Grison : Le Traité de la Fleur d’Or du Suprême Un – Situation

SITUATION

« Situer» la Fleur d’Or, en suivre la végétation contingente, n’est pas une tâche aisée. Un orientaliste avisé, M. Alan W. Watts, attribue le traité que nous nous proposons d’étudier ici, à la dynastie des Ming, ou à celle des Ts’ing. Soit une latitude de six siècles…1. Si la seconde hypothèse nous apparaît improbable, nous croyons bien apercevoir les raisons de la première. En fait, il faut distinguer entre, le texte lui-même et le commentaire anonyme qui l’accompagne, .chapitre après chapitre, le second manifestement postérieur au premier, dont il semble refléter une longue tradition interprétative. Or, selon Wilhelm, le dit commentaire est à dater de la fin des Ming ou du début des Ts’ing2. La première édition imprimée de l’ensemble aurait été réalisée sous K’ien-long (1736-1796), ce qui n’exclurait pas l’existence de xylographies antérieures (procédé couramment utilisé sous les T’ang, mais dont l’invention remonte aux Six Dynasties). S’agissant, comme nous le dirons, d’un traité « secret », ces diverses techniques de reproduction ne peuvent que suivre elles-mêmes les copies successives de manuscrits, lesquelles fixent et codifient la transmission d’un enseignement oral.

Les Ming ? Leur avènement suit de près une période de foisonnement intellectuel qui nous paraît essentielle : une littérature y avait fleuri, où l’alchimie était envisagée sous son véritable aspect symbolique, utilisant à la fois les principes du yoga et les méthodes des sectes de méditation bouddhiques. Le mouvement populaire qui amène la nouvelle dynastie au pouvoir est inspiré par des sociétés secrètes dont la doctrine allie les éléments du Taoïsme à ceux du Zen. Or tout cela se retrouve solidement aggloméré à la base de notre texte. Bien sûr, la synthèse du Taoïsme et du Bouddhisme, dont nous aurons à reparler, et que beaucoup paraissent découvrir à partir des Song, remonte en fait aux premiers siècles de notre ère. Faut-il croire, d’autre part, compte tenu de ce que les écrits en notre possession parlent d’alchimie spirituelle à partir des mêmes Song, et plus spécialement au XIIIe siècle avec Ko Ch’ang-keng, qu’une telle conception était antérieurement inconnue, surgie là d’un coup comme l’aboutissement de spéculations à la mode ou d’un processus évolutif de la pensée ? Certainement pas. L’accent mis sur la distinction entre nei-tan et wai-tan, alchimies intérieure et extérieure – qui date apparemment des T’ang -, marquerait plutôt une régression, dans la mesure où il souligne une dualité de natures là où ne doit exister qu’une dualité d’aspects. C’est, il faut le préciser, l’âge du néo-confucianisme triomphant. Et le fait que ce double aspect doive être expressément révélé indique, non pas qu’il s’agit d’une acquisition récente, mais plutôt qu’il a cessé d’apparaître comme une évidence fondamentale. L’aspect yang de l’alchimie ne s’exprime pas : il s’expérimente. Si Ko Hong n’a décrit que des techniques, il a laissé clairement entendre qu’elles ne sont rien par elle-mêmes, et ne peuvent d’ailleurs réussir seules. Il faut encore ajouter que ceux des anciens Chinois qui ont écrit sur ce thème n’étaient pas nécessairement les plus qualifiés pour le faire : ainsi l’exemple de Lieou Hiang, type, parfait de l’alchimiste raté.

