Daumal (RDTT:102-111) – A Índia e o Tibete

Você, agora que está me lendo, ouça bem: lembre-se de onde te fiz partir e veja que não fiz nada para enganá-lo. Pedi-lhe que abrisse os olhos para o óbvio: a realidade imediata do ato de conscientidade, cuja expressão representa a própria morte.

L’Inde et le Thibet, tout au long de leur histoire, ont vu plus qu’aucun autre pays un prodigieux foisonnement de tentatives de penser. Et plus qu’en aucun autre pays, les divers clergés ont su toujours s’emparer de toutes les manifestations de la pensée, pour en faire des instruments du pouvoir théocratique. Cette contrepartie ne nous étonne plus. Mais nous dont le but est de nous éveiller, nous devons chercher pourquoi ces surhumains efforts de conscience échouèrent; de là nous pourrons peut-être tirer quelque enseignement.

Toute pensée est révolutionnaire; car toute pensée étant fille du doute, elle menace de ruiner les idéologies oppressives. D’autre part, toute expression de la pensée peut devenir à son tour une de ces idéologies, ou s’incorporer à celles qui existent ; elle le fera nécessairement chaque fois qu’un pouvoir oppresseur existera, qui se trouvera menacé par le réveil de la conscience. La pensée révolutionnaire ne pourra donc accomplir pleinement son but que si elle correspond à une force matérielle capable de détruire la puissance d’oppression. Or, les sursauts de conscience, dans l’histoire brahmaniste et bouddhiste, furent toujours liés à deux formes principales de révolte : la révolte individuelle de l’ascète qui nie la société en « se retirant dans la forêt » ; ou la révolte de la caste militaire et princière contre la caste sacerdotale.

Dans le premier cas, l’individu, du point de vue de l’idéalisme subjectif, supprime bien tous les antagonismes sociaux, puisque, solitaire, il cesse de percevoir la société; je prends, bien entendu, l’exemple le plus achevé du « yogui » qui se nourrit, se vêt, se loge, dans la mesure où il le fait, sans le secours d’aucun autre humain, qui apprend même à méditer sans le secours du langage, cet instrument éminemment social d’expression. Mais je ne suis pas, et tu n’es pas à son point de vue. Aucun homme vivant en société n’est à son point de vue, aucun homme ne peut plus porter aucun jugement humain sur lui, qui a renié la société, qui n’est plus tout à fait le simple « animal social », qui n’est plus un homme. Il s’est suicidé socialement. Dans ce cas, pour nous, tout le problème subsiste, et cette révolte individuelle, pour absolue qu’elle soit, n’a rien changé.

Mais le Yoga hindou enseigne cette vérité que la chose apparemment la meilleure devient la pire lorsqu’elle est cherchée par l’individu comme une satisfaction personnelle, et non pour elle-même et pour tout homme, universellement. Les ascètes vraiment grands à nos yeux d’hommes sociaux, ceux qui ont joué un rôle révolutionnaire dans l’histoire, sortent de leur ermitage et reviennent parmi les hommes. Les uns se contentent d’enseigner leurs « révélations » à quelques disciples ; ces « révélations », d’ailleurs, si elles sont des pensées réelles, ne peuvent être autre chose que les fruits d’un acte de négation portant sur les dogmes oppresseurs de la caste, de la classe, ou de la religion dominante. Mais, sitôt dans le domaine public, les expressions d’une telle pensée seront volées par le pouvoir régnant, qui les assimilera à son idéologie asservissante. Ou bien, l’enseignement de l’ascète restera strictement ésotérique, et alors nous n’en connaissons rien, nous ne pouvons en faire profiter la société, et nous retombons dans le cas du solitaire absolu et définitif : peu importe si quatre ou cinq disciples, ou davantage, ont accompli cette révolte subjective, ou si elle fut le fait d’un seul ascète. Pourtant, une tradition ainsi perpétuée put avoir un rôle révolutionnaire réel dans le cours des siècles; j’en parlerai tout à l’heure.

Maintenant je ne prends la révolte de l’anachorète que dans son efficacité sociale momentanée. Cette efficacité est nulle dans le cas du solitaire définitif. Mais il se peut que l’ascète veuille transmettre sa pensée vivante à ses contemporains. Ainsi firent le Mahâvîra du Jaïnisme et le Çakya-Mouni du Bouddhisme. Ils prétendirent s’adresser à tous les hommes, être les porte-parole de tous les êtres souffrants. Mais, privés de l’appui d’une masse unique et consciente d’opprimés, que le moment historique ne pouvait leur fournir, leur pensée de révolte ne put nourrir qu’une fraction mécontente de la société; la caste des guerriers et des princes utilisa cette force révolutionnaire contre l’autorité théocratique; puis, ayant pris le pouvoir, la trahit en la transformant en un dogme nouveau propre à servir leur domination.

