Sans doute, tant qu’il y aura des hommes et que la médecine ne pourra leur assurer le perpétuel renouvellement d’une vigueur juvénile, se préoccuperont-ils du grand mystère de l’au-delà. Mais jamais peut-être l’idée de la mort ne fut aussi présente à l’humanité que durant les années que nous avons vécues. Elle fut la compagne quotidienne de millions de combattants engagés dans une lutte meurtrière, elle hantait l’esprit de ceux, plus nombreux encore, qui tremblaient pour la vie de leurs proches ; elle est restée la pensée constante de ceux que poursuit le regret d’un être aimé. Peut-être aussi, en aucun temps, ne s’est imposée davantage, même aux incroyants, l’espérance ou la foi que ces multitudes innombrables, pleines de force morale et de passion généreuse qui sont entrées dans l’éternité, n’ont point péri tout entières, que l’ardeur qui les animait ne s’est point éteinte avec la chaleur de leurs membres, que l’esprit qui les poussait au sacrifice d’eux-mêmes ne s’est pas dissipé avec les cellules de leur corps.
Les anciens ont déjà connu ces sentiments et donné à cette même conviction la forme que leur suggérait leur religion. Périclès dans son éloge funèbre des guerriers tombés au siège de Samos, affirmait que ceux qui meurent pour leur patrie deviennent immortels comme les dieux, et, comme eux invisibles, manifestent leur présence par les bienfaits qu’ils répandent1. Aussi bien, la foi des Hellènes a souvent adoré comme des héros, ceux qui avaient péri en défendant leur cité. Ainsi, les idées que l’on conçut, dans l’antiquité, de l’immortalité, sont souvent à la fois éloignées et très proches des nôtres. Elles deviennent de plus en plus semblables aux conceptions qui nous sont familières, à mesure qu’on descend le cours du temps et celles qui étaient généralement admises à la fin du paganisme, sont analogues aux doctrines eschatologiques qui devaient être acceptées durant tout le moyen âge.
J’ose donc me flatter de n’avoir pas choisi un sujet qui soit très loin de nous, capable d’intéresser seulement les érudits et sans rapport aucun avec nos préoccupations actuelles, en entretenant mes lecteurs des croyances sur la vie future au temps des Romains. De cette vaste matière, je ne pourrai, en quelques chapitres, esquisser que les grands contours, nécessairement approximatifs. Il est toujours imprudent, j’en ai conscience, de hasarder des généralisations morales : elles se trouvent toujours fausses par quelque endroit, mais surtout il est scabreux de vouloir définir en peu de mots l’infinie variété des dispositions individuelles et rien n’est plus soustrait à l’observation historique que ces convictions intimes que parfois on dérobe même à ses proches. Aux époques de scepticisme des âmes pieuses s’attardent aux vieilles croyances et une foule traditionaliste reste fidèle à ses dévotions ancestrales. Aux temps où la religion reprend son empire, des esprits rationalistes ou sceptiques résistent à la contagion de la foi. Il est particulièrement difficile de constater jusqu’à quel point les idées adoptées par les cercles intellectuels réussirent à pénétrer les masses profondes du peuple. Les épitaphes conservées nous fournissent à cet égard des indications trop clairsemées et trop discordantes. Puis, dans le paganisme, un dogme n’exclut pas nécessairement un dogme opposé : l’un et l’autre persistent parfois dans le même individu comme des possibilités diverses, également autorisées par une tradition respectable. L’on apportera donc à mes affirmations trop absolues les réserves qu’elles comportent. Je pourrai seulement indiquer ici les grands courants spirituels qui successivement ont introduit à Rome des idées nouvelles sur l’au-delà et esquisser l’évolution qu’ont subi les doctrines sur le sort et le séjour des âmes. Combien chacune de ces doctrines comptait-elle de partisans aux diverses périodes, l’on n’attendra pas de moi que je le précise. L’antiquité ne nous a pas laissé de statistiques cultuelles. Nous pourrons du moins distinguer les phases principales d’une évolution intellectuelle qui fit, dans le monde romain, passer au moins la majorité des esprits cultivés d’abord de la foi à l’incrédulité, et plus tard de l’incroyance à une foi nouvelle. Le nombre d’entre eux qui, au temps de Cicéron, restaient fermement convaincus d’une survie consciente de l’âme, était aussi restreint que le devint, au crépuscule du paganisme, celui des sceptiques inclinant à admettre que. cette âme périssait au moment du décès. Tel fut l’aboutissement suprême d’une longue évolution religieuse, que Ton peut suivre pendant les quatre ou cinq siècles qui s’étendent depuis la fin de la République jusqu’au déclin de l’Empire.
