On monte, on voit. On redescend, on ne voit plus ; mais on a vu. Il y a un art de se diriger dans les basses régions, par le souvenir de ce qu’on a vu lorsqu’on était plus haut. Quand on ne peut plus voir, on peut du moins encore savoir.
« S’agirait-il donc d’une montagne souterraine? Certaines légendes, qu’on entend raconter surtout en Mongolie et au Tibet, font allusion à un monde souterrain, séjour du « Roi du Monde », et où, comme une graine impérissable, se conserve la connaissance traditionnelle. Mais ce séjour ne répond pas à la seconde condition d’existence du Mont Analogue ; il ne pourrait pas offrir un milieu biologique suffisamment voisin de notre milieu biologique ordinaire ; et même si ce monde souterrain existe, il est probable qu’il se trouve précisément dans les flancs du Mont Analogue. Toutes les hypothèses de ce genre étant inadmissibles, nous sommes amenés à poser le problème autrement. Le territoire cherché doit pouvoir exister en une région quelconque de la surface de la planète ; il faut donc étudier sous quelles conditions il se trouve être inaccessible, non seulement aux navires, avions ou autres véhicules, mais même au regard. Je veux dire qu’il pourrait très bien, théoriquement, exister au milieu de cette table, sans que nous en ayons la moindre notion.
« Pour me faire comprendre, je me permettrai de vous donner une image analogique de ce qui doit être. »
Il alla, dans la pièce voisine, chercher une assiette qu’il posa sur la table et où il versa de l’huile. Il déchira un morceau de papier en tout petits fragments qu’il jeta à la surface du liquide.
– J’ai pris de l’huile parce que ce liquide, très visqueux, sera plus démonstratif que l’eau, par exemple. Cette surface huileuse est la surface de notre planète. Ce bout de papier, un continent. Ce morceau plus petit, un bateau. Avec la pointe de cette fine aiguille, je pousse délicatement le bateau vers le continent ; vous voyez que je n’arrive pas à le faire aborder. Parvenu à quelques millimètres du rivage, il semble être repoussé par un cercle d’huile qui entoure le continent. Bien entendu, en poussant un peu plus fort, j’arrive à aborder. Mais si la tension superficielle du liquide était assez grande, vous verriez mon bateau contourner le continent sans jamais le toucher. Supposez maintenant que cette invisible structure de l’huile autour du continent repousse non seulement les corps dits « matériels », mais aussi les rayons lumineux. Le navigateur qui se trouve sur le bateau va contourner le continent non seulement sans le toucher, mais même sans le voir.
« Cette analogie est maintenant trop grossière ; laissons-la. Vous savez, d’autre part, qu’un corps quelconque exerce, en fait, une action répulsive de ce genre sur les rayons lumineux qui passent près de lui. Le fait, prévu théoriquement par Einstein, a été vérifié par les astronomes Eddington et Crommelin, le 30 mai 1919, à l’occasion d’une éclipse de soleil ; ils ont constaté qu’une étoile pouvait être encore visible alors qu’elle se trouverait déjà, par rapport à nous, derrière le disque solaire. Cette déviation, sans doute, est minime. Mais n’existerait-il pas des substances, encore inconnues – inconnues, d’ailleurs, pour cette raison même – capables de créer autour d’elles une courbure de l’espace beaucoup plus forte ? Cela doit être, car c’est la seule explication possible de l’ignorance où l’humanité est restée jusqu’à présent de l’existence du Mont Analogue.
