La formule primitive de la sagesse promet d’en être aussi l’ultime. Shrî Aurobindo, la Vie divine.
Les personnages de la mythologie hindoue, dieux et démons, ne sont pas des inventions arbitraires d’hommes primitifs non encore parvenus aux degrés « supérieurs » d’évolution qui correspondent selon nous à la religion monothéiste, à la philosophie rationnelle et à la science matérielle. Ce ne sont pas non plus des personnifications plus ou moins naïves des manifestations matérielles de la Nature : pluie, éclairs, soleil, ni des allégories destinées à fournir des représentations mentales concrètes des forces qui sont à l’œuvre autour de nous : gravitation, germination, désintégration, vitalité, pensée, ni des réminiscences fabulisées d’époques protohistoriques, ni des idoles destinées à canaliser l’émotion et le sentiment religieux, les aspirations au dépassement de soi-même chez des peuplades encore à demi-barbares.
Les sages de l’Inde antique ou moderne qui les ont invoqués dans leurs hymnes et leurs incantations, racontés dans les mythes des Purânas ou des poèmes épiques, précisés dans les Upanishads, appelés dans leurs prières et leurs ascèses, ont eu des visions, des échappées faudrait-il dire plutôt, sur des mondes autres que le nôtre, où ne jouent pas les lois de notre vie, de notre raison et de notre matière terrestres, mais qui, pour ne pas tomber dans le champ de nos instruments de laboratoire, n’en sont pas moins aussi réels que le monde dans la conscience duquel nous vivons habituellement1. Et ces visions mêmes sont l’une des preuves que ces autres mondes ne sont pas sans possibilité de contacts avec le nôtre.
Cette conception de la co-existence de plusieurs mondes différents va évidemment à l’encontre des doctrines que nous avons héritées de la science matérialiste du XIXe siècle. Mais il nous est possible, sinon de l’admettre aveuglément, du moins d’en reconnaître la possibilité, à titre d’hypothèse à vérifier, si nous nous reportons, soit à nos propres croyances religieuses traditionnelles, soit à la psychologie plus récente. Le paradis terrestre de la Genèse, les mondes angéliques, l’enfer, le paradis, le purgatoire, quelle que soit l’explication que l’on en donne, correspondent en tout cas à des visions, des sensations, des aperceptions, des niveaux de conscience qu’il ne semble pas réalisable, pour un même individu, de « connaître » simultanément, mais que nous pouvons parfaitement imaginer exister en même temps2, chacun dans une ou plusieurs consciences individuelles. De même les états de rêve, de clairvoyance et d’extase religieuse, avec toutes leurs variantes, se voient maintenant reconnaître par la plupart des psychologues une réalité véritable. Et les expériences que l’on y traverse laissent souvent après que l’on en est sorti des traces durables dans l’état que nous appelons normal : compréhension plus claire ou plus large, espérance ou découragement, foi plus solide, et même troubles plus ou moins durables de la circulation, de la respiration, etc. Il serait donc illogique de refuser catégoriquement créance aux conceptions religieuses et métaphysiques hindoues pour la seule raison qu’elles aussi admettent l’existence de plusieurs mondes autres que celui dans la conscience duquel nous vivons habituellement. Mais il ne faut pas céder à la tentation de vouloir les assimiler, aux mondes dont traitent théologiens et psychologues. Pour nous en faire une idée aussi compréhensible que possible, le mieux est de nous reporter aux « plans » selon lesquels le plus grand philosophe et sage de l’Inde contemporaine, Shrî Aurobindo, envisage la totalité de la création : le physique, représenté à l’état pur par la matière inerte; le vital, dont la descente dans la matière fait apparaître la vie ; le mental, qui apporte les facultés intellectuelles ; le psychique, qui fait apparaître les possibilités profondes des autres plans et les rend capables de s’ouvrir, non seulement à la spiritualisation, mais aussi au Surmental et au Supramental qui ne se sont pas encore installés dans la conscience terrestre3.
Le monde dans lequel vivent les humains, êtres mentaux par excellence, est caractérisé par l’interaction continue des plans physiques, vitaux et mentaux. Mais ce qui, selon Shrî Aurobindo, le différencie le plus nettement des mondes des dévas et des asuras4, c’est qu’il a pour principe essentiel l’évolution; tandis que ces autres mondes sont « antérieurs à l’évolution »5. Exposé théorique de forme nouvelle, mais par ailleurs parfaitement conforme aux plus anciennes traditions indiennes qui considèrent l’état humain (la « naissance humaine ») dans le dharmakshetra6 comme seul susceptible de permettre l’évolution de l’âme et tous les autres états comme statiques pour les âmes qui y font des séjours. Chacun de ces mondes, des dévas et des asuras, en outre, toujours d’après Shrî Aurobindo, appartient plus ou moins exclusivement à un seul plan : surmental, mental, vital, physique subtil, tout au moins dans la mesure où les êtres qui l’habitent se manifestent comme entités distinctes7.
Il est impossible de comprendre la mythologie hindoue, même dans ses aspects les plus exotériques, et plus encore naturellement dans sa signification profonde, cosmogonique, psychagogique et spirituelle, si l’on part des mêmes principes d’antinomie selon lesquels on a coutume d’interpréter l’iconographie chrétienne, la mythologie gréco-romaine et trop souvent aussi certaines mythologies orientales. La notion qu’exprima plus tard en termes intellectuels la philosophie hindoue, et selon laquelle on ne passe jamais d’une erreur à une vérité, mais toujours d’une vérité moindre à une vérité plus large et plus haute ne peut pas ne pas se retrouver au moins avec la même force dans la mythologie, avant la dégradation de la vision mystique qui aboutit au domaine d’expression principalement mental dans lequel se sont mus les philosophes.