Et ce fut là un changement capital qui transforma toute la conception antique des obligations sociales et du but de notre existence. L’individu ne sera plus désormais un instrument mis au service de la communauté, pour qu’elle puisse réaliser ses fins, mais le dépositaire sacré d’un principe indestructible de vie supérieure et cette valeur spirituelle conférera à la personne humaine, même dans la condition la plus humble, une dignité éminente. La morale ne cherchera plus, comme l’ancienne philosophie grecque, à obtenir le souverain bien sur cette terre, mais après la mort. On agira moins en vue de réalités tangibles, pour assurer la prospérité de la famille, de la cité, de l’État, mais plutôt pour atteindre des espérances idéales dans un monde surnaturel. Notre passage ici-bas sera conçu comme une préparation à une immortalité bienheureuse, comme une épreuve transitoire, qui doit avoir pour résultat une félicité ou une souffrance infinies. La table des valeurs éthiques en fut bouleversée.
« Toutes nos actions et nos pensées, a dit Pascal, doivent prendre des routes si différentes selon qu’il y a des biens éternels à espérer ou non, qu’il est impossible de faire une démarche avec sens et jugement, qu’en la réglant par la vue de ce point, qui doit être notre dernier objet »2.
Toutefois, si étudiant le problème capital de l’immortalité individuelle, l’on tentait d’établir un parallèle entre le temps présent et l’antiquité, l’on s’apercevrait bientôt qu’il se posait autrefois dans de tout autres conditions que de nos jours. Nous ne faisons pas allusion à ces théories sur la constitution de la matière qui font voir sous un aspect nouveau l’union de l’esprit et du corps. Mais les spéculations des anciens sur le sort des âmes étaient étroitement unies à une conception déterminée du monde, que nous ne partageons plus. Les Grecs ont agité la question de savoir si ce monde était éternel ou non et certains ont cru sa vie formée de longues, périodes, de « grandes années » se reproduisant à l’infini. Ils ont imaginé un enchaînement perpétuel des causes qui, de tout temps, aurait gouverné l’ensemble du cosmos et devait le diriger à jamais3. Mais ils n’ont eu aucune notion, même approximative, de l’ancienneté de l’homme sur la terre ; leur imagination n’a jamais songé à des millions d’années écoulées depuis l’apparition de la vie sur notre planète. C’est à peine s’ils accordaient quelques millénaires d’existence à notre espèce et les temps étaient pour eux tout proches où les dieux se mêlaient encore à la société des mortels. Si l’idée que se firent les anciens de notre condition humaine s’est trouvée faussée par l’insuffisance de cette évaluation chronologique, elle l’a été plus encore par la limitation exiguë de leur cosmologie, car leur eschatologie s’est modelée sur celle-ci et en a épousé les contours. Or, à l’aurore des temps modernes, les découvertes de Copernic et de Galilée en transformant notre conception de la structure de l’univers, ont détruit les illusions que les « terriens » se faisaient de la grandeur de leur destinée. De toutes les conquêtes scientifiques qui ont élargi l’horizon intellectuel de l’humanité, aucune, pas même la théorie de la gravitation universelle, n’a apporté dans ses croyances traditionnelles une perturbation plus profonde, et sans doute eût-elle provoqué, dès le XVIe siècle, une grande crise morale, si l’on en avait aperçu aussitôt toutes les conséquences. Ce moment marque la rupture définitive avec un passé plus que millénaire et l’interversion de la relation du soleil et de la terre, a détruit les postulats sur lesquels reposaient toutes les localisations conçues jusque là pour l’existence d’outre-tombe.