L’action sociale du Bouddha et du Mahâvîra, fondateurs de religions malgré eux, se ramène donc à la seconde forme de révolte : celle du soulèvement des kshattriyas contre les brahmanes.

Une telle révolte s’appuyait bien sur une force sociale concrète. Mais supposons provisoirement, pour schématiser les faits historiques, que la caste militaire, au nom d’un réveil religieux, ait brisé les dogmes brahmaniques et les contraintes sacerdotales, et se soit emparé du pouvoir. Brahmanes et kshattriyas, dans la société hindoue, ne constituent que les deux castes les plus nobles : restent les Vaiçyas, les Sudras, toutes les castes secondaires, les impurs Chandalas et tous les hors-castes. Bien que le système des castes, dans l’Inde antique, fût moins rigide qu’on ne le croit communément, ces formations sociales étaient pourtant trop différenciées pour que la révolte des kchattriyas pût réunir, contre les seuls brahmanes, tout le reste de la société dans une même conscience révolutionnaire de classe opprimée. La séparation fut rarement absolue entre les deux castes supérieures. Par contre, un abîme séparait les kchattriyas (et même les trois premières castes) des couches sociales inférieures. Celles-ci, divisées déjà entre elles, purent servir parfois d’instruments dociles et passifs entre les mains des princes et guerriers révoltés. La caste militaire une fois au pouvoir, son premier souci fut d’assurer sa domination sur le reste de la société. Il lui fallait des institutions, des idéologies : celles du vainqueur supplantèrent celles du vaincu. Le pouvoir des petites communautés théocratiques fait place à une féodalité militaire, ou même à une monarchie. Le brahmanisme est remplacé, et, dans la large mesure où il reste un dogme fort, assimilé par l’idéologie qui servit à le briser; qui devient à son tour dogme et religion officiels. La pensée révolutionnaire mourut faute d’avoir animé la totalité des opprimés.

L’histoire sociale de l’Inde ancienne, bien entendu, est trop complexe pour qu’un tel phénomène s’y soit produit d’une façon aussi schématique et aussi générale1. Cependant, la dialectique que je viens d’esquisser pourra servir de fil conducteur. Il ne faudra pas oublier qu’une lutte entre les deux premières castes, qui étaient séparées par des barrières minimes relativement à celles qui les mettaient toutes deux loin au-dessus de tout le reste de la société, ne pouvait pas avoir pour résultat une révolution bien sanglante. Il faudra aussi tenir compte des invasions diverses, qui jouèrent un grand rôle dans les changements politiques de l’Inde, particulièrement dans l’établissement des grandes monarchies.

Ces réserves faites, on comprendra comment les pieux monarques protecteurs des deux « grandes hérésies », purent, grâce à leur zèle religieux, évincer le vieux pouvoir sacerdotal et transformer peu à peu leurs petits états féodaux en de puissants royaumes. Ce mouvement commença sûrement, longtemps avant le bouddhisme, avec la naissance des premières féodalités hindoues, parallèle sans doute à l’activité antibrahmanique de quelques-uns des premiers maîtres des Upanishads. L’évolution se poursuit avec les monarques contemporains du Bouddha et du Mahâvîra : tel, dans le Magadha, Bimbisâra, ami et protecteur des deux prédicateurs. L’avènement de Chandragupta, fondateur de l’empire Maurya (conséquence des invasions étrangères), complique ici quelque peu, en l’accélérant, l’évolution sociale et religieuse. Mais le succès de son plus célèbre successeur, Açoka, est dû sans conteste, pour une bonne part, à l’active propagande exercée par ce souverain en faveur du bouddhisme. Précieuse protection que celle des princes, qui d’une pensée vivante font une religion de mort et d’esclavage! (Toi, ne l’oublie jamais : fuis la protection de ton oppresseur, le bourgeois; ce Cadavre déjà pourri pratique encore le vampirisme : de ta vie il veut nourrir sa mort contagieuse.)