Les oppositions, dualités, polarités, sur lesquelles insiste tant l’hindouisme, ne sont pas constituées par des entités indépendantes, fixes, aux caractères immuables et contradictoires telles que le christianisme populaire se représente Dieu et le diable, le ciel et l’enfer, ce bas-monde et l’Au-delà. Il s’agit bien plutôt de termes complémentaires dont l’opposition résulte surtout de leurs degrés relatifs, interdépendants le long d’une même échelle, comme pour nous le froid et le chaud, le clair et l’obscur, ou mieux encore dont chacun trouve dans le suivant son achèvement et son accomplissement, donc sa cessation, exotériquement sa destruction, en même temps qu’il lui fournit à la fois un point de départ, un tremplin, et la force et les conditions nécessaires pour engager l’étape suivante.
Même les récits de batailles sans merci dont regorgent les poèmes épiques et les Purânas, quel que soit le plan — historique, allégorique, moral, psychagogique ou simplement psychologique, cosmogonique ou simplement macrocosmique, religieux, spirituel ou divin — sur lequel on les accueille, n’ont aucunement le caractère d’anéantissement ou même de destruction d’un principe absolu par un autre principe absolu. C’est toujours une conception plus haute qui triomphe d’une autre conception moins haute, mais non moins respectable, qui lui a préparé la voie et, vaincue, salue avec joie l’avènement de son successeur sur la voie sans fin de l’évolution. Lorsque après un combat singulier implacable, Krishna décapite son adversaire Shishupâla, il reprend en soi-même la partie de sa propre énergie dont le héros abattu était animé. Lorsque après la terrible guerre de Kurukshetra, les champions du dharma, les cinq Pândavas, arrivent au paradis, ils s’aperçoivent que leurs ennemis, champions de l’injustice, de l’adharma, y sont arrivés avant eux. Lorsque Arjuna, lors de l’incendie de la forêt de Khân-dava, triomphe d’Indra et de ses cohortes divines, Adityas, Maruts, Rudras, etc., Indra applaudit à chaque nouveau fait d’armes de celui qui le met en déroute. Lorsque Shiva, déguisé en chasseur, terrasse Arjuna en combat singulier, il lui donne ensuite les armes divines dont sa valeur l’a prouvé digne. Les cas analogues fourmillent dans toutes les Écritures sacrées de l’Inde.
C’est pourquoi il est dangereusement trompeur de traduire les termes asuras, râkshasas, daityas, dânavas et même pishâchas8 par diables ou démons, et les termes dévas, suras, etc., par dieux ou par anges9.
Chacune de ces catégories d’êtres non humains représente un stade de développement plus avancé que certaines autres et un stade moins développé que d’autres encore. Et il ne faut même pas chercher entre toutes ces catégories, dont la liste est toujours incomplète et mouvante, une hiérarchie fixe. Moins encore en ce qui concerne les rapports entre elles. Prahlâda, fils du plus grand asura ennemi acharné de Vishnou, Hiranyakashipu et père de l’autre grand asura Bali, est lui-même le type le plus parfait de l’adorateur de Vishnou. Vibhîshana, frère de l’asura Râvana, contre qui Râma doit mener la terrible guerre du Râmâyana, est lui-même un des grands favoris de Râma. Bhîma, l’un des cinq Pândavas, épouse une râkshasî de la plus horrible espèce et a d’elle un fils, le râkshasa Ghatotkacha, qui devient un de ses principaux lieutenants. Et si certaines catégories de ces êtres non humains se présentent le plus souvent sous un aspect maléfique et d’autres sous un aspect bienfaisant, il est beaucoup d’entre eux dont on ne saurait vraiment dire à quel groupe les rattacher, tels les gandharvas, les apsaras, les nâgas, les maruts. Mais aussi pourquoi prétendre les faire se conformer à nos modes occidentaux de classement?
Nos orientalistes ont été induits en erreur aussi par le fait que dans l’iconographie hindoue les dieux et les grands héros sont souvent représentés debout sur un ennemi qu’ils ont vaincu. Ainsi Shiva sur l’âsura Tripura, Indra sur l’asura Vala. Et l’on a tout naturellement assimilé ce mode de représentation à celui qui nous montre, aux portails et aux vitraux de nos cathédrales, prophètes et saints foulant aux pieds le démon dont ils ont triomphé. Et certes le rapprochement est fort tentant. Mais il est fallacieux. Pas plus que Kâlî n’a détruit Shiva lorsqu’on la voit posant le pied sur le corps de son divin époux — qui au contraire l’anime — ces dieux et héros hindous n’ont détruit leurs adversaires vaincus. Ils se hissent sur eux pour aller plus haut qu’eux et utilisent — mieux qu’eux — la force qui est en eux10.
Il est extrêmement fréquent dans les textes sacrés hindous que l’on désigne un dieu ou un héros par une épithète rappelant sa victoire sur un ennemi : Indra est Vritrahan, le destructeur de Vritra ; Krishna est Madhusûdana, celui qui a abattu Madhu ; Vishnou est Murâri, l’ennemi de Mura; Garuda est Surendrajit, le vainqueur d’Indra, etc. Mais c’est bien plutôt dans l’esprit dans lequel nous pourrions appeler Einstein « celui qui a triomphé d’Euclide » que dans celui qui nous ferait dire « le meurtrier d’Henri IV » pour désigner Ravaillac, ou « le vainqueur d’Annibal » au lieu de Scipion l’Africain.
