Le nom du système est dérivé du terme « sâmkhya » employé dans des Upanisad relativement anciennes (telles que la Katha et la Prasna) et dont le premier sens est « dénombrement ». En effet, le Sâmkhya opère bien un dénombrement de toutes choses existantes, classées en vingt-cinq tattva (ou éléments) qui, d’après lui, rendent compte de la réalité dans toutes ses manifestations. Il est vrai qu’il n’y a pas dans ce procédé un fait absolument spécifique : nous retrouvons cette même classification dans le Yoga et, d’une certaine manière, le Vaisesika est aussi une énumération de principes. Quoi qu’il en soit, c’est dans le Sâmkhya que ce goût si particulier de l’Inde pour les classifications reçoit une consécration toute spéciale.
La deuxième caractéristique du Sâmkhya et la plus importante est que, en face du- reste de la pensée indienne profondément moniste (si l’on excepte un certain aspect du Vaisesika), on a pu le qualifier de dualisme : sur les vingt-cinq éléments, vingt-quatre composent une série évoluant à partir de Prakrti, la Nature initiale, auquel s’oppose le vingt-cinquième, Purusa, l’Esprit un et inévolué. Il faut, d’ailleurs, entendre d’une façon particulière cette unité de l’Esprit : chaque esprit est un en ce sens qu’il forme un tout insécable, parfait par essence, mais, alors qu’il n’y a qu’une seule Nature qui est un donné continu, il y a une multiplicité d’esprits, identiques les uns aux autres, puisque vides de contenu et de qualification.
Le système Sâmkhya est un système non seulement ancien, mais, sur certains points, archaïque : le fait même qu’il reconnaît deux principes, l’un d’essence naturelle, l’autre d’essence spirituelle, nous atteste l’influence de traditions anciennes où l’on expliquait le monde à partir de couples cosmogoniques.
La question de savoir si le Sâmkhya est, ou non, antérieur au Bouddhisme a été longtemps débattue sans que l’on puisse définitivement trancher la question en faveur de l’un ou, de l’autre.
Il semble qu’il soit l’héritier de vieilles croyances et que, rencontrant un Bouddhisme, ancien mais déjà évolué, il se soit, à son tour, solidifié et défini à la fois par contact et par contraste. Comme le Bouddhisme il se préoccupera davantage de retirer l’homme du cycle des renaissances bien plus que d’édifier un système philosophique; et si, toujours comme le Bouddhisme ancien, il étudie si soigneusement les éléments constitutifs de l’homme, ce n’est que pour mieux discerner en lui les éléments transmigrants, ceux-là mêmes sur quoi il sera nécessaire d’avoir prise si l’on veut assurer au « purusa » (esprit individuel) sa libération définitive.
En dehors du problème des origines qui demeure incertain, nous pouvons assigner au Sâmkhya une date déjà assez haute dans les textes de l’Inde. Deux des Upanisad comptées parmi les plus anciennes, la Katha et la Svetasvatara nous exposent longuement des opinions Sâmkhya.
Quant à l’épopée, elle a connu aussi le Sâmkhya ; certaines sections du Mahâbhârata qui, comme on le sait, fut mis par écrit entre le me siècle avant et le IIIe siècle après notre ère, y font de fréquentes allusions généralement sous la forme du composé « Sâmkhyayoga », ce qui pourrait faire remonter à cette époque l’identification des deux systèmes l’un à l’autre; c’est d’ailleurs dans la Bhagavad-Gîtâ, fragment du Mahâbhârata, que cette identité est maintes fois proclamée et les doctrines spécifiquement Sâmkhya partiellement exposées. L’influence Sâmkhya a d’ailleurs dépassé les cadres philosophiques : nous retrouvons ses doctrines, avec le même aspect qu’elles revêtent dans l’épopée, dans des textes aussi divers que les Purânas où la cosmogonie décrite est une cosmogonie Sâmkhya, des traités médicaux tels que la Carakasamhitâ et la Susrutasamhitâ pu certains ouvrages bouddhiques où on les expose pour les discuter, comme dans la Buddhacaritâ d’Asvaghosa. Enfin, les théories du Sâmkhya ont servi d’ossature philosophique aux cultes dits « sectaires », particulièrement aux cultes de bhakti, c’est-à-dire de dévotion, dont la Bhagavad-Gîtâ est l’une des principales autorités.
