Esnoul: les propositions du SÂMKHYA

Schématiquement parlant, dans les textes classiques il (le Sâmkhya) nous offre, d’une part, une multitude d’esprits mais dont chacun ne possède qu’une individualité numérique ; d’autre part, une Nature unique qui tantôt se déploie dans la multiplicité de la création, tantôt, aux périodes de pralaya (c’est-à-dire de repos cosmique), reploie sa création pli à pli, dans l’ordre même où elle l’avait manifestée.

Mais quelle est la cause de ce dépliement ? Cette cause, nous dit la première Kârikâ, est le bien de l’Esprit « purusârtha », la libération de l’Esprit qui est en fait libre par essence mais qui l’ignore. Pendant la période de pralaya, la Nature (Prakrti, « le premier agent », appelée aussi Pradhâna, « le pré-donné ») est en état de repos; constituée par les trois guna ou qualités élémentaires que nous retrouverons à chaque échelon de la création, elle ne bougera pas tant que ces guna sattva, la lumière, rajas, l’activité, et tamas, la ténèbre, seront en équilibre. Mais que l’un des esprits arrive à sa proximité, lui qui est, nous le savons, inactif, et inqualifié, par sa seule présence, agissant sans agir, à la manière d’un catalyseur, il détruira l’équilibre des guna et le mécanisme de l’évolution sera mis en branle, d’une manière toujours identique. Les tattva sortent les uns des autres à la façon des éléments d’un télescope : le premier principe manifesté à la suite de la rupture de l’équilibre est la Conscience « Buddhi » appelée aussi « Mahat », le Grand Principe, pour marquer à la fois son antériorité et sa priorité. Sa proximité à la Nature lui permet de saisir celle-ci intellectuellement ; par erreur, nous attribuons à l’Esprit ce rôle dont il est incapable ; en réalité, c’est la Buddhi qui, à la fois, remplit cet emploi et reflète l’Esprit.

De la Conscience, découle l’Ahamkâra, principe d’individuation. En agissant sur cet Ahamkâra, mis en mouvement par le guna rajas, le sattva engendre les onze organes, tandis que l’action du tamas produit les éléments subtils.

Mais que sont les onze organes? Ils se divisent en cinq organes de l’intelligence et cinq organes de l’action auxquels vient s’ajouter l’organe interne ou manas, antérieur aux autres en production et dont l’activité accompagne et en quelque sorte supervise l’activité de chacun des autres. Son action, en ce qui concerne, par exemple, les organes de l’intelligence, serait un peu ce qu’est la perception à la sensation dans la psychologie classique.

Ces dix organes de l’intelligence ou buddhîndrya sont ce que nous appelons communément organes des sens : ouïe, toucher, vue, goût et odorat ; leur but n’est que de nous informer. Quant aux cinq organes de l’action (karmendrya), ce sont la voix, les mains, les pieds, l’anus et les organes génitaux.

Parallèlement à ces dix organes, nous voyons aussi se développer à partir de l’ahamkâra les cinq éléments subtils ou tanmânra, qui font pendant terme à terme aux cinq organes de l’intelligence et qui sont le son, le toucher, la forme, la saveur et l’odeur. Ces éléments subtils et spécifiques développent chacun un élément grossier correspondant : l’espace né du son, le vent du toucher, le feu de la forme, les eaux,de la saveur et la terre de l’odeur.

Tel est l’ensemble des vingt-cinq éléments qui, pour le Sâmkhya, rendent compte de tout le monde évolué. Parmi ces éléments il faut, d’ailleurs, considérer à part certains groupes. On dit, suivant les textes, tantôt qu’il y a dix organes, tantôt qu’il y en a onze, tantôt, enfin, qu’il y en a treize si l’on fait entrer sous ce vocable la Buddhi et l’Ahamkâra, que l’on rapproche de manas pour former à eux trois ce qu’on appelle l’organe interne, « antahkarana ». Le caractère spécifique de ce dernier est d’être commun à toutes les perceptions, mais chacun des trois membres de cet organe interne a une activité propre différente de celle des deux autres.