« Voici donc ce que j’ai établi, simplement en éliminant toutes les hypothèses insoutenables. Quelque part sur la Terre existe un territoire d’au moins plusieurs milliers de kilomètres de tour, sur lequel s’élève le Mont Analogue. Le soubassement de ce territoire est formé de matériaux qui ont la propriété de courber l’espace autour d’eux de telle manière que toute cette région est enfermée dans une coque d’espace courbe. D’où viennent ces matériaux ? Ont-ils une origine extra-terrestre ? Viennent-ils de ces régions centrales de la Terre, dont nous connaissons si peu la nature physique que tout ce que nous pouvons dire, c’est, d’après les géologues, qu’aucune matière n’y peut exister, ni à l’état solide, ni à l’état liquide, ni à l’état gazeux ? Je ne sais pas, mais nous l’apprendrons sur place, tôt ou tard. Ce que je puis encore déduire, par ailleurs, c’est que cette coque ne peut pas être complètement fermée ; elle doit être ouverte par en haut, afin de recevoir les radiations de toutes sortes, venant des astres, nécessaires à la vie d’hommes ordinaires ; elle doit aussi englober une masse importante de la planète, et sans doute même s’ouvrir vers son centre, pour une raison semblable. »
La nuit se tassait encore autour de nous, au bas des sapins dont les cimes traçaient leur haute écriture sur le ciel déjà de perle ; puis, bas entre les troncs, des rougeurs s’allumèrent, et plusieurs d’entre nous virent s’ouvrir au ciel le bleu lavé des yeux de leurs grand-mères. Peu à peu, la gamme des verts sortait du noir, et parfois un hêtre rafraîchissait de son parfum l’odeur de la résine, et rehaussait celle des champignons. Avec des voix de crécelle, ou de source, ou d’argent, ou de flûte, les oiseaux échangeaient leurs menus propos du matin. Nous allions en silence. La caravane était longue avec nos dix ânes, les trois hommes qui les menaient, et nos quinze porteurs. Chacun de nous portait sa part de vivres pour la journée et ses affaires personnelles. Quelques-uns en avaient, de ces affaires personnelles, assez lourdes à porter dans leurs cœurs aussi et dans leurs têtes. Nous avions vite retrouvé le pas montagnard et l’attitude harassée qu’il convient de prendre dès les premiers pas si l’on veut aller longtemps sans fatigue. Tout en marchant, je repassais dans ma mémoire les événements qui m’avaient conduit là – depuis mon article de la Revue des Fossiles et ma première rencontre avec Sogol. Les ânes étaient heureusement dressés à ne pas marcher trop vite ; ils me rappelaient ceux de Bigorre, et je prenais des forces à regarder couler le jeu souple de leurs muscles que ne rompait jamais une contraction inutile. Je pensai aux quatre lâcheurs qui s’étaient excusés de ne pas nous accompagner. Qu’ils étaient loin, Julie Bonasse, et Emile Gorge, et Cicoria, et ce brave Alphonse Camard, avec ses chansons de route ! C’était déjà un autre monde. Je me mis à rire tout seul au sujet de ces chansons de route. Comme si les montagnards chantaient jamais en marchant ! Oui, on chante parfois, après quelques heures de grimpée dans les éboulis ou sur des gazons, mais chacun pour soi, en serrant les dents. Moi, par exemple, je chante : « Tyak ! tyak ! tyak ! tyak ! » – un « tyak » par pas ; sur la neige, en plein midi, cela devient : « Tyak ! tchi tchi tyak ! » Un autre chante : « Stoum ! di di stoum ! », ou : « dji… pof ! dji… pof ! » C’est le seul genre de chansons de route de montagnards que je connaisse. On ne voyait plus de sommets neigeux, mais seulement des pentes boisées, coupées de falaises calcaires, et le torrent au fond de la vallée, à droite, par les éclaircies de la forêt. Au dernier tournant du sentier, l’horizon marin, qui n’avait cessé de se hausser avec nous, avait disparu. Je grignotai un morceau de biscuit. L’âne, de sa queue, me chassa au visage une nuée de mouches. Mes compagnons aussi étaient pensifs. Il y avait tout de même quelque chose de mystérieux dans la facilité avec laquelle nous avions abordé au continent du Mont Analogue ; et puis il semblait
