Jean Daniélou: Melchisédech

Parmi les grandes figures non juives de l’Ancien Testament, Melchisédech est l’une des plus éminentes. La Genèse ne lui consacre qu’un bref paragraphe, mais chargé de signification (XIV, 18-20), Le Psaume CIX nous montre en lui le modèle du « prêtre éternel ». L’Épître aux Hébreux lui consacre de longs développements. Les Juifs essaieront de le rabaisser au profit d’Abraham (Marcel Simon, Melchisédech dans la polémique entre juifs et chrétiens, Rev. Hist. Phil. Relig., 1937, PP. 58 et suiv.). Mais les chrétiens exaltent en lui l’image du sacerdoce du Christ et les prémices de l’Église des nations (voir Gottfried Wuttke, Melchisédech der Priesterkönig von Salem, Giessen, 1927). La fête de saint Melchisédech est célébrée le 25 avril.

Une église lui est consacrée à Salem de Samarie que visite au Ve siècle la pèlerine Ethérie (Journal de Voyage, 13-14). La messe romaine mentionne son sacrifice entre ceux d’Abel et d’Abraham.

Autour des brèves et mystérieuses lignes de la Genèse, de merveilleuses légendes se construisent. Le Livre des secrets d’Hénoch, un écrit judéo-chrétien du second siècle, lui attribue une conception miraculeuse et le montre soustrait à la mort et enlevé au Paradis par l’Archange Michel (Ed. Vaillant, PP. 81-85). La Caverne des trésors syriaque en fait une anticipation de Jean-Baptiste (M. Simon, loc. cit., PP. 87-91). Certains gnostiques, les Melchisédéchiens verront en lui une manifestation de l’Esprit-Saint (G. Bardy, Melchisédech dans la tradition patristique, Rev. Bibl., 1926, PP. 596-610; 1927, PP. 25-45; B. Gapelle, Notes de théologie ambroisienne, R. T. A. M., 1931, PP. 183-190). Mais la réalité est encore plus admirable. Melchisédech est le grand prêtre de la religion cosmique. Il rassemble en lui toute la valeur religieuse des sacrifices offerts depuis les origines du monde jusqu’à Abraham et atteste qu’elle a été agréée de Dieu.

Melchisédech est « le prêtre du Dieu Très Haut, qui a fait le ciel et la terre » (Gen., XIV, 13). Il connaît le vrai Dieu, non pas sous le nom de Iahweh, qui sera révélé à Moïse pour exprimer les richesses nouvelles que l’alliance manifeste de lui, mais sous le nom de El, qui est celui du Dieu créateur, connu à travers son action dans le monde. Et c’est là une nouvelle attestation de la connaissance de Dieu à travers le cosmos que nous avait déjà montré Hénoch. Melchisédech est prêtre de cette religion première de l’humanité, qui n’est pas limitée à Israël, mais embrasse tous les peuples. Il n’offre pas le sacrifice dans le Temple de Jérusalem, mais le monde entier est le Temple d’où monte l’encens de la prière (voir Le Signe du Temple, PP. 9-14; Denys l’Aréopagite, Hier. Eccl., IX, 3).

Il n’offre pas le sang des boucs et des taureaux, le sacrifice expiatoire. Mais il offre la pure oblation du pain et du vin, le sacrifice d’action de grâces. Et c’est bien l’action de grâces qu’il offre, pour la victoire d’Abraham, vers lequel Dieu, l’a envoyé. Il reçoit la dîme d’Abraham, c’est-à-dire la part prélevée sur tous les biens, pour servir au culte de Dieu. Et si Abraham est l’initiateur d’une alliance nouvelle et plus haute, il rend d’abord hommage à la légitimité de cette alliance première entre les mains de son grand-prêtre. Tel, sur les bords du même Jourdain, à une autre charnière de l’histoire, Jésus recevant le baptême de Jean-Baptiste avant de le voir s’incliner devant lui (voir Le mystère de l’Avent, PP. 60-79 où tout ceci est développé plus longuement). Il est roi et prêtre, rassemblant en lui les deux onctions qui seront divisées entre David et Aaron et ne seront plus rassemblées qu’en Jésus.

Ainsi, sans nul besoin de faire appel à la légende, nous apparaît la grandeur de Melchisédech. Le sacrifice est l’action religieuse par excellence, l’acte par lequel l’homme reconnaît le souverain domaine de Dieu sur lui-même et sur toutes choses, en lui offrant.les prémices de ses biens. Tel, dès les origines du monde, le geste d’Abel offrant les prémices de son troupeau. Ainsi, au seuil de l’humanité surgissent les deux gestes essentiels, Abel inventant le rite et Caïn fabriquant l’outil, les deux gestes dont les vestiges, après les millénaires attesteront la présence de l’homme. Partout où il y a sacrifice, il y a religion. Et là où il n’y a pas sacrifice, action sacerdotale, il n’y a pas religion. Car la religion est l’acte même par lequel l’homme reconnaît sa totale appartenance à Dieu. Et le sacrifice est l’expression visible, le sacrement de cet acte intérieur d’adoration.