Ni la religion, ni même la philosophie des anciens avant Plotin, n’ont, en définissant la condition posthume de l’âme, regardé celle-ci comme purement spirituelle : elle est un souffle diaphane analogue au vent, une ombre impalpable mais visible aux yeux ou un mélange d’air et de feu. Même les Platoniciens, qui proclament immatérielle cette essence, enseignent qu’elle revêt une forme, dès qu’elle descend des hauteurs célestes pour pénétrer dans notre monde, et croient qu’elle s’entoure d’enveloppes éthérées ou aériennes avant de venir s’enfermer dans un corps. Elle ne reste donc pas un pur esprit qui échappe à la limitation de l’espace ; on ne peut dire d’elle, comme de l’âme universelle, qu’elle n’est nulle part et est partout. Elle voyage dans le monde sensible et en habite successivement les diverses parties. Après la mort, elle se transporte dans une région déterminée de l’univers.
Voyons donc comment est constitué cet univers4. Il est composé de quatre éléments, dont le plus lourd, la terre, en vertu de sa densité même, est tombé vers son centre et s’y est aggloméré en une sphère compacte, qui y reste suspendue en équilibre sans se mouvoir. L’eau s’est répandue sur sa surface, y a donné naissance aux rivières, qui se déversent dans les mers ou dans l’Océan, lequel entoure cette île qu’est l’oïkoumenè, le continent habité par l’homme. Ou bien ce principe liquide s’élève en vapeurs dans la zone inférieure de l’atmosphère, qu’épaississent les brouillards humides et où s’amassent les nuées. Les deux autres éléments, moins pesants, ont pris place au-dessus des premiers. L’air enveloppe le globe terrestre d’une couche mobile, continuellement agitée par les vents : par sa nature, il est sombre, quand la lumière des astres ne l’éclairé pas. Troublé au voisinage de la terre par les exhalaisons des eaux, il se purifie à mesure qu’en ses hauteurs il y échappe davantage ; et il s’étend jusqu’à la zone de la lune, où il confine à l’éther. Ce quatrième élément, ardent et léger, a une tendance naturelle à s’élever, et son feu subtil, qui occupe la partie supérieure du cosmos, brille dans l’éclat des astres. La sphère de la lune est la limite entre le monde des dieux et de l’éternité, qui n’est soumis ni au devenir ni à la corruption, et notre monde terrestre, sujet à la naissance, au changement et à là mort.
Au-dessus de la lune, s’étageaient six autres sphères, d’un cristal transparent, qui imprimaient aux planètes leurs mouvements sinueux : d’abord celles de Mercure et de Vénus, la brillante étoile du matin et du soir, puis celle du soleil. Celui-ci prenait ainsi place au quatrième rang, c’est-à-dire au milieu des sept cercles superposés, d’où selon une opinion fort accréditée, il dirigeait la course compliquée des « astres errants » et, réglant les révolutions des cieux, commandait à toute la nature. Au-dessus de ce « cœur du monde » se mouvaient Mars, Jupiter et Saturne. Enfin embrassant les sept autres dans son orbe immense, la sphère des étoiles fixes, était pour certains penseurs, le moteur qui donnait le branle à tous les rouages de la mécanique céleste et elle méritait d’être adorée comme le dieu suprême5 : cette sphère marquait la limite du monde. Au-delà il n’y avait plus rien pour les physiciens que l’éther ou le vide. Mais les théologiens plaçaient dans cet Olympe astronomique le séjour des Immortels, ou bien, fidèles à Platon, supposaient cet empyrée peuplé de puissances transcendantes et purement intelligibles.
