’avait publié sur son long séjour au Tibet quatre ou cinq livres pleins de vie, que celui-ci complète et éclaire.

Pensant et vivant en bouddhiste, ce qui n’empêche, bien au contraire, un esprit critique très développé et une bonne culture occidentale, Mme David-Neel nous montre surtout le bouddhisme comme méthode, comme art de vivre. Est vraie toute doctrine utile à la délivrance ; tout le reste est erreur ou temps perdu. Le Bouddha l’a dit en termes approchants, et notre siècle aurait grand besoin qu’on le lui cornât aux oreilles. Il faudrait aussi crier très fort cette autre règle du bouddhisme : être à soi-même sa propre lampe et ne rien croire que l’on n’ait expérimenté ; car notre science n’applique cette règle qu’à la connaissance des objets extérieurs.

Les doctrines bouddhistes, avec leurs bases communes et leurs divergences, s’expliquent par ces principes d’utilité supérieure et d’expérience directe. Mme David-Neel en expose très clairement l’essentiel, avec une préférence marquée et justifiée pour les doctrines dites du « Grand-Véhicule » qui sont des adaptations de l’enseignement bouddhiste aux traditions sociales et religieuses des pays bouddhistes du Nord.

Poursuivant ma pensée après la lecture du livre, je me disais que ces grands principes n’ont rien de spécialement bouddhiste ; il n’y a guère que notre civilisation qui les ignore. Le bouddhisme les tient de la tradition hindoue dont il s’est séparé. Pourquoi donc n’allons-nous pas les prendre aux sources brâhmanistes, au lieu de les chercher dans l’hérésie bouddhiste ? C’est que la tradition hindoue, parce qu’elle est tradition, englobe tous les aspects de la vie ; et, en particulier, les âges, les métiers, les cérémonies et les institutions. Il en résulte que les textes du brâhmanisme, à cause de leurs références proprement indiennes, sont difficilement accessibles à l’Occidental. Tandis que le bouddhisme, en se séparant de la vie sociale de l’Inde, a trouvé une expression plus universelle ; en apparence du moins, car elle ne redevient universelle qu’au moment où elle s’intègre à la vie quotidienne de l’individu et de la société : l’hérésie bouddhiste redevient alors une culture traditionnelle, comme au Tibet sous la forme du lamaïsme. L’hérésie est la messagère de la tradition : où elle se pose, elle meurt en fécondant le germe d’une nouvelle tradition.

Aussi faut-il – et c’est simplement prendre le bouddhisme à la lettre – juger des enseignements bouddhistes à leur utilité réelle. Sinon, certaines de leurs formules peuvent être d’un grand danger. Ainsi, le dédain du bouddhisme (de celui du Sud, tout au moins) pour la vie sociale ; et son mépris (théorique au moins) de la vieille règle hindoue des âges humains, selon laquelle un homme ne pouvait « se retirer dans la forêt » qu’après avoir éprouvé toute une vie humaine normale et avoir vu devant lui « les enfants de ses enfants ». Ainsi encore la formule de la « non-réalité du moi » qui a vraiment entraîné de malheureux théosophistes à l’annihilation morale et spirituelle ; formule si bien corrigée pourtant par cette définition du nirvâna citée par Mme David-Neel : « Nirvâna signifie la perception de la réalité telle qu’elle est, vraiment, en elle-même. Et quand, par l’effet d’un changement complet (« retournement ») de toutes les méthodes d’opérations mentales survient l’acquisition de la compréhension de soi-même (et par soi-même), cela je l’appelle le nirvâna. »

Un philosophe pourra regretter que les doctrines spéculatives du bouddhisme, avec ses différentes écoles cosmologiques et théologiques, n’aient pas été exposées par l’auteur. Mais peu importe, puisqu’elles l’ont été dans bien d’autres ouvrages et qu’avec raison Mme David-Neel voulait nous parler de la vie bouddhiste et non de la « philosophie » bouddhiste (qui d’ailleurs existe surtout dans notre imagination d’Européens).

Le livre donne en appendice de nombreuses citations traduites des textes palis, sanscrits, chinois et tibétains ; et quelques pages, que l’on aurait aimées plus nombreuses, sur la secte Zen. Un patriarche de cette secte disait :

« Chercher l’illumination en se séparant de ce monde est aussi absurde que de se mettre en quête de cornes de lapins. » Et : « Ne pense pas au bien, ne pense pas au mal, mais regarde ce qu’est, au moment présent, ta physionomie originelle, celle que tu avais même avant d’être né. »

A elle seule, cette dernière citation est un trésor. Un trésor difficile à gérer.

(1936.)

René Daumal (1908-1944), Tradição tibetana