Gustav Meyrink: Le visage vert (préface de Serge Hutin)

COMME Le Golem, cet autre chef-d’œuvre de Gustav Meyrink, Le Visage Vert se présente à nous comme un roman fantastique, envoûtant, oppressant. Au lieu de se passer dans l’ancien Ghetto de Prague, l’action se déroule cette fois dans les quartiers pittoresques du vieil Amsterdam ; mais nous retrouvons la même atmosphère louche, inquiétante, douloureuse aussi, avec les mêmes lamentables fantoches humains. Monde « réaliste », cruel, volontiers sordide, et où le fantastique surgit pourtant à l’envi, dans le cadre le plus minable : comme dans Le Golem, comme — aussi — dans les films expressionnistes allemands des années 1920, les événements les plus extraordinaires se déclenchent soudain comme si de rien n’était : apparition d’êtres surnaturels, plongée dans un univers parallèle, bouleversement total du rythme temporel régissant la succession habituelle des événements. Meyrink est bien un auteur se complaisant aux descriptions d’un réalisme décidé, mais cette prédilection n’est jamais gratuite.

Qu’il s’agisse du Ghetto de Prague ou du « quartier réservé» d’Amsterdam, c’est tout le triste pandémonium de la condition humaine qui est alertement dépeint — et dénoncé.

Et le personnage central du récit, l’ingénieur autrichien Fortunat Hauberisser, n’est autre que l’équivalent parfait d’Athanase Pernath, le héros du Golem. Il est en exil dans une capitale étrangère, mais il symbolise par là même l’étranger au sens gnostique : l’être jeté dans le monde et qui, à l’inverse de ses compagnons d’infortune, se souvient qu’il est autrefois venu d’ailleurs, et qu’il doit donc rechercher activement la grande libération qui le fera enfin recouvrer cette glorieuse condition originelle.

D’un bout à l’autre du livre, nous voyons triompher chez Meyrink une vue lucide, sans aucune illusion apaisante, sur la véritable nature de l’existence humaine telle que nous la vivons tous ici-bas. Pour caractériser cette dernière, Meyrink, trouve une comparaison fort révélatrice de ses convictions spirituelles :

Rappelé à la réalité par le contraste, Hauberisser revit devant ses yeux un tableau du passé : un ours derrière les barreaux d’une cage dans une ménagerie ambulante, attaché à une chaîne, par la patte gauche, et qui dansait d’une patte sur l’autre, véritable incarnation du désespoir, jour après jour, mois après mois, et encore des années plus tard lorsqu’il le revit dans une foire (Chapitre III).

De telles descriptions, rageusement pittoresques, nous dénoncent sans pitié le « cirque » infernal qu’est la condition humaine courante, tout entière dominée par l’aveugle recherche frénétique de la sensualité et du lucre. C’est ici le domaine terrible du destin impitoyable — et pourtant mérité — puisque comme Jean-Paul Sartre, mais dans un tout autre contexte métaphysique, Meyrink, ne croit pas aux victimes innocentes :

Tous ces millions d’êtres qui ont saigné et souffert, ils n’avaient pourtant pas fait de vœux ? A quoi bon toutes ces misères sans fin? Et comment savez-vous s’ils n’avaient pas fait de vœux? Peut-être au cours d’une vie antérieure, ou dans un état de sommeil profond alors que l’âme veille et sait le mieux ce qu’il lui faut ? (Chapitre V)

Une telle constatation n’excluant pas, chez l’auteur du Visage Vert, une fervente compassion bouddhique pour toutes les créatures souffrant ici-bas —y compris les animaux :

Les ombres des milliers d’animaux assassinés et maltraités nous ont maudits, et leur sang crie vengeance, pensa Hauberisser durant un court instant (Chapitre III).

En contrepoint à tout cet expressionnisme déchaîné de la si douloureuse condition terrestre, un autre motif existentiel court dans Le Visage Vert : celui de l’approche inéluctable de la fin d’un cycle terrestre, celui de l’entrée finale dans les temps apocalyptiques. Hantise terrible du cataclysme fabuleux auquel seuls échapperont ceux qui auront su à temps construire l’Arche :

L’horloge de l’univers ne va pas tarder à sonner la douzième heure ; le chiffre sur le cadran est rouge et trempé de sang (…) Veille afin qu’elle ne te trouve pas endormi, car ceux qui arriveront les yeux fermés au jour nouveau, demeureront les bêtes qu’ils étaient et ne pourront plus être éveillés (Chapitre XI).