Cette analyse rapide suffit à expliquer le sort des réveils de pensée, révolutionnaires à l’origine, d’où sortirent les Upanishads, le Jaïnisme, le Bouddhisme; mais elle pourrait laisser croire que, dans ces remous spirituels et sociaux, il y eut des intentions individuelles comme causes initiales. Il n’en est rien. Il ne faut, pour le savoir, qu’approfondir les causes des soulèvements princiers contre l’autorité sacerdotale. Nous sommes partis d’un antagonisme entre deux castes, prises comme des données toutes faites. Or, la réalité de la caste, dissimulée sous tel ou tel aspect social ou religieux, est radicalement économique. Le pouvoir des brahmanes s’exerçait pleinement dans la société védique primitive, à structure patriarcale. Le développement des moyens de production agricole, entraînant la nécessité de nouveaux moyens d’échange et d’un commencement de centralisation commerciale, exigea peu à peu l’avènement d’une nouvelle sorte de pouvoir politique. Le brahmane, lié par sa fonction au feu de communauté villageoise, ne pouvait s’en détacher pour régner sur un groupe social plus ample. Il se contenta de devenir le conseiller du prince qui assuma ce rôle politique. L’accession du kshattriya au pouvoir ne fut que la consécration d’un nouveau régime économique instauré par le progrès nécessaire des forces productrices. Comme l’autorité du prêtre s’appuyait sur des dogmes, il fallait que le prince brisât ces dogmes. Or, toute négation d’un dogme est un réveil de la pensée. La révolution économique fournissait donc, nécessairement, l’occasion d’un réveil de conscience. Nous avons vu que ce réveil engendrait à son tour un obscurcissement proportionnel, parce que la révolution économique n’était pas radicale, n’intéressait qu’une partie de la population brahmanique.

Je ne suis ni historien ni économiste. Je crois n’avoir pas trahi ma volonté de m’en tenir au seul fil conducteur de l’Evidence. Que chacun, s’il le veut, rassemble des documents sur l’histoire de tel royaume hindou à telle époque : je sais a priori que le principe directeur que je viens d’exposer par l’analyse d’un exemple schématique pourra toujours expliquer l’histoire des révolutions sociales sous leurs aspects économique, politique et religieux, au temps et au lieu considérés. Mais l’important, c’est que tu constates ceci : la loi dialectique selon laquelle la conscience, en se manifestant, construit l’appareil de sa propre mort, est la loi de toute évolution. Héraclite, Hegel, la proclamèrent au monde. Elle fut, il y a près d’un siècle, appliquée avec une merveilleuse rigueur à l’histoire sociale des peuples occidentaux par Karl Marx. Seuls s’entêteront toujours à ne pas constater son évidence ceux qui risquent d’en pâtir : je veux dire tous ceux qui, d’une façon ou d’une autre, profitent sans remords de leur position sociale dans les rangs d’une classe d’oppresseurs.

Toi, maintenant qui me lis, écoute bien : souviens-toi d’où je t’ai fait partir, et constate que je n’ai rien fait pour t’égarer. Je t’ai demandé d’ouvrir les yeux à l’évidence : la réalité immédiate de l’acte de conscience, dont l’expression pose la propre mort. Je t’ai conduit dans un pays, semble-t-il, privilégié, où de nombreuses voix, à travers les siècles, ont répété cette même évidence. Tu as vu le sort que les rois, les prêtres, et plus tard la bourgeoisie ont toujours nécessairement fait à de telles paroles. Tu as vu par quel mécanisme les produits de la pensée étaient employés à tuer la pensée, et à asservir les corps. J’ai pris l’exemple de l’Inde, parce que ce pays fourmille de penseurs depuis près de trois millénaires, que leurs voix ont tenté et tentent encore, par leur pureté, de nombreux occidentaux comme toi, désireux de penser librement; parce que, aussi, en ce pays les produits des consciences révoltées ont engendré les pires instruments d’esclavage spirituel et matériel. Donc, tu vois : tant qu’il y aura dans la société où tu vis des hommes exploitant d’autres hommes, voilà ce qu’ils feront de ta pensée.

[Ici finit la partie du manuscrit qui a été dactylographiée, revue et corrigée par René Daumal (cf. page 15).]


  1. La question des castes et du système des castes, effleurée ici, a été reprise par la suite sous la plume de René Daumal dans deux textes auxquels nous renvoyons instamment, afin d’éviter toute équivoque : les Limites du langage philosophique (1935) et Pour approcher l’art poétique hindou (1941), tous deux reproduits dans Chaque fois que l’aube paraît. 

René Daumal (1908-1944)