Faut-il donc, de Kien-long,- remonter jusqu’aux T’ang, pour y rencontrer ce Maître Liu-tsou dont l’enseignement nous est ici rapporté ? L’« Ancêtre Liu » désigne le Sage taoïste Liu Yen, ou Liu Tong-pin – « Liu, l’hôte de la caverne »3 -, personnage historique né en 795 de notre ère – le quatorze du quatorzième mois — à Yong-lo, dans le Chen-si. Après deux échecs, il obtint nous dit-on, son doctorat en médecine à l’âge de soixante-quatre ans. Le Rêve du Millet Jaune4 en fait un lettré de province amené à la connaissance suprême, lors d’un voyage vers la capitale, par l’Immortel Tchong-li K’iuen (Han Tchong-li), tout exprès descendu des bienheureux Séjours. Immortel lui-même, il mènera la lutte contré le Roi-dragon de la mer et enseignera la confection des pilules de longue vie. Qu’un Empereur Song ait, au début du XIIe siècle, conféré à Liu Tong-pin le titre de « Héros de la Merveilleuse Sagesse » ne retiendrait pas spécialement notre attention si nous ne retrouvions, par ce détour, une série de coïncidences curieuses : s’il est bien question de Liu Yen dès les T’ang5, l’« historicité » du personnage ne s’établit – du moins selon les textes connus — que grâce à l’Histoire orthodoxe des Lotus d’Or de Tchou-li, datée de 13016. Or l’opportunité de ce titre apparaîtra mieux encore lorsqu’on saura qu’il recouvre les enseignements des maîtres d’une « école du Ming et du Sing », à laquelle il faut très probablement rattacher notre traité. En fait, cette étonnante époque des Song et des Yuan paraît constituer une sorte de « palier » dans l’évolution du cycle traditionnel, qui s’étendra sans discontinuité jusqu’à nous : le Bouddhisme Ch’an triomphe, l’alchimie des Han se renouvelle – ou s’explicite – ; le « néo-Taoïsme » syncrétise ; Tcheou Touen-yi se réfère au Tao, mais prépare Tchou-hi ; sous les Ming, Tchou-hi trouvera son équilibre en Wang Yang-ming. Autre chose encore : Liu Yen est désigné comme son fondateur par la société secrète Kin-tan kiao, qui fait du Traité de la Fleur d’Or son « livre secret ». Or cette « école », ou cette « secte » du Cinabre d’Or est considérée comme une émanation de la Pai-lien houei, ou « Société du Lotus Blanc », qui se révèle pour la première fois au grand jour sous les Song. Ces conjonctions ne sauraient résulter du hasard, même si l’on doit admettre que ce qui nous apparaît de telles organisations n’est jamais que manifestations contingentes et secondaires, justifiées par la nécessité d’intervenir, à un moment donné, dans la vie publique, sous une forme évidemment très extérieure, et le plus souvent par l’intermédiaire de satellites. Ce n’est pas le « Lotus Blanc » qui dirige la rébellion d’où sortira indirectement, en 1368, la dynastie des Ming, mais c’est lui qui l’inspire. Ce ne sont pas de contemplatifs disciples du Maître Liu qui sont massacrés par les Ts’ing – au nombre de quinze mille pour la seule année 1891 – mais ce sont pourtant des membres de la Kin-tan kiao. Il est vrai que l’emblème de l’Immortel Liu Tong-pin est une épée, ce qui peut s’entendre de façon parfaitement exotérique, pour peu que les circonstances historiques l’exigent.

Mais il ne semble pas que, même à l’époque contemporainer cet aspect seul ait prévalu, comme ce fut le cas dans nombre d’autres sociétés secrètes. Adeptes ou non, seule une élite relativement restreinte avait accès au T’ai-yi kin-houa tsong-tche lorsque Richard Wilhelm le découvrit : son unique réédition de 1920 avait été limitée à mille exemplaires, diffusés en des cercles discrets, encore que sans doute inégalement éclairés. Il est inutile de préciser qu’une telle réserve ne s’impose plus aujourd’hui : l’extériorisation de la « vérité cachée » dont parle Lao-tseu n’est plus cause de scandale, ni même de surprise, comme ce pouvait encore être le cas au temps de Ko Ch’ang-keng. La traduction de Wilhelm, accompagnée de deux chapitres introductifs et d’un commentaire du Dr C. G. Jung, parut en 1929 chez Dorn Verlag (Grete Ulmann) à Munich, édition reprise par Rascher Verlag à Zurich. Une traduction anglaise de cet ouvrage : The Secret of the Golden Flower, suivit en 1931 à Londres, chez Kegan Paul, Trench, Trubner and C°. Nous devons à la bienveillante autorisation des Editions Rascher la possibilité d’offrir ici la première version française complète du texte. Nous leur en exprimons notre très vive reconnaissance7.


Synthèse harmonieuse du Taoïsme et du Bouddhisme : notre but, en présentant le Traité de la Fleur d’Or, est précisément d’en donner un parfait exemple, et de l’expliquer dans la mesure du possible.

La conjonction est sensible dès le temps des seconds Han : le Bouddhisme importé, faute de terminologie adaptée, utilise celle du Taoïsme, lequel paraît bien favoriser la diffusion du Bouddhisme et y trouver profit. La secte amidiste du « Lotus Blanc », fondée au pied du Lou-chan en 381, est le fait d’anciens Taoïstes qui n’ont pas renoncé à leur formation première8.