Par le fait même que l’homme participe plus ou moins activement de tous les plans, il est exposé à des contacts, à des relations avec les êtres qui habitent des mondes situés dans l’un ou l’autre de ces plans. Nous verrons plus loin comment peuvent s’établir ces relations selon le genre d’attitude que l’homme adopte envers dévas et asuras. Mais il faut dire ici quelques mots de la situation de l’être humain par comparaison avec la leur dans la grande hiérarchie, complexe et mouvante, du cosmos. Une indication claire nous est fournie par les innombrables cas cités dans les Écritures, où des êtres appartenant à l’un quelconque de ces mondes sont appelés à prendre leur prochaine naissance dans un autre par l’effet accumulé de leurs actions, de leur karma. D’abord nous voyons beaucoup d’êtres divins, quelquefois même certains des plus hauts, condamnés à prendre naissance humaine en expiation de certains péchés, les huit Vasus parce que l’un d’eux avait volé la vache d’un sage, Indra dans cinq de ses incarnations successives parce qu’il avait été orgueilleux, Dharma parce qu’il avait permis qu’un sage fût empalé à la suite d’une erreur judiciaire.
D’autre part, certains hommes, en raison de mérites exceptionnels, sont appelés à remplir pendant une période plus ou moins longue les fonctions d’Indra, comme le roi Nahusha, de Varuna, etc.
De même, de noires actions commises par des humains peuvent amener ceux-ci à revêtir des corps démoniaques, de râkshasas, de pishâchas, etc.
Et même des dieux mineurs, gandharvas, apsaras, etc., peuvent être contraints pour les mêmes raisons à devenir des asuras pendant un certain temps.
Mais ce qui est plus fréquent encore, c’est que des hommes aillent récolter dans un certain paradis, ou dans un certain enfer, des résultats de leur bon ou de leur mauvais karma. Là, sans devenir à proprement parler des dieux ou des démons, ils partagent beaucoup des attributs de ceux-ci.
On pourrait donc être tenté de dresser d’après ces innombrables cas une sorte de hiérarchie. Ce serait fallacieux, et cela pour plusieurs raisons. D’abord parce que l’état des plus grands dieux n’est pas le plus haut auquel puisse aspirer l’homme. Le sage qui vise à la plus haute libération n’accepterait pas de devenir Indra11; Et il a des pouvoirs qui le rendent pour les dieux un rival souvent jalousé et un adversaire redoutable. Ensuite, parce que si tel homme12 est inférieur à telle divinité sur tel ou tel plan (force physique, pouvoir psychique, compréhension spirituelle, connaissances diverses), il peut fort bien en même temps lui être supérieur sur d’autres plans. Tout comme des hommes entre eux. Et en réalité, il n’y a pas de raison évidente pour qu’il en soit autrement — à part notre désir spécifiquement occidental de compartimentation et de classification.
D’ailleurs il n’y a pas non plus dans l’hindouisme cette délimitation nette et infranchissable qui fait de l’homme et de Dieu deux entités totalement différentes. On passe de l’un à l’autre par une série continue d’échelons presque insensibles. Il n’est pas seulement vrai que « Tu es Cela », que l’Atman est Brahman, que le jîva est Shiva (cette identité entre le microcosme humain dans sa perfection essentielle et le Divin dans sa forme suprême, totale et absolue est un axiome fondamental de l’hindouisme), et que l’homme arrivé à la suprême sagesse est supérieur à tous (ou presque tous) les dieux. Il y a aussi ce fait que le phénomène de l’Incarnation divine n’est pas nettement délimité. A côté de l’incarnation totale (pûrnâvatâra) comme Krishna, il y a des incarnations partielles (pour 12, 6, 4, 2 et même 1 seizième), parfois simultanées (Râma et ses trois frères), parfois éloignées dans le temps (selon certains signes, Chaitanya et Râmakrishna); il y a aussi des incarnations d’incarnations (le Bengale en connaît plusieurs de Krishna), des incarnations d’une seule énergie particulière d’un dieu (les vibhûtis)13, ou même d’un aspect de l’une de ces énergies (les amshas). Et dans un sens plus vaste on peut dire que tout être humain, tout être vivant, et même tout ce qui existe, est une incarnation divine.
Râmakrishna, à qui l’on ne saurait refuser en la matière une certaine compétence, disait : « Il y a des gens qui disent qu’il y a dix Avatars, d’autres qu’il y en a vingt-quatre et d’autres encore disent que les Avatars sont innombrables. Partout où il y a une manifestation spéciale de la puissance de Dieu, il y a Avatar. Voilà ce que je crois »14. Et Râma disait à son frère Lakshamana : « Là où tu verras une dévotion exubérante, sache que je suis présent »15.
Dans tout cet enchevêtrement si complexe malgré sa magnifique ordonnance, comment peuvent se définir les rapports entre l’homme et les êtres déviques ou asuriques ? Là non plus la réponse ne saurait être résumée en quelques mots. Pour y voir un peu clair, il faut d’abord considérer séparément les différentes manières dont l’homme peut envisager les dieux ou, serait-il peut-être plus exact de dire, les différentes manières dont les dieux peuvent se manifester à l’esprit de l’homme.
L’aspect le plus superficiel, le plus extérieur, de cette manifestation est celui que nous pourrions appeler historique, ou mythologique, c’est-à-dire le récit, pris dans sa forme anecdotique, des incidents de la vie des dévas, des asuras, des sages, des héros tels que les racontent les Écritures sacrées. Dans ce sens, les mythes — ici le terme peut être employé — ont un peu la même valeur éducatrice, ou d’exemple, que pour nous Plutarque ou Ésope, ou les grandes créations de nos romanciers ou dramaturges. Ce qui ne signifie d’ailleurs pas qu’il faille leur refuser toute historicité16. La plupart des Hindous n’ont guère de doute sur l’authenticité des faits rapportés, fussent-ils aussi étrangers à l’expérience humaine que la traversée de la Mer Rouge ou le séjour de Jonas dans la baleine; mais, chose à première vue un peu étrange pour nous, ils n’y attachent aucune importance. Réel ou inventé, ou grossi et déformé, chacun de ces mythes conserve sa pleine valeur, son riche enseignement, que l’on pénètre non pas à proportion du degré d’exégèse des textes auxquels on le soumet, mais en raison directe de la pureté, de la foi, de la soif aussi avec lesquelles on l’aborde. Si un jour des archéologues nous apportaient la preuve irréfutable que jadis, en Chaldée, un certain Abraham voulut sacrifier son fils Isaac et en fut empêché par un ange, cela ajouterait-il à la valeur des versets bibliques qui nous offrent ce magnifique sujet de méditation? De même, qu’importe que Krishna ait en réalité engagé la lutte avec le serpent Kâliya, volé le beurre des paysannes de Gokul ou prononcé sur le champ de bataille de Kuruk-shetra le discours rapporté dans la Bhagavad-Gîtâ? Son enseignement est là, rapporté par le récit de ses actes comme de ses paroles, et c’est tout ce qui compte.
