Quelle représentation avaient dans l’esprit les hommes des générations lointaines, quand ils adoraient des pierres brutes, après y avoir incorporé le dynamisme de la surnature par des paroles et des actes liturgiques ? Il est indispensable d’aborder ce problème si l’on veut pressentir en quoi consista, au néolithique, le caractère sacré des hermai.
D’après Pausanias (VIII, 32, 4), les pierres carrées sacrosaintes de Megalopolis, en Arcadie, étaient surnommées Ergatai ( = les efficaces) : ce qui attestait leur toute-puissance. En diverses régions helléniques, les anciennes pierres transcendantes du néolithique se différencièrent, par la suite, en divinités autonomes : elles devinrent par exemple les Charités d’Orchomène, le Zeus-foudre de Mantinée, le Zeus Teléios de Tégée, le Zeus Kappôtas de Gythion, en Laconie, le Zeus Meilichios de Sicyone, l’Athena Ergané, protectrice des ouvriers, le Poséidon de Tricolonoï, Eileithyia, l’Heraklès d’Hyettos, l’Eros de Thespies, Apollon Agyieus, l’Apollon Karinos de Mégare, etc…, etc… Les trente pierres carrées de Pharaï, en Achaïe, se spécialisèrent également en autant de divinités distinctes. Par cette assimilation postérieure à des personnalités de premier rang, on discerne avec quelle plénitude le sacré primitivement inclus par les rites dans les roches et les cailloux contenait l’énergie divine. L’on entrevoit au surplus aisément que la particularisation en entités séparées fut l’amorce de la dégénérescence par polythéisation, et nullement un progrès. D’autres pierres — par exemple cette pierre de Delphes que l’on oignait d’huile quotidiennement et qu’on vêtait de laine aux jours de fêtes (Pausanias X 24, 6), ou ces pierres de Panopeus près desquelles un officiant divin, paré du titre de Prométhée, avait, en des temps anciens, procédé à la liturgie de la création de l’homme, en utilisant l’argile locale, ou bien encore la pierre de Trézène qui avait servi à la purification d’Oreste, la pierre musicienne de Mégare, les pierres de Thèbes mises en mouvement par les chants d’Amphion, etc…, etc… — conservèrent beaucoup mieux leur caractère initial de réceptacles du mana divin : elles furent jusqu’au bout révérées par elles-mêmes, comme les menhirs et les bétyles, sans prendre l’appellation d’un dieu ou d’une déesse ; elles manifestèrent beaucoup mieux, par cette voie, leur antique suréminence, et leur apparentement aux coutumes néolithiques.
Quelle représentation avaient dans l’esprit les hommes des générations lointaines, quand ils adoraient des pierres brutes, après y avoir incorporé le dynamisme de la surnature par des paroles et des actes liturgiques ? Il est indispensable d’aborder ce problème si l’on veut pressentir en quoi consista, au néolithique, le caractère sacré des hermai. De nos jours, dans les églises catholiques, quand les fidèles communient, en se prosternant devant une hostie, ils ont dans l’arrière-plan de leur conscience une notion assez précise : le rite eucharistique, avec les mémorables paroles qui en constituent l’essence (ceci est mon corps, ceci est mon sang, faites ceci en mémoire de moi), oriente, en effet, immédiatement l’intelligence. — Quelle image surgissait dans le cerveau des néolithiques lorsqu’ils vénéraient les premiers hermai ? De quelle façon les mettaient-ils en rapport avec leurs rites ? Sous quelle forme leur apparaissait la transcendance enfermée dans les blocs lithiques ? Qu’y contemplaient-ils au moyen de leur « troisième œil » ?
Au premier abord, l’on écarte pareille question comme insoluble. Quand on songe toutefois à la place centrale occupée alors par les cérémonies sexuelles, et à leur grandiose signification, l’on s’avise que la difficulté peut être surmontée. Puisque en effet la divinisation de l’homme et de la femme s’exprimait alors par l’accouplement hiérogamique, et que l’indivision édénique, constitutive du royaume éternel, comportait une fusion totale des sexes, le sacré contenu dans les pierres ne pouvait que se présenter comme la réunion de deux êtres étroitement soudés l’un à l’autre. En d’autres termes, le surhomme, qui, pour la chrétienté, se traduit par l’image de Jésus-Christ, consistait, pour les néolithiques, dans l’étreinte transcendante de deux Je, l’un masculin l’autre féminin, ne formant qu’un seul et même être. L’on peut aller plus loin : étant donné qu’à cette époque les organes physiques qui procédaient à l’accomplissement du rite étaient, nous l’avons vu, au plus haut point sacralisés, l’on doit admettre que le sacré apparaissait essentiellement, en cette période, comme la pénétration du phallos masculin dans le kteis féminin. C’est donc cette représentation sacrosainte que devait avoir dans l’imagination les premiers Arcadiens quand ils se prosternaient devant les hermai. Cette même représentation (la pénétration du linga dans le yoni) constitue au surplus l’une des plus lointaines figurations du sacré dans l’Inde ; et, au Tibet, les dieux sont représentés dans la posture yab-yum ( = père-mère) c’est-à-dire unis sexuellement à une déesse pressée contre eux, et, en partie, fusionnée avec eux. Dans le Mexique précolombien, chez les Aztèques, le Dieu suprême, qui correspondait en réalité au surhomme, se nommait Ometecuhtli ( = le Dieu deux). L’accouplement sexuel ne ressortait pas comme en Asie. Mais le Dieu deux ne se composait pas moins d’un être masculin et d’un être féminin, puisque, dans les hiéroglyphes, il possède un visage de couleur naturelle (il est donc un homme), mais a des mains jaunes (couleur toujours affectée au sexe féminin).
Nous avons exposé ailleurs à quelles traditions liturgiques précises correspondaient de telles vues ; ces traditions se proposaient de faire ressortir comment, par la faute du surhomme premier ancêtre, l’indivision primordiale avait été brisée ; le cosmos avait cessé d’être appréhendé comme un ensemble dynamique, au sein duquel une infinitude de Je différents possédaient en commun un seul et même être, sans en altérer en rien l’unite’ absolue, attendu que tous s’en faisaient réciproquement, par un amour sans réserve, un don total. L’être n’adhérait dès lors à aucun d’eux et ne se cristallisait pas statiquement. Chacun le détenait dans l’acte par lequel il le redonnait. Telle est la loi divine de l’existence. Par le fait qu’il avait voulu s approprier l’être, le surhomme avait instantanément glissé vers un niveau inférieur de connaissance, dans lequel les êtres se présentaient comme des floculations distinctes, et séparés les uns des autres. C’est alors que s’était établie la scission sexuelle, élément de la scission spatio-temporelle générale, et de la transformation de l’énergie radiante en une superposition de mécanismes.
Ce sont ces traditions, dont nous avons montré les différents aspects, qui ont conduit à cette notion, à peu près universelle dans l’antiquité, que l’être humain était, à l’origine, un surhomme, composé de deux Je en un seul être. La même idée s’exprimait par la conception de l’androgyne ou de l’hermaphrodite primordial. Dans la Bible, le rituel montre la femme extraite de l’homme, c’est-à-dire formée au moyen de l’être de l’homme : ce qui revient à dire qu’elle a cet être en commun avec lui. Nous ne sortons donc pas des hautes conceptions initiatiques, incorporées au rituel de mort et de résurrection.