Et quant aux maux qu’entraîne avec soi le Destin
Juge-les ce qu’ils sont; supporte-les ; et tâche,
Autant que tu pourras, d’en adoucir les traits.
Les Dieux aux plus cruels n’ont pas livré les sages.
J’ai dit que Pythagore admettait deux mobiles des actions humaines, la puissance de la Volonté, et la nécessité du Destin, et qu’il les soumettait l’un et l’autre à une loi fondamentale appelée la Providence, de laquelle ils émanaient également. Le premier de ces mobiles était libre, et le second contraint: en sorte que l’homme se trouvait placé entre deux natures opposées mais non pas contraires, indifféremment bonnes ou mauvaises, suivant l’usage qu’il savait en faire. La puissance de la volonté s’exerçait sur les choses à faire ou sur l’avenir; la nécessité du destin sur les choses faites, ou sur le passé; et l’une alimentait sans cesse l’autre, en travaillant sur les matériaux qu’elles se fournissaient réciproquement: car, selon cet admirable philosophe, c’est du passé que naît l’avenir, de l’avenir que se forme le passé, et de la réunion de l’un et de l’autre que s’engendre le présent toujours existant, duquel ils tirent également leur origine: idée très profonde, que les stoïciens avaient adoptée1. Ainsi, d’après cette doctrine, la liberté règne dans l’avenir, la nécessité dans le passé, et la providence sur le présent. Rien de ce qui existe n’arrive par hasard, mais par l’union de la loi fondamentale et providentielle avec la volonté humaine qui la suit ou la transgresse, en opérant sur la nécessité2. L’accord de la volonté et de la providence constitue le Bien; le Mal naît de leur opposition. L’homme a reçu, pour se conduire dans la carrière qu’il doit parcourir sur la terre, trois forces appropriées à chacune des trois modifications de son être, et toutes trois enchaînées à sa volonté. La première, attachée au corps, est l’instinct; la seconde, dévouée à l’âme, est la vertu; la troisième, appartenant à l’intelligence, est la science ou la sagesse. Ces trois forces, indifférentes par elles-mêmes, ne prennent ce nom que par le bon usage que la volonté en fait; car, dans le mauvais usage, elles dégénèrent en abrutissement, en vice, et en ignorance. L’instinct perçoit le bien et le mal physique résultant de la sensation; la vertu connaît le bien et le mal moraux existant dans le sentiment; la science juge le bien ou le mal intelligibles qui naissent de l’assentiment. Dans la sensation, le bien et le mal s’appellent plaisir ou douleur; dans le sentiment, amour ou haine; dans l’assentiment, vérité ou erreur. La sensation, le sentiment et l’assentiment, résidant dans le corps, dans l’âme et dans l’esprit, forment un ternaire, qui, se développant à la faveur d’une unité relative, constitue le quaternaire humain, ou l’Homme considéré abstractivement. Les trois affections qui composent ce ternaire agissent et réagissent les unes sur les autres, et s’éclairent ou s’obscurcissent mutuellement; et l’unité qui les lie, c’est-à-dire l’Homme, se perfectionne ou se déprave, selon qu’elle tend à se confondre avec l’Unité universelle, ou à s’en distinguer. Le moyen qu’elle a de s’y confondre, ou de s’en distinguer, de s’en rapprocher ou de s’en éloigner, réside tout entier dans sa volonté, qui, par l’usage qu’elle fait des instruments que lui fournit le corps, l’âme et l’esprit, s’instinctifie ou s’abrutit, se rend vertueuse ou vicieuse, sage ou ignorante, et se met en état de percevoir, avec plus ou moins d’énergie, de connaître et de juger avec plus ou moins de rectitude ce qu’il y a de bon, de beau et de juste dans la sensation, le sentiment ou l’assentiment; de distinguer avec plus ou moins de force et de lumières le bien et le mal; et de ne point se tromper enfin dans ce qui est réellement plaisir ou douleur, amour ou haine, vérité ou erreur.
On sent bien que la doctrine métaphysique que je viens d’exposer brièvement, ne se trouve nulle part aussi nettement exprimée, et qu’ainsi je ne puis l’appuyer d’aucune autorité directe. Ce n’est qu’en partant des principes posés dans les Vers dorés, et en méditant longtemps sur ce qui a été écrit de Pythagore, qu’on peut en concevoir l’ensemble. Les disciples de ce philosophe ayant été extrêmement discrets, et souvent obscurs, on ne peut bien apprécier les opinions de leur maître qu’en les éclairant de celles des platoniciens et des stoïciens, qui les ont adoptées et répandues sans autant de réserve.