C’est dans cet univers ainsi constitué que vont se répartir les demeures des âmes ayant quitté leur enveloppe charnelle. La terre, qui en formait le milieu, était, selon des mythes fort anciens, creusée d’une cavité immense où les dieux infernaux régnaient sur le peuple des ombres. Au-delà de l’Océan, qui ceinturait l’oïkoumenè, les îles Fortunées accueillaient, croyait-on, les héros bienheureux. On plaçait parfois l’Hadès, domaine de la mort, dans l’hémisphère austral, alors inaccessible6. D’autre part, l’air qui entoure la terre, était rempli d’âmes désincarnées, transformées en démons bienfaisants ou nuisibles. Les plus vertueuses s’élevaient jusqu’à la lune, aux confins de la demeure des dieux. Ou bien, selon certains théologiens, la raison de l’homme, purifiée de tout alliage, retournait au soleil, « feu intelligent », dont elle était issue. Suivant une autre doctrine, les âmes descendant ici-bas pour s’emprisonner dans la chair, acquéraient successivement leurs qualités et leurs passions en! traversant les sphères étagées des planètes, selon la nature propre à chacune de celles-ci, et inversement s’en dépouillaient, à sept reprises, dans leur ascension vers le ciel suprême où, essences sublimes, elles devaient jouir d’une félicité sans fin en compagnie des dieux7, les Grecs crurent toujours, de fait, le firmament très: rapproché de nous. Ils n’ont pas plus connu l’infiniment grand que les infiniments petits, mais ont créé un monde à la mesure de l’homme, sans se douter que la réalité des choses est, par rapport à lui, doublement incommensurable, par son immensité comme par son exiguïté. S’ils ont un instant eu l’intuition du système solaire, ils n’ont pas pénétré, ni même entrevue les mystères du ciel stellaire, dont Herschel, au XVIIIe siècle, commença de sonder les profondeurs8. Celles-ci n’éveillaient pas chez eux la pensée troublante d’une étendue prolongée à perte de vue au-delà des plus lointaines nébuleuses que nos instruments puissent atteindre. Le millier d’étoiles du catalogue d’Hipparque ne devint jamais pour eux des milliards et ils ne calculaient pas grâce au spectroscope leur position en myriades d’années-lumière ; trompés par leur magnitude apparente, ils n’avaient aucune idée de leur grandeur ni de leur luminosité véritables. Le ciel pour leur astronomie, comme Voïkoumenè pour leur géographie, étaient des termes dont l’ampleur restait infiniment au-dessous de la réalité, et l’agilité de a raison, comme ils disaient, pouvait les parcourir sans effort en un instant d’une extrémité à l’autre. L’énormité des constellations n’était pas suivant leur estimation aussi écrasante que selon notre science et leurs distances leur suggérait moins qu’à nous l’idée d’un éloignement tel, que leur mesure dépasse la portée de notre imagination et que les chiffres même qui l’expriment ne représentent plus rien de concevable à notre esprit. Le télescope n’avait pas encore peuplé des gouffres que l’œil croyait désertiques d’un fourmillement de mondes succédant aux mondes. En plongeant leurs regards dans l’espace sans bornes, les anciens n’étaient pas saisis du vertige des abîmes, ni écrasés par le sentiment de leur petitesse. Ils ne se sont jamais écriés comme Pascal, méditant sur la disproportion de l’homme avec la nature incommensurable et muette : « Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie », cri d’angoisse dont la résonnance n’a cessé de se prolonger indéfiniment9. Récemment encore Jeans s’est ému de l’impression « terrifiante » que nous font tout d’abord éprouver l’immensité de l’univers et ses solitudes glacées, la durée prodigieuse des phénomènes cosmiques, l’indifférence on même l’hostilité apparentes de la nature à l’égard de nos sentiments, de nos ambitions, de notre idéal de perfection avec ses valeurs spirituelles10.
Ce n’est pas de la crainte ou de l’oppression que le spectacle du cosmos provoquait chez les Grecs et leurs disciples romains mais de l’admiration. Ils ne se lassaient pas de célébrer la magnificence de la nature, prodigne de ses richesses, les lois infaillibles qui gouvernent le cours des astres et le retour constant des saisons, et cet ordre, comme cette beauté, étaient déjà invoqués par eux, comme ils le furent souvent depuis, pour prouver l’existence d’un Créateur11. Mais ils s’émerveillaient surtout de la splendeur des cieux illuminés pour une fête éternelle et de l’harmonie inaltérable de leurs révolutions, qui permettait au calcul d’en prédire les mouvements coordonnés durant les siècles futurs. Cette harmonie n’était pas seulement suivant eux; mécanique, mais aussi musicale12. La rotation des sphères produisait des accords si suaves, que les instruments qui les rappelaient ici-bas, éveillaient dans l’âme la nostalgie de ce concert enivrant et suscitaient en elle des transports qui relevaient vers les cieux. De même la contemplation des astres étincelants provoquait une émotion profonde, qu’accompagnait un désir intense de s’élancer vers ces dieux lumineux. Saisi d’une extase mystique, leur observateur fervent pensait se transporter au milieu du chœur sacré des étoiles et participer à leur existence éternelle. Mais cette double exaltation, passagère ici-bas, n’est qu’une prélibation des joies qui, la mort venue, seront réservées à la raison affranchie des liens de la matière, lorsqu’elle ira vivre au milieu des constellations et prenant part à leurs évolutions harmonieuses, en comprendra les causes divines et sera en même temps ravie par le concert sublime produit par leurs mouvements perpétuels. Telle était la béatitude qu’une religion astrale réservait à ses élus.