Mais il ne faut pas suivre certains indianistes qui ont systématiquement voulu retrouver dans les mythes purâniques ou védiques le souvenir magnifié et romancé d’événements historiques reculés : luttes entre les aborigènes dravidiens et les envahisseurs aryens17, immigration des régions polaires18, etc..» C’est là une vue trop simpliste, et dont le but principal est en réalité de dissuader le lecteur qui veut chercher dans ces textes des vérités plus profondes.
Un autre aspect sur lequel nos savants ont complaisamment insisté est le rapprochement — fort naturel et même évident — entre les dieux hindous et les forces de la nature. C’est cet aspect qui est le plus apparent dans les hymnes védiques, où le soleil, l’aurore, la foudre, le nuage, la pluie, etc. se retrouvent constamment. D’où la thèse, si couramment admise, de ce fameux « mythe solaire » que les comparatistes s’efforcent à grand’peine de retrouver à la base de la plupart des croyances dans toutes les religions qu’ils disent « primitives » et d’où ils concluent ensuite à l’animisme, au panthéisme, au polythéisme, etc.. Et certes il est aisé de relever dans les Vêdas et ailleurs d’innombrables textes qui, superficiellement tout au moins, semblent bien être des descriptions poétiques du lever du soleil ou de son coucher, des invocations pour obtenir la pluie ou être protégé de la foudre, etc.. La liste des divinités que l’on a ainsi assimilées au Soleil ou à ses différents mouvements serait longue. Mais ceux qui ont pris la peine de rechercher le sens profond de ces Écritures sacrées, composées, ou plutôt rapportées, par de grands prophètes, se sont facilement aperçus que ce n’était guère là que symboles, métaphores, comparaisons, souvent, il est vrai, poussés jusque dans le détail, mais dont le caractère fondamental ne changeait pas pour autant. Et à partir du moment où l’on ne cherche dans cette signification superficielle des textes qu’une valeur purement symbolique, on voit du même coup s’évanouir toutes — ou presque toutes — les difficultés, contradictions, anomalies, incohérences, contre lesquelles ont buté obstinément et en vain les défenseurs du « mythe solaire ».
Il est exact que beaucoup des dieux hindous correspondent à des énergies cosmiques, macrocosmiques. Mais il faut en chercher l’interprétation dans des couches beaucoup plus profondes. Ainsi Swâmi Dayânanda Sarasvatî a pu soutenir19, non sans vraisemblance, qu’Indra, représentant la force matérielle la plus subtile, était en réalité l’électricité, Sûrya l’énergie solaire en tant que force de vie animant l’univers. Et il est bien évident qu’il y a un rapport étroit entre Agni et la chaleur telle qu’elle apparaît dans le feu. « Les dieux des Upanishads…, dit Shrî Aurobindo, représentent la puissance divine dans ses grandes manifestations cosmiques fondamentales… ; ils ne sont pas ces manifestations mêmes, mais quelque chose du Divin qui est essentiel à leur jeu, qui en est la cause et le possesseur immédiat »20. Et nous verrons plus loin qu’en tant que tels il est plus important de les considérer dans leur action d’ordre psychique que dans leur action physique — ou météorologique!
Relevons cependant en passant que même dans la mesure où ils correspondent à des forces purement matérielles, le fait que les Hindous les distinguent pratiquement et théoriquement les uns des autres n’est aucunement un signe de polythéisme. Lorsque les savants occidentaux modernes — revenant d’ailleurs sans se l’avouer aux vieilles conceptions de la philosophie grecque — ont admis que les différentes catégories d’énergie : chaleur, lumière, mouvement, électricité, etc.. peuvent se ramener l’une à l’autre, au point d’être interchangeables et d’avoir une somme générale immuable, cela ne les a pas dispensés de continuer à étudier et à utiliser séparément chacune de ces manifestations diverses de l’Énergie une.
Les aspects les plus importants de ces dieux sont sans aucun doute ceux dans lesquels ils représentent des forces spirituelles, soit au sein même de l’âme humaine, soit dans l’ensemble du cosmos. Et l’on peut sans risque affirmer que c’est sous cette forme qu’ils intéressaient et intéressent encore le plus tous les sages hindous, et en particulier ceux qui ont rédigé les textes sacrés parvenus jusqu’à nous. Tout le reste est surtout un déguisement qui doit inévitablement cacher ces significations profondes aux yeux de ceux jugés indignes de les comprendre, en offrant la possibilité d’autres explications plus ou moins plausibles. Et il faut bien constater que le stratagème a pleinement réussi. Les Hindous, même (et surtout) profondément initiés au sens profond, hermétique de ces textes ne se font d’ailleurs pas faute, lorsque interrogés par des curieux ou de simples « intellectuels », d’affirmer catégoriquement que ces interprétations spirituelles sont des inventions, et que seul, le « mythe solaire » ou d’autres naïvetés du même ordre était dans l’esprit des chantres védiques et de leurs successeurs. Trop heureux lorsque les questionneurs indiscrets les croient et répandent les théories simplistes qui leur ont été fournies.