Les échanges sont nombreux, à la même époque, sans qu’aucun apparentement sérieux puisse toutefois être relevé. Entre communautés, les querelles ne tarderont guère. Les choses vont différemment avec l’introduction, en 521, du Bouddhisme Ch’an, dont l’absence de rigueur doctrinale permet la sinisation rapide par assimilation de méthodes et de symboles qui ne peuvent être que spécifiquement taoïstes, ses emprunts à la tradition locale ayant pour seule fin de permettre une approche plus aisée des réalités spirituelles.

La période T’ang qui est, à travers Liu Tong-pin, une période de référence – conventionnelle ou non – marque une nouvelle étape, avec la décadence complète du Taoïsme formel et l’apparition de deux sectes bouddhiques nouvelles où le Tantrisme tient une place importante : T’ien-tai et Tchen-yen (qui deviendront au Japon Tendai et Shingon)9. A la fin de la dynastie, sous Wou-tsong, le Bouddhisme est sévèrement persécuté tandis que le Taoïsme connaît un regain de faveur, sous des formes extérieures aberrantes, il convient de le préciser. Ces divers événements nous amènent à formuler plusieurs remarques : la méthode de la Fleur d’Or contient des éléments « tantriques » indéniables, qui ne sont d’ailleurs pas nécessairement tous d’origine hindoue ; sa technique de méditation est parente de celles que préconise le Bouddhisme, notamment sous ses formes Ch’an et T’ien-tai10 ; la décadence extérieure du Taoïsme, et même les vélléités insensées d’un Wou-tsong peuvent expliquer et justifier le retrait de la tradition authentique en des organisations telles que la Kin-tan kiao ; la persécution du Bouddhisme – devenu d’ailleurs très formaliste – peut expliquer l’adhésion de ses sectateurs laïcisés par la force à des « sociétés » clandestines nécessairement extérieures, mais peut-être aussi la « mise en dépôt » provisoire d’éléments fondamentaux11. En fait, et c’est ce que nous allons avoir à préciser, les parts ne peuvent être que fort inégales, à l’inverse de ce qu’elles sont dans le Ch’an ou dans ses manifestations esthétiques de l’époque Song : car l’ésotérisme bouddhique ne comporte pas de formes telles qu’elles doivent être préservées dans des sociétés secrètes, type d’organisation essentiellement sinoïde12. La Kin-tan kiao, pour sa part, est une école taoïste, comme l’est le « Lotus blanc », en dépit de son titre. Ici, la référence à l’alchimie et aux techniques d’immortalité est explicite : l’équivoque, la « couverture » bouddhique ne sont nullement sollicitées. La synthèse s’effectue au niveau de la méthode, et non pas à celui de la doctrine, dans un souci qui peut n’être que de pure efficacité. La « Voie » n’est pas en cause, mais seulement le moyen de l’approcher et, somme toute, sa « vertu » pratique.

Il est assez remarquable d’ailleurs que l’origine de la méthode préconisée soit rapportée à l’« Homme véritable du Commencement de la Forme », dont on nous dit qu’il est Yin-hi ou Ko’uan Yin-tseu, le « Gardien de la Passe » (Kouan-ling) à qui Lao-tseu confia le Tao-te king. De ce personnage, Tchouang-tseu fait l’instructeur de Lie-tseu, voire l’associé du Vieux Maître dans l’établissement de sa doctrine. Le Lie-sien tchouan nous dit de lui qu’il était « versé dans la science ésotérique et se nourrissait toujours des essences les plus pures. (Qu’)il gardait secrète sa vertu et réglait avec soin ses activités »13. D’autres ouvrages le qualifient d’« Homme véritable sans supérieur » (Wou-chang tchen-jen). Références T’ang et sources Han, contexte plus probablement Song ou Yuan – qui est la récapitulation atténuée des précédentes14 -, le report doctrinal au « commencement de la forme » (le- t’ai-che de Lie-tseu), impute finalement cette connaissance, non à telle ou telle spéculation, humaine, mais à l’origine même de la manifestation sensible, à la première des « mutations » fondamentales15.


  1. Du XIVe au XX» siècle. Le Bouddhisme Zen (Paris 1960). 

  2. Das Geheimnis der Goldenen Blüte (Munich, 1929). Il semble en fait plus tardif, puisqu’il se réfère à Liu Houa-yang, dont le Houei-ming king daterait de 1794. Il faudrait donc retarder^ l’édition K’ien-long jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, à moins de considérer cette référence finale comme une addition ultérieure. 