Ainsi, tout semblait exister pour le service et pour la délectation de l’homme en cette vie, pour sa récompense après sa mort. Roi de cette terre, il pouvait se croire le centre d’un monde créé à son intention et subordonné à ses fins 3. C’était pour lui que croissaient les plantes, que naissaient les animaux, et que la nature multipliait ses dons, pour lui que tournaient les cieux et que le soleil échauffait et illuminait l’atmosphère. Il n’est pas surprenant qu’égaré par l’enivrement d’une telle puissance, son orgueil lui ait parfois persuadé qu’il était le seul être intelligent de l’univers et que, détrônant les Olympiens, il se soit proclamé fièrement athée (atheos). Pour nous, notre terre n’est plus dans l’immensité qu’un grain de sable emporté dans un tourbillon ; le pullulement de notre espèce est la multiplication d’animalcules infinitésimaux, la prolifération d’une poussière vivante et son apparition sur notre planète un incident futile, comme le serait sa disparition, dans l’évolution totale du cosmos. Et nous ne pouvons plus croire sans déraison que le don sublime de l’intelligence n’ait été départi par un privilège unique qu’à un être aussi infime, ni même admettre sans une étrange présomption que la vie ne se soit manifestée nulle part sous une forme plus parfaite et plus durable dans des conditions moins instables, que celles où notre organisme lutte pour une existence éphémère.
« Il y a plus de choses dans le ciel et sur la terre que vous n’en rêvez dans votre philosophie », dit Hamlet à Horatio et la vérité de cette parole est apparue davantage à mesure que la recherche scientifique pénétrait plus avant dans l’étude de la nature. Les connaissances restreintes des anciens leur permettaient encore de se figurer que leur philosophie savait tout l’essentiel de ce qui se passait au ciel et sur la terre. Ils se flattaient de comprendra le système du monde et d’avoir découvert les rouages de la mécanique céleste. Dans ce monde sphérique, limité par des orbes animés de mouvements circulaires, où tous les phénomènes sublunaires étaient dus au mélanges des quatre éléments et commandés par les principes du chaud et du froid, du sec et de l’humide, rien ne paraissait plus enveloppé d’un mystère impénétrable. Jamais la raison ne s’est crue aussi proche d’avoir deviné tous les secrets de la nature et atteint la compréhension de l’essence même des choses dans ce vaste domaine dont l’homme était à la fois l’observateur et l’usufruitier.
Toutefois cette créature privilégiée à qui l’anthropocentrisme de l’antiquité attribuait une dignité si éminente dans l’univers, était soumise après un court passage sur la terre à la nécessité inéluctable de la mort. La brièveté de sa vie infligeait un démenti brutal à ses prétentions démesurées. La loi inexorable, qui limitait étroitement le nombre de ses jours et la durée de sa pensée, semblait d’autant plus cruelle qu’une importance plus grande était attribuée à son activité. « Quand s’éteignait sa brève lumière lui fallait-il dormir une nuit éternelle ? »13. Ou le genre humain possédait-il dès moyens de se soustraire à la nécessité qui pesait sur lui ?