Sans doute Shrî Aurobindo est-il le premier — et à ma connaissance jusqu’ici le seul — qui ait divulgué (dans la revue Arya, de 1914 à 1920) les significations ésotériques véritables de beaucoup de ces divinités de l’hindouisme, et le tableau logique, cohérent, lumineux qu’il a pu ainsi tracer porte les marques de la vérité la plus évidente. Malheureusement la plus grosse partie de ces volumineuses études (The Secret of the Veda, Selected Hymns, Hymns of the Atris, Hymns to the Fire, etc..) n’ont jamais été réimprimées en librairie et ne sont donc accessibles qu’à de très rares privilégiés. Mais ce qui en a été publié sous forme de livres (L’Isha Upanishad, La Kena Upanishad, etc..) et les nombreux passages épars dans ses autres ouvrages, suffisent à montrer la valeur de cette véritable « révélation » qui rend désuet à peu près tout ce qu’on avait publié auparavant. Ses descriptions détaillées d’Indra comme mental-illuminé de l’homme, d’Agni comme force-volonté consciente inspirée et dirigée par le Divin, de la chienne Saramâ comme intuition, sont irréfutables dans leur éblouissante vérité. J’ai moi-même indiqué quelques autres identifications : Ganesha, l’appel à la puissance spirituelle, à la foi, par opposition à la force matérielle brutale21, Nârada, le caractère d’individuation propre à l’âme humaine22, Hanumân, la combinaison de virilité intense et de chasteté absolue qui résulte de son attitude de parfait adorateur du Divin jusque dans la conscience de l’Inconditionné, Kâlî, la soif dévorante de la spiritualité sans égard aux sacrifices exigés, etc..23.
Ces interprétations n’ont rien ni de nouveau, ni d’inconnu, ni de fantaisiste. La tradition de l’Inde les a toujours connues parfaitement, mais les sages qui la détiennent sous son aspect ésotérique ont toujours répugné à la rendre publique, et d’ailleurs l’idée d’un exposé d’ensemble de ces personnifications leur paraît, sinon sacrilège, du moins oiseuse24. Ce qui importe pour chaque homme est de découvrir et de comprendre, d’aimer, de chercher et de pénétrer le dieu particulier sous la protection duquel il a besoin de se placer pour son propre développement.
Signalons en passant que la plupart des divinités sont fréquemment associées aussi à certaines parties du corps physique lui-même. Non seulement par le fait que dans des invocations, on place chaque partie du corps sous la protection d’un dieu tutélaire qui lui est propre25, ou que l’on répugne à blesser, même pour des raisons chirurgicales, certaines parties (bras, jambe, épaule, etc..) de peur d’en chasser le dieu qui y réside, mais dans les Tantras, et probablement aussi dans les textes secrets à la base de la médecine ayurvêdique, il y a une véritable assimilation, identification entre les deux26.
Mais ces forces psychologiques internes ont leur complément et leur contre-partie dans des forces psychiques extérieures à l’homme, et auxquelles correspondent soit d’autres dieux, soit d’autres aspects des mêmes dieux. La Mère (Kâlî) que Râmakrishna appelait de toutes ses forces, dont il sentait le souffle sur sa main et qu’il voyait monter les escaliers du temple27 n’était, à ce moment et sous cet aspect, ni en lui, ni identifiée à lui. C’est sur ce plan que se place en général l’adorateur hindou, aussi bien à l’époque védique que de nos jours, et c’est peut-être là, plus encore que sur le plan psychologique, que la mythologie hindoue a témoigné d’une perspicacité dont la science occidentale est encore fort éloignée.
C’est là aussi qu’intervient cette conception propre à l’hindouisme et selon laquelle chaque dieu, si bas soit-il dans la hiérarchie, devient au moment de l’adoration le dieu suprême, unique, qui englobe tous les autres en les « devenant » simultanément. Ce qui fait que l’effarante multiplicité des dieux offerts au choix de l’adorateur ne crée pas un polythéisme, mais permet seulement de déplacer selon les besoins le centre sur lequel converge — et d’où irradie — une conception véritablement monothéiste28.
Les invocations à Sûrya, qui ont de tout temps joué un si grand rôle dans la vie de l’Hindou, les innombrables temples élevés à Krishna, à Shiva, à Lakshmî, à Kâlî, les multitudes inimaginables de statues de Ganesha, de Hanumân, des nâgas, les grandes fêtes en l’honneur de Dourgâ, les prières et méditations devant les figurines ou les symboles plus abstraits de l’autel familial, le chant des Noms du Seigneur (Râm-nâm), le japa, et une grande partie des exercices ascétiques, les libations dans le feu sacré, les pèlerinages aux lieux saints et même la charité et l’hospitalité au sens qu’elles revêtent dans l’Inde29, tout cela répond essentiellement à des efforts de l’homme pour se placer sous la protection et la direction des forces psychiques cosmiques qui doivent activer son propre développement.
Sur ce plan par exemple, Ganesha est le Seigneur des obstacles, Vighnesvara, qui pose à l’homme quantité de problèmes et l’aide ensuite à les résoudre ; Kâlî est la déesse qui « coupe la tête » de son adorateur chaque fois que celui-ci ayant épuisé l’expérience fournie par une attitude de vie donnée est mûr pour commencer le chapitre suivant, mais s’attarde encore sentimentalement et ne se décide pas à faire le pas décisif; Agni permet à l’adorateur de prendre contact avec les plus hautes divinités ; Sarasvatî, parce qu’elle possède la Vérité dans la connaissance, ouvre à la créature humaine les portes de la Béatitude30 et « illumine entièrement toutes les pensées »31, Lakshmî « élève la sagesse au faîte de l’émerveillement…, révèle les secrets mystiques de l’extase qui surpasse toute connaissance, enseigne à l’énergie et à la force le rythme qui garde harmonieuse et mesurée la puissance de leurs actes »32 ; Râma guide sur la voie de la moralité la plus pure et la plus haute ceux qui se confient à lui — Gandhi, qui se faisait chaque jour réciter pendant plus d’une heure les exploits de Râma, en a récemment été un exemple saisissant (voir Jean Herbert, les Dernières Paroles de Gandhi, France-Asie, Saigon, novembre 1948). Krishna est l’instigateur en l’homme de la folie de l’amour divin. Hanûmân communique à ses fidèles l’humilité et la consécration — parfois non dépourvues d’exclusivisme! — qui sont nécessaires à l’adorateur. De même les Maruts sont « des puissances divines ayant pour fonction d’aider le mortel dans sa soumission à l’Immortel »33. Et inversement les Panis du Vêda sont des ennemis de la lumière spirituelle, des forces qui retiennent les pensées de vérité34.