Ce Sâmkhya épique qui note un état ancien du système, aboutit, aux premiers siècles de notre ère, à ce que nous appelons, par contraste, le « Sâmkhya classique » et qui expose un état bien plus élaboré du système. La Sâmkhya-Kârikâ d’Isvara Krshna est le premier texte que nous possédions de ce Sâmkhya classique; il date, approximativement, du IVe siècle. En 70 vers qui ne visent à être qu’un bref résumé de la doctrine, l’auteur se réfère à des maîtres tels que Kapila et Asuri. Qu’il y ait eu antérieurement un ouvrage aujourd’hui perdu qui était un recueil de Sûtra, c’est-à-dire d’aphorismes analogues à ceux que l’on a conservés pour les autres systèmes, c’est possible ; mais, qu’ils aient ou non été rédigés par un nommé Pancasikha, comme le veut la tradition, une seule chose demeure certaine : ces sûtra ont disparu et l’œuvre connue à présent sous le nom de Sâmkhya Sûtra a été écrite à date très basse (vers le XVIe siècle, c’est-à-dire plus de 1.000 ans après les Kârikâ). C’est donc dans les Sârpkhya-Kârikâ et chez leurs commentateurs anciens que nous irons chercher un exposé du système.
Les commentateurs jouent, naturellement, un grand rôle. Les Kârikâ étaient des vers mnémoniques, presque aussi serrés que les Sûtra ; il serait presque impossible d’en saisir le sens si certains maîtres du système n’avaient rédigé les explications orales qui accompagnaient, évidemment, la récitation de ces condensés faits pour être appris par cœur. Le plus ancien commentateur des Kârikâ est Gaudapâda qui écrivit son bhâsya (commentaire) aux environs du VIe siècle ; le texte est de peu d’ampleur et l’on peut considérer son interprétation comme, non seulement la plus claire, mais, vraisemblablement, la plus orthodoxe.
De la même époque existe un ouvrage en chinois, écrit par un moine bouddhiste, Paramitra, dans la deuxième moitié du VIe siècle. La traduction du titre chinois « Kin t’si louen’ » donne, en sanskrit, « Suvarnasaptati » (« le Septante d’or »). Il y a quelques différences dans la version qu’il donne des Kârikâ dont il est un commentaire et celle de Gau apâda ; quant aux gloses, elles paraissent se référer à une troisième que l’on n’a pas retrouvée.
Trois siècles plus tard, vers le milieu du IXe siècle, Vacaspatimisra, le grand écrivain philosophique de l’Inde médiévale, qui a, par ailleurs, beaucoup étudié le Yoga, rédige pour les Kârikâ un nouveau commentaire bien plus étendu et plus circonstancié que les précédents : « la Sâmkhyatattvakaumudi » ; la pensée en est plus riche, plus différenciée, mais l’exposé moins systématique. On trouve, par la suite, deux nouveaux commentaires sans grande originalité : le Râjavârttika et la Mâtharavrtti.
Il faut mentionner aussi qu’au IIe siècle, Al Birûni, écrivain arabe qui séjourna treize années dans l’Inde, composa un livre sur la pensée et la littérature indiennes et qu’il traduisit, entre autres, un texte Sâmkhya qui présente de grandes analogies avec le bhâsya de Gaudapâda, soit qu’il s’agisse d’une version légèrement modifiée de la même œuvre, soit que toutes deux en reflètent une troisième.
Le deuxième grand texte du système, les Sâmkhyasûtra, ont été écrits, nous l’avons vu, il y a seulement cinq siècles; la tradition en est ancienne et la rédaction récente, mais sous cette forme resserrée qui n’a pas varié depuis l’origine ; ils ont été commentés au XVIe siècle par Aniruddha et par Vijnânabhiksu. On ne peut, non plus, passer sous silence un texte très bref où, en 22 sûtra, est donné l’essentiel de la doctrine : le Tattvasamâsa ; il a connu une fortune immense à Bénarès où les Kârikâ étaient à peine connues. Enfin, il nous faut noter un texte tamoul du VIe siècle, c’est-à-dire contemporain du bhâsya de Gaudapâda, le Manimekhalai. Le fait est d’autant plus intéressant qu’il s’agit là d’une œuvre originale, non d’une simple traduction comme l’était la Suvarnasaptati.
De la lecture de ces différents ouvrages nous retirons les positions essentielles du système Sâmkhya. Comme nous l’avons vu, en débutant, sa plus frappante caractéristique est un dualisme, ou, plus exactement, un pluralisme qui le sort du climat habituel de la pensée indienne : carrefour peut-être à la fois d’un ancien monisme de la Nature (inspiré des cultes archaïques de la Déesse Mère, épars à travers toute l’Asie Centrale) et de ce monisme de l’Esprit qui, finalement, l’a emporté dans l’Inde, tous deux se rencontrant avec de vieux cultes des couples cosmogoniques. Quoi qu’il en soit, le système Sâmkhya, tel que nous le rencontrons à l’époque classique, n’est pas une donnée simple et brute mais l’aboutissement de tendances vraisemblablement très diverses, ce qui contribue à lui laisser un aspect, d’une certaine manière, archaïsant.