Nous avons vu que l’étude des tattva entreprise par le Sâmkhya avait surtout pour but de discerner parmi eux les éléments transmigrants afin d’avoir prise sur eux pour assurer la libération. Ces éléments transmigrants sont formés par le corps subtil, « linga » ou « lingasarîra »; la notion est connue dans toute l’Inde; mais ce qu’il y a ici d’intéressant, c’est que ce corps subtil est seulement le produit des éléments subtils à la différence du corps matériel, simple produit de la génération. Le corps matériel disparaît après la mort tandis que le corps subtil existe d’un pralaya à l’autre, puis disparaît définitivement quand l’esprit individuel obtient la libération.

Mais sous quelle forme se présente, pour le Sâmkhya, cette libération ? Il s’agit là, bien sûr, comme pour toute la pensée indienne, d’échapper au cycle des renaissances, la suprême punition non seulement des actions mauvaises mais de l’action tout court. Pour mettre un terme à cette ronde infernale, il faut briser le lien unissant l’Esprit et la Nature; mais l’essence même de ce lien est difficile à déterminer. Les deux termes sont nécessaires à la création, mais ils n’ont aucune action réciproque et l’on saisit mal la raison pour laquelle la création a lieu « pour le bien de l’Esprit » puisque la libération ne sera obtenue qu’au moment où l’Esprit aura pris conscience de l’étrangeté de cette création par rapport à lui. Elle ne fait donc que servir de pierre de touche à l’Esprit; une fois obtenue la certitude que la Nature ne lui est rien, celui-ci s’en détache à jamais. Il paraîtrait légitime que la Nature disparaisse à ce même moment où elle perd sa raison d’être, mais ceci ne serait possible que dans un dualisme qui opposerait une seule Nature à un seul Esprit ; c’est la multiplicité infinie des Esprits qui légitime la conservation de l’existence de la Nature; celle-ci devra subsister pour la délivrance de tous les Esprits jusqu’au dernier, ce qui, pratiquement, ne se réalisera jamais.

Cette classification du Sâmkhya, nous l’avons déjà dit, est aussi utilisée par le Yoga, mais celui-ci superpose aux vingt-cinq principes que nous avons énumérés un vingt-sixième qui est une sorte de sur-Esprit, un Parapurusa que l’on appelle Isvara et qui est un principe divin; au contraire, le Sâmkhya reste athée; Gaudapâda le dit en propres termes dans son commentaire aux Kârikâ : il n’y a pas de créateur ; la diversité du monde existant est le produit d’une création spontanée née de l’action des guna. Par la suite, Vacaspati Misra, au IXe siècle, tentera d’introduire dans le système la notion de divinité, mais il faut voir là une influence due au Yoga. Les commentateurs tardifs des Sûtra ne verront dans les dieux rien de plus que des maîtres qui ont acquis la divinité par un effet du karman.

En résumé, le Sâmkhya se présente donc à nous comme un système évolutionniste, d’un dualisme particulier où une Nature unique, déployant et reployant tour à tour les vingt-cinq éléments qu’elle contient en puissance, s’oppose à une multitude d’Esprits qui sont, eux, identiques l’un à l’autre et forment de ce fait comme un seul principe spirituel. Le Sâmkhya donne une vue synthétique du monde qui fait contraste avec l’interprétation, en quelque sorte, analytique du Vaisesika avec lequel il partage une position réaliste et dualiste. Apparenté, d’autre part, au Yoga et au Bouddhisme ancien, il se rapproche, aussi parfois du Vêdânta dans la mesure, où le Purusa, une fois détaché de la Nature, redevient pure spiritualité inqualifiée, c’est-à-dire rien de bien différent, en somme, de l’Atman des Upanisad.

Et toutes ces interférences perpétuelles d’un darshana à l’autre nous permet de saisir à l’occasion du Sâmkhya, comment chacun d’entre eux peut à la fois se réclamer de l’orthodoxie et proclamer son autonomie et son originalité.

Esnoul