Comme les kabbalistes, Boehme distingue entre une Divinité que nous ne pouvons pas connaître, et un Dieu qui se révèle à nous. C’est tout le paradoxe de sa théosophie : Dieu reste caché et Dieu se fait connaître.
La Divinité à jamais incogniscible se situe sur un plan qu’un philosophe définirait comme celui de la pure transcendance. Les kabbalistes l’appellent l’Infini, l’En-Sof. Les dix Sefirot, qui désignent les aspects de Dieu, n’incluent pas l’En-Sof. Ce Dieu caché, Deus absconditus, ne peut être appréhendé comme Dieu.
A l’En-Sof des kabbalistes correspond l’Ungrund de Boehme. Ce mot se comprend principalement par son préfixe négatif Un. L’absence de tout fondement, de tout commencement qu’il traduit, renvoie au néant. L’Ungrund de Boehme, c’est un Néant éternel: das ewige Nichts. En l’absence de tout commencement, Dieu est proprement insaisissable.
Selon les kabbalistes, Dieu en soi est inconnaissable pour toute pensée humaine. Mais cette Divinité en elle-même insondable produit des émanations qui sont des lumières et qui toutes réunies, nous permettront de l’appréhender comme dans un miroir. Ces lumières sont les reflets d’une clarté primordiale qui nous aveuglerait et se transformerait donc en ténèbres si elle nous était communiquée directement. Les Sefirot sont ces reflets. Réunies en une totalité qui est représentée par le nombre dix, elles permettent une vision globale de Dieu.
A l’origine, les dix Sefirot sont des middoths, c’est-à-dire des attributs de Dieu, comme la bonté, la miséricorde, la puissance, la justice. Ces attributs sont devenus des émanations. Ils se synthétisent dans la dixième et dernière Sefira qui symbolise la connaissance totale : la Sagesse hypostasiée de Salomon, la Chekhina.
Les Sefirot sont à la fois des attributs et des puissances spirituelles. La lumière engendre et les Sefirot sont comme des germes, des logoi qui se reproduisent et fructifient à l’infini. C’est à une conception analogue que répond l’idée de force chez Boehme. Le théosophe décrit la manifestation de Dieu dans un système de sept logoi ou forces qu’Œtinger fait correspondre aux sept Sefirot inférieures de la Kabbale.
Nous ne traitons pas encore de cette équivalence sur le fond. Ce que nous retenons pour l’instant, c’est le principe d’une représentation symbolique de la Divinité, la seule possible pour l’homme. Dieu se révèle par des symboles qui sont à la fois des énergies spirituelles et des réceptacles dans lesquels vient se fixer l’influx divin. Les symboles sont des puissances qui émanent de Dieu, et ils sont des vases dans lesquels elles se concrétisent pour être contemplées par l’homme comme des formes.
Ce symbolisme est donc fondé théologiquement. D’autre part, pour le kabbaliste, ces vases sont des noms qui constituent la Tora. Les symboles sont dans la matière de l’Ecriture. Les noms des Sefirot sont fixés dans la Parole divine et le pieux kabbaliste les transcrit très fidèlement. La Kabbale est une mystique des noms, des lettres qui les composent, et des nombres que ces lettres représentent. Elle est principalement vivante dans la lecture. La Kabbale est essentiellement une mystique du livre.
Nous avons dit que la théosophie était scripturaire. Celle de Boehme l’est assurément, en ce sens que toutes ses spéculations renvoient à l’Ecriture. Cependant Boehme ne s’attache pas à la lettre des textes sacrés comme pouvaient le faire un kabbaliste juif ou un chrétien hébraïsant. Les sept logoi ou formes de Boehme ne sont plus des attributs divins fixés dans l’Ecriture et personnifiés comme les Sefirot de la Kabbale. Les sept esprits ou formes de Boehme sont des qualités sensibles comme l’âpreté, l’amertume, la douceur, des affections de l’âme comme le désir et l’angoisse, ou ce que nous appelons des phénomènes de la nature comme le son et la lumière. Tous réunis, ils forment la Nature dans laquelle Dieu se révèle. Le livre, c’est la Nature autant que la Bible. Certes, il s’agit d’une nature idéale, d’un monde d’archétypes. Cependant les esprits ou formes de Boehme ne sont nullement des abstractions idéalisantes. Elles donnent leur sens le plus fort à des réalités sensibles. Le symbolisme de Boehme relève d’une philosophie de la nature transposée sur le plan de la connaissance du Dieu révélé. En effet, Dieu ne se révèle que dans la Nature. Le système d’Œtinger se définit suivant la même perspective.
Boehme n’emprunte pas chacune de ses formes à la lettre de l’Ecriture, cependant il développe son symbolisme en y puisant largement. Sa théorie de la Nature étant essentiellement une philosophie du feu et de la lumière, elle trouve dans la Bible une riche matière. La philosophie sacrée d’Œtinger est elle-même une philosophia ignea. Elle est la science du feu divin sous ses différents modes : die Wissenschaft der Feuer Gottes.