Pour procurer avec ces dieux le genre de communion qui permet de solliciter leur intervention, la religion hindoue connaît toute une » série de pratiques, d’ascèses, d’invocations, de rites appropriés à chaque cas particulier, le tout reposant naturellement sur une base morale et dévotionnelle. Un rôle de grande importance y est généralement joué par la formule mystique ou mantra propre à la fois à l’aspect particulier choisi du dieu invoqué et au genre de rapports que l’adorateur souhaite avoir avec lui. « La théorie du mantra, a écrit Shrî Aurobindo, est que c’est un mot né des profondeurs secrètes de notre être où il a été couvé par une conscience plus profonde que la conscience mentale éveillée et enfin projeté au dehors silencieusement ou par la voix — le mot silencieux considéré comme plus puissant peut-être que le mot parlé — précisément pour un but de création. Le mantra peut non seulement créer en nous-mêmes de nouveaux états subjectifs, modifier notre être psychique, révéler une connaissance et des facultés que nous ne connaissions pas auparavant, il peut non seulement produire des résultats semblables dans d’autres esprits” que celui qui le prononce, mais encore il peut produire dans l’atmosphère^nentale et vitale des vibrations qui ont pour effet des actions et même l’apparition de formes matérielles sur le “plan physique. L’emploi védique du mantra n’est qu’une utilisation consciente de cette puissance secrète du verbe. »35
Pour avoir sa pleine efficacité, c’est-à-dire permettre d’obtenir l’intervention précise que l’on sollicite du dieu, le mantra doit être chanté d’une façon minutieusement déterminée et il doit avoir été reçu directement de quelqu’un l’ayant pratiqué intensément pendant douze ans au moins après l’avoir reçu de la même manière. Mais la connaissance du mantra reçue autrement (même par un livre) et sans la mélodie et le rythme selon lesquels il doit être prononcé, permet néanmoins à celui qui le répète fréquemment et avec foi de se mettre sous la protection du dieu auquel il se rapporte et d’en acquérir une certaine connaissance36. La différence entre ces deux stades pourrait se comparer à la différence ,qui sépare l’ingénieur capable de construire une installation électrique et de diriger à son gré le courant produit, et l’usager qui ne sait que tourner un commutateur, ou peut-être changer une ampoule, mais à qui cela suffit pour ne pas rester dans l’obscurité.
Il est encore un aspect, plus haut que tous les autres, sous lequel l’homme peut chercher à rejoindre les dieux, c’est celui de l’advaïta, du monisme, où l’on a conscience de leur unité absolue, non seulement entre eux, mais aussi avec l’âme humaine et avec la nature. Mais bien que les dieux y soient présents au même titre que celui qui prend conscience de cet état, la nature même de la conscience obtenue ne permet pas d’en donner des descriptions différenciées. Et sans doute en est-il de même sur le plan, au delà de l’advaïta, que Shrî Aurobindo appelle le Supramental, et où ils sont « unifiés comme aspects du Divin »37). Il faut donc simplement retenir ici ce fait important que les plus grands sages, ceux qui ont l’expérience de ces plans les plus élevés auxquels puisse parvenir la conscience humaine, ne nient ni l’existence des dieux, ni l’utilité que présentent leur adoration et leur commerce. Bien au contraire, ils rapportent de leur haute sagesse des preuves plus convaincantes, des précisions plus poussées, des compréhensions plus profondes, des instructions plus strictes, des exigences plus grandes, une vision plus totale où toutes les conceptions viennent s’insérer avec une plus parfaite harmonie.
Car il n’existe pas plus d’incompatibilité ou d’opposition entre les divers aspects que revêt une même Divinité sur différents plans où on la recherche, qu’il n’en existe entre les divers dieux et déesses considérés individuellement38. De même que l’électricité peut être trouvée dans la lampe à arc, le radiateur électrique, les lignes de transport de force, l’éclair, et même, potentiellement, dans la chute d’eau et le gisement de houille, sans qu’il y ait là aucune inconséquence, aucune contradiction. Mais dans chaque cas particulier où elle intervient ou devrait intervenir, on pense à l’une ou l’autre des formes qui la renferment et c’est là qu’on va la chercher, qu’on l’utilise, et même qu’on en provoque la manifestation.
Il faut dire encore quelques mots de la permanence, de la cohérence et de la continuité, non seulement de chaque Dieu, mais de chaque mythe particulier tout au long de l’histoire de l’hindouisme — dans la mesure où cette histoire nous est connue. Car nos indianistes, non informés du sens profond de ces mythes et entraînés par l’habitude occidentale récente de tout voir sous l’angle de l’évolution historique, ont interprété toute différence de description ou d’attitude entre deux textes comme révélatrice d’une transformation qui aurait eu lieu à un moment donné de l’histoire. Rien de plus faux39.
