Deghaye (CHKC) – Oetinger, nascimento da pessoa

Les puissances de l’âme sont conçues par analogie avec les Sefirot de la Kabbale ou les forces de Boehme. Tant qu’elles ne sont pas équilibrées, tant qu’elles s’affrontent, l’une voulant l’emporter sur l’autre sans qu’aucune y parvienne, l’âme est enténébrée et elle est incapable de s’accomplir suivant sa vraie finalité. La perfection de l’âme, qui ne peut être qu’un terme, car en son commencement elle est créée comme un chaos, est la plénitude dans l’unité de ces puissances. C’est cette plénitude qui se présente comme un corps.

Le corps idéal, c’est la vie circonscrite. C’est le lieu où se concilient la force d’expansion qui fait jaillir la vie et la force de contraction qui fait que la vie se resserre sur elle-même pour s’appréhender et être autre chose qu’une fuite perpétuelle. Ce corps est le lieu où la vie se fixe dans une vraie plénitude.

La notion de fixation nous renvoie à l’alchimie. Tout l’art chimique, dit-on, consiste à fixer le volatile et à volatiliser le fixe. Dans la théosophie d’Œtinger, la fixation est attribuée au sel et elle se traduit par le mot Bestand, qui exprime la permanence de l’être.

Le volatile se fixe et le fixe se volatilise. Cela signifie que l’esprit devient corps et le corps esprit. C’est ce que traduit le mot Geistleiblichkeit qui résume toute la philosophie sacrée d’Œtinger. L’esprit se fixe dans une forme de lumière incorruptible qui est la Gloire de Dieu manifestée dans la créature. Quant au corps qui se spiritualise, c’est l’ensemble du corps terrestre et de l’âme ténébreuse : commentant tel verset de saint Paul qui oppose le corps et l’esprit, Œtinger met l’âme pour le corps 18. Dès que l’âme est sanctifiée, lisons-nous par ailleurs, le corps l’est aussi. La sanctification de l’âme, c’est la transmutation des passions : Verwandlung der Affecten. Le théosophe transpose la théorie luthérienne de la justification pour développer son alchimie de l’âme.

Le parfait symbole de cette alchimie est Jésus-Christ : dans sa personne, l’Esprit a revêtu une forme corporelle et le corps de chair s’est spiritualisé avec la résurrection. Cette personne est par excellence le lieu de rencontre entre l’esprit et le corps. C’est pourquoi Œtinger l’appelle nexus infiniti cum infinito. Elle est la quintessence de l’humain habité par Dieu. La théosophie d’Œtinger est essentiellement une christosophie.

C’est dans le sens de cette alchimie spirituelle qu’Œtinger interprète la notion de communication des idiomes, c’est-à-dire des propriétés divines et des propriétés humaines unies dans la personne du Christ. La communication signifie l’échange de ces propriétés : on peut attribuer à Dieu, dans la personne du Christ, les propriétés humaines, et à l’homme Jésus les propriétés divines. Or, il est bien entendu dans les théologies dogmatiques que les deux natures, l’une divine, l’autre humaine, qui unissent dans le Verbe de Dieu, restent distinctes. Leur union est sans confusion.

Œtinger donne sa propre interprétation de cette théorie. Pour lui, la communication des idiomes signifie qu’en Jésus-Christ, l’esprit devient corps et que le corps devient esprit20. C’est en universalisant cette vérité qu’Œtinger déclare d’une part que tout est esprit, d’autre part que tout ce qui est esprit, est aussi corps. Ce propos anticipe la consommation finale, au moment de laquelle Dieu sera tout en tous. Ce futur devient présent dans la personne du Christ.

La communication des idiomes définit l’union des deux natures, l’une divine, l’autre humaine. Cette union est dite personnelle ou hypostatique, les deux natures étant attribuées à une même personne ou hypostase parmi les trois de la Trinité, celle du Fils. Or, il semble bien que selon Œtinger, ce soit cette union qui détermine de manière exclusive la notion même de personne. Ainsi Dieu ne serait une personne qu’habitant l’âme de Jésus.