L’alchimie est par excellence un art du feu et la philosophie sacrée d’Œtinger se définit aussi comme une alchimie. Mais le jeu des forces contraires qui dans la flamme se manifestent sous l’aspect du feu et de la lumière, relève aussi bien de la physique. Nous parlons, bien entendu, d’une physique qui ne se situe pas du tout au niveau des forces mécaniques. Œtinger traite de forces qu’il appelle supramécaniques : übermechanisch.
Dans la conception traditionnelle à laquelle se rattache la philosophie sacrée d’Œtinger, chimie et physique ne font qu’un. La physique, qui est la science de la nature, physis, comprend elle-même cette totalité. Elle ne fait qu’un avec la théologie, car Dieu, dans la plénitude de sa manifestation, c’est-à-dire dans la chair spirituelle de Jésus, est appelé Physicum verum. La théosophie unit la philosophie de la nature, qui est une physique supérieure, à une théologie qui est la science de la manifestation divine dans son déroulement. La théosophie d’Œtinger a pour sujet la révélation de Dieu dans une Nature surélevée.
Ainsi définie, cette théosophie se caractérise par ce que nous appelons son réalisme symbolique. Ce réalisme est dans les valeurs concrètes des symboles et dans la détermination dont fait preuve Œtinger contre tous ceux qui, philosophes ou théologiens, s’efforcent de les ramener, lorsqu’ils se présentent dans l’Ecriture, à de simples métaphores.
Paradoxalement, c’est selon lui la sagesse profane qui spiritualise la Parole divine à l’excès. La philosophie du monde métaphorise la Bible en l’idéalisant. Elle ne veut entendre qu’au figuré ce que nous lisons dans les textes sacrés : par exemple, Dieu est un feu dévorant. Pour Œtinger, ce feu est une matière, de même que la lumière. Lorsque l’Ecriture affirme que Dieu est la lumière, c’est une vérité qu’il faut prendre au sens propre, que nous devons entendre selon un mode physique : physice. En effet, Dieu ne se révèle que selon des modes propres aux créatures, sinon il ne serait pas perçu par elles. Chaque symbole, c’est Dieu se revêtant d’une qualité sensible pour se faire connaître. En ramenant ce symbole à une vérité simplement intellectuelle ou morale, on le réduit à néant.
La philosophie réaliste d’Œtinger se définit contre l’intellectualisme et le moralisme des philosophes contemporains. Elle se complaît dans une apparence de sensualisme et de matérialisme. Elle combat ce qu’elle appelle d’un nom l’idéalisme, en soutenant qu’il n’y a pas d’esprit sans corps et en plaçant la vie avant l’intelligence. Les idéalistes sont Leibniz et surtout son disciple vulgarisateur, Johann Christian Wolff (1679-1754), dont le nom est un symbole du rationalisme allemand. La théologie du feu et de la lumière se définit contre l’esprit des Lumières.
Œtinger voit en Platon le père de l’idéalisme. Mais en fait, il confond le platonisme avec la mentalité gnostique. Pour Œtinger, l’hérésie de toutes les hérésies, c’est le gnosticisme, et le nom qui le symbolise, est celui de Cérinthe. C’est contre Cérinthe, dit-on, que saint Jean a écrit son Evangile. Œtinger oppose saint Jean aux gnostiques.
Imitant à des siècles de distance Tertullien qui, contre les gnostiques, affirmait que tout est corps, que l’âme elle-même est un corps, Œtinger s’élève avec force contre tous ceux qui, anciens ou modernes, ne confessent pas Jésus-Christ venu dans la chair, c’est-à-dire contre les faux prophètes en qui saint Jean, dans sa première Epître, reconnaissait l’esprit de l’Antéchrist. Le péché capital dont se rendent coupables les gnostiques de tous les temps, par excès de spiritualisme, c’est de ne pas croire que c’est bien le Fils de Dieu, Jésus-Christ, qui a versé son sang sur la croix. C’est de ne pas croire en ce sang jailli de son flanc et qui pour Œtinger, est la matière de 1 ’opus universel. L’hérésie gnostique se résume dans le docétisme qui veut réduire à une apparence l’incarnation du Fils de Dieu. La philosophie sacrée d’Œtinger s’oppose résolument à toutes les formes de docétisme et en particulier à ce qu’il considère comme sa résurgence dans l’idéalisme philosophique moderne. C’est d’abord sur ce point qu’elle peut être considérée comme une gnose antignostique.
Nous avons défini l’esprit de la théosophie d’Œtinger selon ce que nous appelons son réalisme symbolique. Nous allons maintenant en pénétrer le fond.
Pierre Deghaye, CHKC