Mais évidemment, lorsqu’on n’a pas compris que le « dieu de la destruction » est celui qui détruit le monde des multiplicités dans la conscience duquel nous vivons et par là nous fait retourner au « paradis perdu » de l’Unité, de l’Absolu, de la « conscience-de-Brahman », il est difficile de trouver logique que ce Dieu destructeur terrible et impitoyable, Rudra, soit en même temps le bienfaisant, Shiva. Et si l’on ne voit dans les invocations védiques que des formules magiques quelque peu naïves, on considère comme une grande innovation l’apparition dans des textes de compilation plus récente (sous leur forme actuelle tout au moins) de la bhakti (dévotion) envers Vishnou-Krishna.
En vérité, il y a bien évolution, mais d’une tout autre nature. C’est celle qui résulte de la succession des quatre âges (yugas) qui composent un cycle (manvantara). Shrî Aurobindo l’a admirablement précisé en 1921 : « La lîlâ divine se développe toujours par un mouvement circulaire, du satya-yuga au kali-yuga et du kali40 au satya, de l’âge d’or à l’âge de fer pour retourner ensuite de l’âge de fer à l’âge d’or. En langage moderne, le satya-yuga est une époque du monde dans laquelle s’est constituée une harmonie stable et suffisante et où l’homme réalise pendant un certain temps, et sous réserve de certaines conditions et limitations, la perfection de son être. L’harmonie existe dans sa nature, par la force même d’une pureté bien assise; mais ensuite elle commence à se défaire et l’homme la maintient, dans le tretâ-yuga, par la force de la volonté, individuelle et collective ; elle se défait davantage encore et dans le dvâpara-yuga, il s’efforce de la préserver par des règles d’ordre intellectuel, par le consentement commun et par la contrainte; enfin dans le kali-yuga, cette harmonie s’effondre et est détruite. Mais le kali n’est pas uniquement un mal, car en lui se constituent progressivement les conditions nécessaires pour un nouveau satya, une autre harmonie, une perfection plus avancée. Dans la période de kali que nous venons de traverser, dont les effets durent encore, mais qui touche à sa fin, il y a eu destruction générale de la culture et de la connaissance anciennes. Il ne nous en est resté que quelques fragments dans les Vêdas, les Upanishads et d’autres livres sacrés, et dans des traditions confuses. Mais le moment est venu d’amorcer le mouvement de remontée, de procéder aux premières tentatives pour construire une harmonie et une perfection nouvelles »41. Quinze ans plus tard, dans une lettre récemment publiée, Shrî Aurobindo précisait : « Nous pouvons dire qu’ici, dans l’Inde, le règne de l’Intuition est venu en premier, le Mental intellectuel ne se développant que plus tard dans la philosophie ultérieure et la science »42. Ce qui nous fournit la clef des différences entre les modes d’explications auxquels ont eu recours diverses époques, sans que nous ayons à faire intervenir la notion d’évolution historique si absolument contraire à l’esprit hindou — et après tout les Hindous sont mieux qualifiés que nous pour comprendre et expliquer leurs dieux. De la « vision » védique directe, globale, fournie par une « intuition » supra-rationnelle, et que seuls peuvent traduire dans le langage humain des symboles aussi insuffisants qu’hermétiques, compréhensibles par la méditation, l’ascèse et l’initiation, on est descendu successivement au mythe43, déjà plus intellectualisé, tel que le rapportent les Purânas (les « anciennes » Écritures, beaucoup plus anciennes que ne le fait penser la langue dans laquelle elles nous sont parvenues), puis à l’exposé déjà de caractère presque entièrement intellectuel des Upanishads, et enfin — dernière étape avant la totale incompréhension matérialiste — aux subtilités philosophiques des dar-shanas. Mais quelles que soient les façons de les décrire, les vérités vues et rapportées restent les mêmes.
Ce qui n’empêche d’ailleurs pas qu’il ait pu se produire une certaine « évolution » dans la conception que l’homme a de Dieu, ou plutôt de ce qu’il y cherche. Vivekânanda l’indiquait déjà sommairement à l’usage des Occidentaux44, Shrî Aurobindo l’a précisé bien davantage dans une étude destinée avant tout au lecteur indien45. Sans entrer dans le détail, on peut dire que cette évolution est double : d’une part, les générations nouvelles cessent de pouvoir comprendre une partie de ce qui leur avait été transmis46 et choisissent dans ce qu’elles comprennent encore ce qui leur est pratiquement utile ; d’autre part, en sens inverse, de grands sages à toutes les époques, dignes continuateurs de leurs devanciers, poursuivent leur exploration des mondes des dieux et en rapportent, sur certains points particuliers, des explications, des descriptions plus entières, plus cohérentes, plus perspicaces qu’on ne l’avait fait avant eux. Mais pour celui qui veut aborder l’étude de la mythologie hindoue, de tels détails ne présentent pas plus d’intérêt que n’en offrirait la lecture des Variations des églises protestantes pour un Hindou voulant acquérir une première notion générale de ce que représente le christianisme. Et ils comportent un même danger de plonger un débutant dans une inextricable confusion qui l’empêcherait définitivement de comprendre les idées générales.