bien qu’on nous y avait attendus. Je suppose que tout cela s’expliquera plus tard. Bernard, le chef des porteurs, était aussi .pensif que nous, mais moins souvent distrait pourtant. Il est vrai que, pour nous, c’était difficile de ne pas être distrait à chaque minute par l’écureuil bleu, l’hermine aux yeux rouges dressée comme une colonne au milieu d’une clairière d’émeraude éclaboussée d’oronges sanglantes, le troupeau de licornes, que nous avions prises tout d’abord pour des chamois, qui bondissait sur un contrefort dénudé de l’autre versant, ou le lézard volant qui se jetait devant nous, d’un arbre à l’autre, en claquant, des dents. Sauf Bernard, tous les hommes que nous avions engagés portaient sur leur sac un petit arc de corne et un faisceau de flèches courtes, sans empennage. A la première grande halte, un peu avant midi, trois ou quatre d’entre eux s’éloignèrent et revinrent avec quelques perdrix et une sorte de gros cochon d’Inde. L’un me dit : « Il faut en profiter, tant que la chasse est permise. On les mangera ce soir. Plus haut, fini le gibier ! »
Le sentier sortait de la forêt et descendait par des clapiers violemment ensoleillés jusqu’au torrent qui galopait avec des bruits de foule, et que nous passâmes à gué. Nous fîmes lever des nuages de papillons nacrés de la berge humide, puis un long cheminement commença, par des pierrailles sans ombre. Nous revînmes sur la rive droite, où commençait une forêt de mélèzes assez claire. Je suais, et je chantais ma chanson de route. Nous avions l’air de plus en plus pensifs, mais en fait nous l’étions de moins en moins. Notre chemin s’éleva au-dessus d’une haute barre rocheuse et tourna vers la droite, où la vallée se resserrait en gorge profonde ; puis grimpa impitoyablement en lacets dans une garrigue pentue de genévriers et de rhododendrons. Nous débouchâmes enfin dans un alpage mouillé de mille ruisselets, où paissaient de petites vaches rondelettes. En vingt minutes de marche dans l’herbe noyée, nous atteignîmes un replat rocheux, ombragé de petits mélèzes, où se dressaient quelques constructions de pierres sèches grossièrement couvertes de branchages ; c’était notre première étape. Nous avions encore deux ou trois heures de jour devant nous pour nous y installer. Un des abris devait servir de dépôt de bagages, un autre de dortoir – il y avait des planches et de la paille propre, et un fourneau fait de grosses pierres – ; un troisième, à notre grande surprise, était une laiterie : jarres de lait, mottes de beurre, fromages qui s’égouttaient semblaient nous attendre. L’endroit était-il donc habité ? Bernard, dont le premier soin avait été d’ordonner à nos hommes de déposer leurs arcs et leurs flèches dans le coin du dortoir qu’il s’était réservé, leurs frondes aussi, car quelques-uns en étaient munis, Bernard vint nous expliquer :
« C’était encore habité ce matin. Il doit toujours y avoir quelqu’un ici pour s’occuper des vaches. D’ailleurs, c’est une loi qu’on vous expliquera là-haut ; aucun campement ne doit jamais rester inoccupé plus d’un jour. La caravane précédente avait sans doute laissé une ou deux personnes ici, et elle attendait notre arrivée pour progresser. Ils nous ont vus venir de loin et sont partis aussitôt. Nous allons leur confirmer notre arrivée et, en même temps, je vous montrerai l’amorce du sentier de la Base. »
Nous le suivîmes pendant quelques minutes sur une large corniche rocheuse, jusqu’à une plate-forme d’où nous aperçûmes l’origine de la vallée. C’était une sorte de cirque irrégulier, dans lequel débouchait la gorge, entouré de hautes murailles du sommet desquelles pendaient çà et là quelques langues de glaciers. Bernard alluma un feu, sur lequel il jeta de l’herbe mouillée, puis il regarda attentivement dans la direction du cirque. Au bout de quelques minutes, nous vîmes, très loin, s’élever, répondant au signal, une mince fumée blanche, presque confondue avec la lente écume des cascades.
L’homme devient vivement attentif, dans la montagne, à tout signe d’une présence d’un de ses semblables. Mais cette lointaine fumée était pour nous particulièrement émouvante, ce salut que nous adressaient des inconnus marchant devant nous sur le même chemin ; car le chemin liait désormais notre sort et le leur, même si nous ne devions jamais nous rencontrer.
NOTES.
On ne peut pas rester toujours sur les sommets, il faut redescendre… A quoi bon, alors ? Voici : le haut connaît le bas, le bas ne connaît pas le haut. En montant, note bien toujours les difficultés de ton chemin ; tant que tu montes, tu peux les voir. A la descente, tu ne les verras plus, mais tu sauras qu’elles sont là, si tu les as bien observées.
On monte, on voit. On redescend, on ne voit plus ; mais on a vu. Il y a un art de se diriger dans les basses régions, par le souvenir de ce qu’on a vu lorsqu’on était plus haut. Quand on ne peut plus voir, on peut du moins encore savoir.