L’action du roman se déroule — et ce n’est pas là choix gratuit—à Amsterdam, à la fin de l’année 1918, lors de la triste ruée vers la Hollande d’innombrables réfugiés en provenance de tous les pays frappés par le grand conflit européen — dans lequel l’écrivain autrichien a fort bien vu le premier acte décisif marquant l’écroulement douloureux de toute une civilisation. Et nul écrivain n’a peut-être trouvé des accents plus âpres pour dénoncer la condition précaire devenue alors le lamentable lot des vraies élites spirituelles de l’Europe Occidentale :

… mais maintenant l’humanité en Europe avait déjà atteint le point culminant où l’antique malédiction « Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front » devait s’entendre littéralement et non plus symboliquement. Ceux pour qui la sueur de leur front était « intérieure » se voyaient voués à la misère et succombaient faute de nourriture (…)

Et la terre était déserte et vide, et il y avait des ténèbres à la surface de l’abîme (Chapitre II). Tour les êtres vraiment prédestinés au salut, une seule possibilité reste ; trouver la voie libératrice qui leur permettra d’échapper au trompeur filet efficacement tendu par la Mâyâ, par l’ « Illusion » à laquelle l’existence terrestre doit sa naissance.

Faire ainsi un trou dans le filet qui tient l’humanité captive, non pas en prêchant en public, non : en dénouant les mailles qui m’emprisonnent moi-même, voilà ce que ie veux faire (Chapitre VII).

Mais les êtres à même d’entreprendre cette grande libération ne forment-ils pas une même communauté— invisible et visible tout à la fois — des élus ? C’est la conviction fervente de Gustav Meyrink, lui-même, qui parle dans son Golem de la « communauté des descendants de la Première Lumière», c’est-à-dire des êtres promis — comme Athanase Pernath — à la glorieuse réintégration adamique. La même idée apparaît à nouveau dans Le Visage Vert, mais sous une forme tout à fait curieuse : celle d’une transposition littéraire originale de la vieille légende traditionnelle du Juif errant. Cette figure étrange, nous la voyons apparaître en chair et en os dans une vieille boutique du quartier louche d’Amsterdam :

C’était un visage uni avec un bandeau noir sur le front et cependant profondément sillonné, comme la mer avec ses hautes vagues n’est cependant jamais ridée. Les yeux comme de sombres abîmes étaient néanmoins les yeux d’un être humain et non des cavernes. La peau, d’une teinte olivâtre, avait l’aspect de l’airain… (Chapitre I)

Pourtant, c’est par des visions symboliques qu’il se manifestera à divers personnages du roman — cette vision de l’homme au visage vert leur servant précisément de signe distinctif leur permettant de se reconnaître mutuellement comme des élus. En réalité, le personnage fabuleux n’est qu’extérieurement l’infortuné errant Ahasverus, obligé de parcourir éternellement le monde jusqu’au Jugement dernier, pour avoir insulté le Christ qui montait au Calvaire. Loin d’être un réprouvé, il est dans le roman de Meyrink l’un des grands délivrés qui montrent aux élus le chemin effectif de la grande libération :

L’un de ceux qui conservent les clefs des mystères de la magie est demeuré sur terre pour chercher et rassembler ceux qui sont appelés. De même que LUI ne peut pas mourir, la légende qui a cours sur lui ne peut pas mourir non plus. Les uns murmurent qu’il est le « Juif errant», les autres Elie; les gnostiques prétendent que ce serait Jean l’Evangéliste : mais chacun de ceux qui l’ont vu le décrit différemment (…) Il n’est que naturel que chacun le voie autrement : un être tel que lui, qui a changé son corps en esprit, ne peut plus être lié à aucune forme fixe (Chapitre XI). Le grand secret, celui qui ouvre l’accès à la véritable délivrance (sur tous les plans de réalité), consiste en une illumination libératrice décrite en détail par Meyrink. Celui-ci ne parlant pas — signalons-le — d’après de vagues rêveries personnelles, mais ^’expérience : n’oublions pas son appartenance à une société initiatique détentrice des grands secrets tantriques de libération1.