De tout temps, les Grecs avaient cru que des êtres exceptionnels échappaient à la règle commune. L’anthropomorphisme rendait l’homme tout proche des dieux. Leurs vertus éminentes égalaient les héros aux Immortels et, transportés parmi les Olympiens ou au milieu des astres divins, ils participaient désormais de leur éternité. La foule vulgaire n’était point aussi favorisée. Mais un fond d’idées traditionnelles maintenait pour elle la croyance à une rétribution posthume : dans les Enfers un jugement concédait aux justes les joies très matérielles des Champs-Elysées, et punissait les coupables des supplices du Tartare. Cet Hadès était encombré de légendes si absurdes, qu’elles étaient une victime désignée pour la critique philosophique. Celle-ci aboutit, nous le verrons14, à la négation radicale d’Épicure, qui se flattait d’avoir délivré les hommes d’épouvantails dont la terreur empoisonnait leurs jours. Au moment du décès l’âme, selon lui, se dissolvait « comme un brouillard ou une fumée » et tout sentiment était aboli15. Cette doctrine conquit beaucoup d’esprits dans les cercles instruits et pénétra même avec la force des idées simples et absolues dans les couches profondes de la population. C’est elle, plus que tout autre, qui depuis l’époque de Cicéron, répandit à Rome le scepticisme et fit même nier toute survie individuelle.
Cependant les réflexions qui s’opposent à une telle solution du problème de notre destinée, ont déjà préoccupé les esprits dans l’antiquité : l’instinct primordial de la conservation veut prolonger notre vie au-delà du terme fixé par la nature et c’est mutiler l’homme que de prétendre l’anéantir en lui16. L’amour que nous portons à des êtres chéris se résigne difficilement à une séparation définitive. La conviction s’impose que le phénomène inexplicable de la conscience dépasse les limitations de notre existence terrestre et le sentiment exige qu’une justice posthume répare les iniquités de notre monde. L’épicurisme, pour lequel le genre humain était une création aveugle du tourbillon des atomes, rendait incompréhensible pour chacun sa propre existence ; il n’apaisait pas l’inquiétude qu’éveillait la persuation d’être livré à une fatalité sans intelligence et sans pitié. En outre, le bonheur purement négatif qu’il promettait, en représentant la mort comme la fin de nos misères, paraissait bien pâle à côté de la félicité radieuse dont ses adversaires faisaient luire l’espérance. Toutes les raisons qui, à travers les siècles, ont alimenté la foi en une existence d’outre-tombe, conduisirent les anciens à modifier sans cesse leur doctrine de l’immortalité pour essayer de l’adapter à la science, toujours illusoire, de leur époque, et à remplacer par des formel nouvelles de survie celles qui semblaient inacceptables et désuètes.
Fantômes exténués végétant dans la nuit du tombeau, ombres insaisissables descendues dans les cavernes profondes de la terre, âmes plongées dans l’abîme ténébreux de l’hémisphère invisible, souffles ignés entraînés par les vents à travers l’atmosphère, démons lunaires nourris des vapeurs s’élevant d’ici-bas, essences rationnelles retournant au soleil qui les a créées, ou remontant à travers le ciel étoile vers l’Empyrée, d’où elles sont descendues, toutes ces conceptions, qui partent de la foi naïve d’une époque archaïque pour aboutir aux plus hautes spéculations religieuses, marquent l’effort incessant des penseurs pour mettre la vie future d’accord avec la psychologie et la cosmologie qu’ils professaient.
Mais dans le paganisme, qui ne connaît point d’orthodoxie théologique, une nouvelle croyance n’élimine pas nécessairement une croyance antérieure. Elles peuvent coexister longtemps comme des possibilités entre lesquelles l’intelligence a le choix. Cette indécision ne troublait point des esprits qui n’étaient pas assujettis à la rigueur dogmatique d’un credo imposé17. Nulle foi ne fut plus mouvante que celle qui s’attachait à la vie d’outre-tombe et qu’aucune; expérience ne pouvait contrôler comme la croyance aux théophanies ou aux prophéties. Rien n’est plus tenace que les idées relatives au culte des morts, rien ne se conserve avec plus de persistance à travers les générations que les usages funéraires. La continuité en est assurée à la fois par l’amour et par la crainte. En accomplissant scrupuleusement les