« Les mondes de l’au-delà existent… Et ici, sur notre existence physique et en notre corps physique, ils exercent leurs influences ; ici également ils organisent leurs moyens de manifestation et délèguent leurs messagers et leurs témoins » (Shrî Aurobindo, la Vie divine, vol. I, p. 37-38). ↩
J’emploie le mot « temps » pour plus de commodité, mais il n’y a pas de raison à priori de penser que le temps ou l’espace, tels que nous les connaissons ici, jouent un rôle dans tous ces mondes. ↩
Voir un exposé résumé de ces plans par Anilbaran Roy dans Shrî Aurobindo, la Bhagavad-Gitâ – 4e édition, Paris, Albin Michel, 1948, p. 433 sq. ↩
Une étude approfondie – qui n’a encore jamais été faite – du sens profond véritable du terme « asura », qui désigne parfois les dieux, serait susceptible de jeter beaucoup de lumière sur certaines conceptions importantes. ↩
Lettres, Bombay, 1947, p. 36. ↩
Bhagavad-Gîtâ, I, 1. Le champ du dhârma. ↩
Car, vus sur le plan supramental, les grands dieux n’apparaissent plus que comme des aspects ou pouvoirs du Divin unique. ↩
Je laisse intentionnellement de côté le terme yaksha, qui correspond à une notion très particulière. Dans les deux volumes qu’il lui a consacrés, Washington, 1928 et 1931, A. Coomaraswamy a groupé une abondante documentation qui pourrait servir de base à une étude sérieuse. ↩
Il est curieux que ce dernier terme ait été employé par A. Coomaraswamy, qui avait souvent par ailleurs des visions fort justes. ↩
Des études de radiesthésie et de voyance que j’ai fait faire par diverses personnes sur des statues du Musée Guimet et d’ailleurs ont pleinement confirmé que ces personnages qui servent pour ainsi dire de socle sont aucunement mauvais. A ce sujet, le nom du grand asura Hiranyakashipu, « tapis d’or », est significatif. Et au Malabar, on célèbre chaque année de grandes fêtes en l’honneur de Bali. ↩
« La position la plus élevée, même celle de Brahmâ, apparaîtra comme une chose sans valeur ». L’Enseignement de Râmakriihna, Paris, Albin Michel, 9e édition, n. 1109. ↩
À un point donné de son évolution. ↩
Voir Shrî Aurobindo, la Bhagavad-Gîtâ. ↩
L’Enseignement de Râmakrishna, n. 1047. ↩
Ibid., n. 1400. ↩
« Ne pensez pas que Râma et Sîtâ, Krishna et Râdhâ, aient été de simples allégories et non des personnes historiques. Ne pensez pas non plus que les Écritures ne soient vraies que dans leur sens intérieur et ésotérique. Non, il a dû exister des êtres de chair et de sang tout comme vous, qui s’appelaient Râma et Sîtâ… » – L’Enseignement de Râmakrishna, n° 1038. ↩
« Nous avons montré, plus d’une fois, qu’il est impossible d’interpréter l’histoire des Angiras, d’Indra, de Saramâ, de la caverne des Panis, et de la conquête de l’Aurore, du Soleil et des Vaches comme rapportant une lutte politique et militaire entre les Dravidiens habitants des cavernes et les agresseurs aryens » – Shrî Aurobindo, The sons of darkness, Arya, mai 1916. ↩
Bien des indianistes ont pris au sérieux la mystification de B. G. Tilak sur « l’origine arctique des Vêdas ». Ses intimes savaient qu’il projetait une suite sur l’ « origine antarctique des Vêdas ». ↩
Voir Satyârtha Prakâsh – Paris, Les Trois Lotus, 1940, passim. ↩
La Kena Upanishad – Les Grands Maîtres spirituels dans l’Inde contemporaine, p. 78, Paris, 1943. ↩
Ganesha, Paris, Derain, 1946. ↩
Nârada, Paris, Derain, 1949. ↩
Spiritualité hindoue, Paris, Albin Michel, 1947, p. 269-294. ↩
« A quoi nous servirait une entière compréhension de Dieu? » – L’Enseignement de Râmakrishna, n. 1057. ↩
Madhvacharya (commentaire sur Kena Upanishad, I, 1) dit expressément : « les dévas de ces organes ». Shrî Aurobindo (la Kena Upanishad, p. 87) dit : « les dieux en nous ». Sur un plan légèrement différent, Birendrakishore Roy Chowdhury écrit : « On peut trouver dans le corps humain tous les principes cosmiques ». ↩
Il existe un livre, très fantaisiste dans son exposé, mais qui repose sur une idée générale juste, qui assimile chacun des dieux védiques à une partie du système cérébro-spinal. Rele, The Vedic gods as figures of biology, Bombay, 1931). ↩
L’Enseignement de Râmakrishna, n. 1480. ↩
Voir Jean Herbert, Spiritualité hindoue, chap. 34. ↩
Ibid., p. 220-224. ↩
Shrî Aurobindo, la Mère, les Grands Maîtres spirituels dans l’Inde contemporaine, 3e édition, Paris, p. 73. ↩
La Kena Upanishad, p. 33. ↩
« De la façon de réciter (prayoga) un mantra et du mantra lui-même, c’est la façon de réciter qui est la plus importante. Il faut observer avec soin les règles concernant les deux. Les (formules des) mantras doivent être considérées comme ne donnant que des indications (abhidhâyaka). Il peut donc y avoir discordance (Nichtübereinstimmung) entre le mantra et la façon de le réciter. Mais les mots (pada) qui s’y trouvent, et qui ont un sens généralement connu (samvijnâna) peuvent faire connaître des particularités des éléments secondaires (guna, untergeordnete, unwesentliche Teüe, Eigentümlichkeiten). (Brihad-devatâ, V, 94-5.). ↩
J’ai montré le caractère harmonieusement complémentaire des divinités de l’Inde, entre qui il n’y a pas plus d’opposition ou de rivalité qu’entre la main droite et la main gauche, dans Spiritualité hindoue, chap. 34. Je n’y reviens pas ici. ↩
« The preconceived actions of a superficially-scientific view of the évolution of man’s mind and thought have worked havoc with the real sense of the Veda ». V. Chandrasekharam. ↩
À ne pas confondre avec Kâlî. ↩
Letters, p. 6. ↩
Cf. Shrî Aurobindo, dans Selected Hymns, (Pondichéry, Arya). ↩
Jnâna-Yoga, Paris, Albin Michel, 4e édit., p. 69-70. ↩
La Kena Upanishad, p. 78-79 et 84-85. ↩
Cela est clairement expliqué au début de beaucoup des textes sacrés, qui déclarent catégoriquement n’être que le résultat d’abréviations successives de textes originaux beaucoup plus longs, abréviations opérées au fur et à mesure que l’humanité devenait incapable de tout comprendre. ↩