L’Homme, tel que je viens de le dépeindre, d’après l’idée que Pythagore en avait conçue, placé sous la domination de la Providence, entre le passé et l’avenir, doué d’une volonté libre par son essence, et se portant à la vertu ou au vice de son propre mouvement, l’Homme, dis-je, doit connaître la source des malheurs qu’il éprouve nécessairement; et loin d’en accuser cette même Providence qui dispense les biens et les maux à chacun selon son mérite et ses actions antérieures, ne s’en prendre qu’à lui-même s’il souffre par une suite inévitable de ses fautes passées. Car Pythagore admettait plusieurs existences successives3, et soutenait que le présent qui nous frappe, et l’avenir qui nous menace, ne sont que l’expression du passé, qui a été notre ouvrage dans des temps antérieurs. Il disait que la plupart des hommes perdent, en revenant à la vie, le souvenir de ces existences passées; mais que, pour lui, il devait à une faveur particulière des Dieux d’en conserver la mémoire4. Ainsi, suivant sa doctrine, cette Nécessité fatale dont l’homme ne cesse de se plaindre, c’est lui-même qui l’a créée par l’emploi de sa volonté; il parcourt, à mesure qu’il avance dans le temps, la route qu’il s’est déjà tracée à lui-même; et, suivant qu’il la modifie en bien ou en mal, qu’il y sème, pour ainsi dire, ses vertus ou ses vices, il la retrouvera plus douce ou plus pénible, lorsque le temps sera venu de la parcourir à nouveau.
Voilà les dogmes au moyen desquels Pythagore établissait la nécessité du Destin, sans nuire à la puissance de la Volonté, et laissait à la Providence son empire universel, sans être obligé ou de lui attribuer l’origine du mal, comme ceux qui n’admettaient qu’un principal des choses, ou de donner au Mal une existence absolue, comme ceux qui admettent deux principes. Il était en cela d’accord avec la doctrine antique, suivie par les oracles des Dieux5. Les pythagoriciens, au reste, ne regardaient pas les douleurs, c’est-à-dire tout ce qui afflige le corps dans sa vie mortelle, comme de véritables maux; ils n’appelaient maux véritables que les péchés, les vices, les erreurs dans lesquels on tombe volontairement. Selon eux, les maux physiques et inévitables, étant illustrés par la présence de la vertu, pouvaient se transformer en biens, et devenir brillants et dignes d’envie. Ce sont ces derniers maux, dépendants de la nécessité, que Lysis recommandait de juger pour ce qu’ils sont; c’est-à-dire de considérer comme une suite inévitable de quelque faute, comme le châtiment ou le remède de quelque vice; et conséquemment de les supporter, et loin de les aigrir encore par l’impatience et la colère, de les adoucir au contraire par la résignation et l’acquiescement de la volonté au jugement de la Providence. Il ne défendait point, comme on le voit dans les vers cités, de les soulager par des moyens licites; au contraire, il voulait que le sage s’appliquât à les détourner, s’il le pouvait, et à les guérir. Ainsi ce philosophe ne tombait point dans les excès qu’on a justement reprochés aux stoïciens6. Il jugeait la douleur mauvaise, non qu’elle fût de la même nature que le vice, mais parce que sa nature purgative du vice l’en rendait une suite nécessaire. Platon adopta cette idée et en fit sentir toutes les conséquences avec son éloquence ordinaire7.
Senec, De Sen. L. VI, c. 2. ↩
Hiérocl., Aur. carmin., v. 18. ↩
Diog. Laërt., in Pythag.; ibid., in Emped. ↩
Hierocl. Pont., apud Diog. Laërt. L. VIII, § 4. ↩
Maxime de Tyr avait fait une dissertation sur l’origine du Mal, dans laquelle il prétendait que les oracles fatidiques ayant été consultés à ce sujet répondirent par ces deux vers d’Homère: Nous accusons les Dieux de nos maux; et nous-mêmes / Par nos propres erreurs, nous les produisons tous. ↩
Plutar., De Repugn. Stoic. ↩
In Gorgi. et Phileb. ↩