Le grand principe de cette expérience illuminatrice et libératrice est simple :

Il sentit un rapport mystérieux entre ce qu’il avait vu et les lois de la nature intérieure et extérieure et il comprit quelle serait la splendeur du monde ressuscité pour lui s’il réussissait à observer dans une nouvelle lumière les choses auxquelles la vie ordinaire avait enlevé leur langage (Chapitre VI).

Nous lisons d’ailleurs, dès le chapitre initial, ces lignes suggestives :

…je veux voir devant moi une nouvelle terre totalement inconnue… je veux connaître un nouvel émerveillement, comme un nouveau-né qui aurait passé du jour au lendemain à l’état d’homme fait (…) Je renonce à « l’héritage spirituel» de mes ancêtres au profit de l’état, et préfère voir de vieilles formes avec des yeux neufs, et non, comme je l’ai fait jusqu’ici, de nouvelles formes avec des yeux anciens.

Il s’agit d’obtenir :

le réveil d’un moi jusqu’à présent mort dans un monde qui existe en dehors des sens, en un mot, « au Paradis»2.

Prodigieuse expérience qui, on le conçoit, pourra nécessiter plus d’une manifestation humaine corporelle :

Ne te laisse pas effrayer par la peur de ne pas pouvoir peut-être atteindre te but dans cette vie. Celui qui a une fois mis le pied sur notre chemin revient toujours au monde avec une maturité intérieure qui lui permet de continuer son travail (Chapitre XI).

Mais, pour obtenir la définitive et complète libération hors du labyrinthe des sempiternelles naissances et renaissances corporelles, il est nécessaire que l’élu s’unisse, avant le Grand Œuvre, à sa compagne divine prédestinée : de même que Pernath, le héros du Golem, n’accédera à la délivrance finale — dans la symbolique « Maison de la Dernière Lanterne » — que lorsqu’il aura réalisé ses noces divines avec la jeune Miriam, de même Hauberisser n’échappera également au cycle infernal qu’après avoir trouvé, perdu et reconquis son « double » féminin : Eva van Druyssen.

On peut lire, au chapitre VII du Visage Vert, ce beau passage :

Mais si un homme réussit à franchir le « pont de la vie», c’est un bonheur pour le monde (…) Mais une chose est nécessaire : un seul ne peut y réussir, il a besoin pour cela d’une compagne. L’union d’une force masculine et d’une force féminine. C’est là le sens secret du mariage, que l’humanité a perdu depuis des millénaires.

En vertu de la loi d’analogie qui joue en alchimie sur tous les plans possibles de manifestation, ce mariage céleste désignera en même temps des transformations intérieures (union de l’esprit de l’adepte avec la partie féminine de son être spirituel, ou encore avec une épiphanie divine) et des rites sexuels sacrés mais concrets (maithuna de l’élu tantrique avec sa compagne de chair).

Rappelons3 que le tantrisme dit « de droite» se différencie de la voie « de gauche » en ce qu’il n’admet, lui, que le premier aspect — supraterrestre — de ces rites d’union sexuelle.

Finalement, le héros du Visage Vert parvient à l’état véritable de libération totale, à la réintégration glorieuse :

Comme Janus, Hauberisser pouvait regarder à la fois dans le monde de l’au-delà et dans le monde terrestre ; il en distinguait nettement les détails et les choses (Conclusion).

D’un bout à l’autre de ses pages, Le Visage Vert est un splendide roman à clefs — et celles-ci sont celles-là mêmes qui ouvrent l’accès aux grands secrets ; la trame même du livre, c’est la grande délivrance alchimique qui s’offre aux hommes qui ont reçu la grâce — à tous ceux qui ont « vu l’homme au visage vert ».

Serge HUTIN.


  1. Comme “Le Golem, Le Visage Vert comporte des passages qui semblent bel et bien décrire des rites initiatiques vécus par l’auteur. Cf. des lignes significatives, entre autres (Visage Vert, Chap. XII) : « Il prit les deux lampes et les changea de place — la gauche à droite et la droite à gauche. » 

  2. Ce qui nous est pointé en détail au chapitre VI. 

  3. Voir les belles études de Mircéa Eliade (Le Yoga : Immortalité et liberté), Payot, éditeur, et de Julius Evola (La métaphysique du sexe), même éditeur. 

Gustav Meyrink (1868-1932)