  3. Le Chen-si, dont il est originaire, compte d’innombrables habitations troglodytiques creusées dans les falaises de loess. Mais il faut aussi noter que la caverne est traditionnellement, en Chine comme ailleurs, un « passage » vers le monde des m Immortels. Le même caractère tong a le double sens de « caverne » et de « pénétrer, communiquer, comprendre (les choses cachées)». Homologuée au creuset des alchimistes, la caverne est le lieu de la « nouvelle naissance » initiatique. Notons encore que le Chen-si est la région où se retira Lao-tseu après avoir franchi la « passe », et où les ancêtres des Tcheou avaient vécu dans des cavernes. Cette désignation n’est donc sans doute pas exemple d’intentions symboliques. 

  4. Dans la belle traduction de Louis Laloy (Paris, 1935). 

  5. Par exemple dans 1′ « Histoire de l’Oreiller » (Tchen tchong ki) de Li Pi. 

  6. Cf. Louis Laloy, op. cit

  7. M.-André Préau – dont les conseils nous ont été précieux lors de l’établissement de notre texte – en a traduit d’importants extraits dans La Fleur d’Or et le Taoïsme sans Tao (Paris, 1931), à l’appui d’un excellent commentaire. Plusieurs passages, assez cavalièrement repris sur le texte anglais, ont également été intégrés par Mme Alexandra David-Neel à son ouvrage : Immortalité et Réincarnation (Paris, 1961). Liu-tsou y est confondu avec Lao-tseu.

    Un mot à propos du titre : Wilhelm le traduit par « le Secret de la Fleur d’Or », ce qui restitue bien la nature et le contenu du texte, mais a l’inconvénient d’introduire dans son titre une notion que l’auteur chinois n’y a pas mise. Nous avons trouvé ailleurs : « Traité complet de la Fleur d’Or » : outre que l’ouvrage est, de son propre aveu, incomplet, il paraît s’agir d’une confusion entre tsong et un autre caractère voisin, wan (= complet). Il semble raisonnable de rendre tsong-tche par « Traité », avec la valeur étymologique d’ « instructions fondamentales », ou « vénérables ». 

  8. A ne pas confondre avec la société secrète citée plus haut, qui n’a aucun rapport avec elle, mais lui a emprunté son titre en vue, sans doute, de maintenir une équivoque délibérée. Il est en outre important de noter que certaines traditions situent la naissance de la Kin-tan-kiao au Lou-chan, ce qui ne fait qu’accentuer la confusion. 

  9. Sans parler d’une intense activité ch’an ! la mort de Houei-neng est survenue en 712, aussitôt suivie de la naissance de deux importantes écoles qui deviendront Lin-tsi (Rinzai) et Ts’ao-tong (Soto). 

  10. « Si l’on nous objecte que cette méthode est exactement celle des Bouddhistes zen, écrira significativement Ko Ch’ang-k«ng, nous répondrons que sous le Ciel il n’existe pas deux Voies, et que les Sages sont toujours du même cour ». (Cité par Mircea Eliade, Forgerons et Alchimistes, Paris, 1956). 

  11. L’apparition, dans le même temps, du Manichéisme et du Christianisme nestorien, la persécution du premier par le même Wou-tsong, à l’occasion d’une guerre contre les Ouïgours, ont pu rendre tentante l’hypothèse de parentés et d’influences : elles nous semblent aussi peu évidentes que doctrinalement improbables. Aussi ne suivrons-nous pas sur ce point l’opinion de Wilhelm, fondée sur les travaux du Professeur Saeki. 

  12. Si l’on peut parler, au Viêt-nam, d’une « société secrète » bouddhique – la Dao Lanh – il ne s’agit, à aucun degré, d’une organisation initiatique. 

  13. Lie-sien tchouan, trad. Kaltenmark (Pékin, 1953). 

  14. On peut noter que les citations du texte se limitent aux Han, tandis que celles du commentaire vont jusqu’aux Song inclusivement. 

  15. Cf. Henri Maspéro, Le Taoïsme (Paris, 1950). Une telle conception paraît se référer à la doctrine taoïste des Han selon laquelle l’apparition de Lao-tseu, sorti du Chaos primordial, serait la source même du « commencement de la forme ». Ce qui conférerait à la « Passe » et à son « Gardien » la signification ésotérique universellement attribuée à la « porte ».