Dans la Lehrtafel, Œtinger parle de la substance comme de l’achèvement du mouvement qui s’accomplit par phases successives dans les sept puissances, et il donne de ce terme une définition qui traduit exactement le mot hypostase : quod substat. La notion de substance est rendue en latin médiéval par le mot subsistenda qui exprime le fait de subsister par soi-même. Or, le même mot signifiait hypostase chez saint Thomas. Fidèle en cela à cette tradition théologique, la Confession d’Augsbourg donne du mot personne la définition suivante : ce qui subsiste par soi-même.

Pour Œtinger, la notion de personne, associée à celle de substance, marque le terme et le couronnement de la manifestation divine. D’autre part, le mot Bestand que nous avons cité en relation avec la notion alchimique de fixation, rend excellemment cette idée de substance au sens de subsistenda. Œtinger approprie ce terme à l’avant-dernière Sefira, Yesod, que les kabbalistes appellent le Fondement. Mais il le reporte aussi bien sur la dernière émanation, qui est Malkuth, la Royauté, ou la Chekhina, la Sagesse.

Partant de cette dernière émanation qui symbolise la Présence divine, Œtinger dit qu’en elle tout ce qui est susceptible de changement se fixe. En elle la plénitude se manifeste corporellement.

Malkuth est le terme du flux séphirotique. Elle symbolise le septième jour, qui est celui du repos. Il est significatif qu’au mot Bestand qui la caractérise, Œtinger associe le mot Ruhe, qui veut dire le repos. La substance, qui désigne la personne, est un symbole de la perfection qui s’associe à l’idée de sabbat.

L’avènement de la personne s’effectue en Jésus-Christ, qui pour le kabbaliste chrétien, ne fait qu’un avec la Sagesse ou Chekhina. En Jésus-Christ, la notion de personne est synonyme de plénitude manifestée et circonscrite dans un corps. La dernière puissance de Boehme, qui est aussi la Sagesse, est par excellence le corps de lumière qui contient toutes les autres forces réunies en une totalité harmonieuse. Cette Sagesse est le Christ dont saint Paul dit ceci : « Car Dieu s’est plu à faire habiter en lui toute la plénitude. » Œtinger cite souvent ce verset.

Dans le passage de la Lehrtafel que nous avons évoqué, Œtinger parle de la substance comme de ce qui termine le processus des émanations. La substance est ce en quoi s’accomplit la personne. Elle est ce par quoi se manifeste son identité dans l’unité de ses puissances. Elle est ce par quoi se maintient cette identité. Or, dans ce passage précis, c’est l’âme humaine qui est le lieu de cet accomplissement. C’est dans l’âme humaine que se joue la dynamique des puissances qui aboutit à la naissance de la personne. Le même accomplissement se déroule dans le monde d’en haut comme dans celui d’en bas. La personne divine qui se constitue en Jésus-Christ et qui est le terme d’un véritable devenir, correspond à la personne humaine qui se forme selon l’esprit reçu en partage.

La dernière Sefira qui apparaît ainsi comme le symbole de la personne, est l’âme du Messie26. Pour l’homme, c’est elle qui est le monde supérieur dans lequel se déroule le cycle séphirotique. Elle est le lieu de ce déroulement. Ainsi, le mystère des Sefirot, c’est le mystère de l’âme. Il y a une parfaite correspondance entre l’âme du Messie qui, pour les kabbalistes chrétiens, est celle de Jésus, et l’âme de chacun de nous. Dans l’une et l’autre, le cycle séphirotique symbolise la naissance de la personne, l’individuation. C’est le sujet majeur de cette psychologie ésotérique dont la philosophie sacrée d’Œtinger est le commentaire. La seconde naissance est celle de la personne. C’est la naissance du Christ en nous.

Friedrich Christoph Oetinger (1702-1782)