cérémonies ataviques auxquelles ont droit les trépassés, on espère obtenir pour ses proches un sort meilleur dans un autre monde. D’autre part, on redoute la vengeance des défunts si en négligeant ces rites, on leur a infligé des souffrances dans leur existence posthume18. Ainsi se perpétue une série d’antiques notions dont le culte assure la conservation, même quand des conceptions plus avancées se sont fait jour. Comparables à ces organes atrophiés qui subsistent dans les corps évolués sans y remplir aucune fonction, les gestes traditionnels se réduisent à n’être plus que survivances dont la valeur première s’est perdue. L’expression de doctrines hétérogènes, étrangement accolées, se rencontre parfois dans une même épitaphe, où seule une interprétation symbolique peut en atténuer la contradiction. Ainsi, l’histoire de l’idée d’immortalité chez les Romains est moins celle de l’évolution d’un concept, que celle d’apports successifs qui se sont déposés sur un fonds primitif, comme les sédiments qui forment les stratifications géologiques d’un terrain. C’est un ensemble singulièrement complexe de croyances et de spéculations d’époques diverses que l’antiquité a léguées au Moyen-Age, dont elles ont alimenté à la fois la théologie et la superstition, jusqu’au moment où l’écroulement du système géocentrique, en bouleversant toutes les idées sur l’ordonnance du cosmos, priva de son point d’appui une eschatologie qui en dépendait indissolublement. Lorsque la terre cessa d’être le centre de l’univers, seul point fixe entouré par les cercles mouvants des cieux, pour devenir une pauvre planète tournant autour d’un astre, qui lui-même se meut dans l’immensité insondable parmi une infinité d’autres, l’idée naïve que les anciens avaient conçue du voyage, des âmes dans un monde étroitement borné devint inacceptable et le progrès de la science en discréditant la solution erronée que nous avait léguée l’antiquité, nous a laissé en présence d’un mystère que ne soupçonnaient point les mystères païens.
Plut., Pericl, VIII, 9. ↩
Pensées, III, 194 (t. II, p. 103, Brunschvigg). ↩
Définition de heimarmene : Cicéron, De divin., 1, 55, 125. ↩
Cf. Capelle, Die Schrift von der Welt (Neue Jahrb. f. d. Klass. Altertum, VIII), H 1905. – P. Duhem, Le système du monde. Histoire des théories cosmologiques, t. I (1913) et II (1914). – Gilbert, Die meteorologishben Theorien des Griechischen Altertums, Leipzig, 1907. ↩
Cicéron, Somn. Scip.t 4 : « Summus ipse deus arcens et continens ceteros ». Cf, infra, ch. III, 3. ↩
Cf. infra ch. III, 3.]. Tout ceci, on le voit, est étroitement lié au système cosmique enseigné par les astronomes de l’antiquité.
Ainsi, le grand Tout, qu’habitent la société des vivants et les âmes innombrables des générations passées, est conçu comme un vase clos, dont la paroi extérieure est la sphère des étoiles fixes, où s’emboîtent celles des sept planètes, et, plus bas, sous les zones de l’air et des vapeurs en perpétuel mouvement, le globe terrestre immobile est le point stable autour duquel tourne toute la machine céleste.
Le contraste, fortement marqué par la physique des anciens, entre le monde sublunaire, champ-clos où luttent les éléments, et les sphères célestes, qui se meuvent régulièrement autour de lui dans l’éther lumineux, divisait la création en deux parties, régies par des principes opposés. L’astronomie moderne a fait rentrer la terre dans l’économie générale du cosmos et l’a regardée comme une cellule de ce grand corps, soumise aux mêmes lois que la multitude infinie de ses pareilles dans un Tout ramené de la dualité à l’unité.
L’univers antique, si on le compare à celui qu’observent nos lunettes géantes, paraît minuscule. Bien que depuis Posidonius la petitesse de notre terre comparée à l’ensemble du monde soit un lieu commun de la philosophie ((Cf. Cléomède, I, 11 ; Festugière, Les thèmes du Songe de Scipion (dans Eranos, XLIV), 1946, p. 372 ss. ↩
Cf. Bianchi, Dal sistema solare all’universo sidérale (Rendic. Ist. Lombardo), 1930, p. 20 ss. ↩
Pensées, III, 206 (t. II, p. 127, Brunschvigg). Cf. R. Grousset, Bilan de l’histoire (1946), p. 302 ss. ↩
Sir James Jeans, The mysterious universe, 1930. ↩
Cicér., De Divin.,11, 38,95 ; cf. Capelle, op. cit., p. 24, Jäger, Aristoteles, 1.933, p. 68. ↩
Cf. Catulle, 5. ↩
Cf. Bergson, L’énergie spirituelle, p. 62 s. ↩