Ce geste, nous le retrouvons chez tous les peuples du monde. Il apparaît dans sa forme la plus élémentaire dans les peuples d’Afrique ou d’Australie. Il atteint son plus haut sommet d’intériorisation dans l’Inde où Brahman, le flamen latin, devient un nom de la divinité. Il revêtira parfois des formes barbares, dans les sacrifices d’enfants au Moloch phénicien ou dans les sacrifices de prisonniers aux divinités aztèques. Mais, si maladroit ou perverti qu’il soit, il restera toujours l’expression de l’exigence la plus irrépressible de l’homme, celle de maintenir son lien avec le Dieu dont il se reçoit, et qui est la ratification même de son existence. Et de ceci Melchisédech est l’expression la plus pure.

Mais la grandeur de Melchisédech n’est pas seulement d’être la plus parfaite expression de son ordre propre, mais d’être la figure de celui qui sera le grand prêtre éternel et qui offrira le parfait sacrifice. C’est ce que le Psaume cix, dans un texte d’une importance éminente, annonçait : « Tu es prêtre pour toujours, selon l’ordre de Melchisédech. » Le Psalmiste annonçait ainsi qu’à la fin des temps paraîtrait le dernier grand prêtre, celui qui serait grand prêtre pour toujours, parce qu’il épuiserait la réalité du sacerdoce et qu’il ne pourrait plus y en avoir d’autre après lui. C’est ce texte que l’Épître aux Hébreux appliquera à Jésus, en attestant qu’il se réalise en Lui (IV, 6).

Il faut relire le texte extraordinaire où l’Épître aux Hébreux nous montre en Melchisédech la figure du Christ : « Ce Melchisédech, roi de Salem, prêtre du Dieu Très Haut, est d’abord, selon la signification de son nom, roi de justice (le tsedeq est la justice), puis roi de paix (le shalom est la paix), qui est sans père, sans mère, sans généalogie, qui n’a ni commencement de jours, ni fin de vie et qui est ainsi devenu semblable au Fils de Dieu, ce Melchisédech demeure prêtre pour toujours » (VII, 1-3). Ainsi pour Paul les titres même de Melchisédech se chargent d’un mystérieux symbolisme, la justice et la paix se réunissent en lui, la justice et la paix dont le Psaume lxxxiv, ii dit qu’elles se sont embrassées.

Mais le plus étrange n’est pas là. Paul semble nous montrer Melchisédech comme surgissant dans le monde « sans père et sans mère ». N’en fait-il pas quelque personnage céleste ? En réalité Paul part ici du fait remarquable qu’à la différence des autres personnages de la Bible, dont on nous donne longuement les généalogies, Melchisédech n’est rattaché à aucune race et qu’on ne lui donne aucune descendance. Ceci ne veut aucunement dire pour Paul qu’en réalité il n’ait eu ancêtres et descendants. Mais l’absence de leur mention par la Bible apparaît à Paul comme une figure de celui qui n’aura pas de père, car il vient du ciel, et qui ne s’inscrira pas dans une succession sacerdotale (Voir G. T. Kennedy, St Paul’s conception of the Priesthood of Melchisédech, Washington, 1951, PP. 71-107).

Saint Paul veut marquer ici un trait essentiel du sacerdoce du Christ, qui est d’être définitif, en sorte qu’il soit le grand prêtre éternel, celui après lequel il n’y en a plus d’autre. Il oppose pour cela le sacerdoce de Melchisédech qui ne s’inscrit pas dans une succession et celui d’Aaron qui s’inscrivait dans une succession. La succession des prêtres dans le sacerdoce lévitique marquait l’imperfection de celui-ci : « Si la perfection avait été réalisée par le sacerdoce lévitique, quelle nécessité y avait-il que surgît un autre prêtre, selon l’ordre de Melchisédech » (Hébr. vu, 11). Ils avaient des prédécesseurs et ils devaient avoir des successeurs : « Les prêtres juifs forment une longue série, parce que la mort les empêchait de l’être toujours » (VII, 23) (Voir C. Spicq, Commentaire de l’Epître aux Hébreux, 11, PP. 181-214).

A cela s’oppose le sacerdoce du Christ : « Grand prêtre des biens à venir, il est entré une fois pour toutes dans le saint des saints, ayant acquis une rédemption éternelle » (IX, 11). Il est prêtre pour toujours, parce que le sacrifice qu’il a offert est acquis pour toujours. Les sacrifices qui étaient offerts jusque là exprimaient l’effort de l’homme pour reconnaître la souveraineté divine. Mais leur effort n’aboutissait pas à cause de la trop grande disproportion entre la fragilité de l’homme et la sainteté de Dieu. Sacrifices païens de Melchisédech, sacrifices juifs d’Aaron, tous se heurtaient au seuil infranchissable. Ils ne pénétraient pas dans le sanctuaire. Et leur répétition même attestait leur échec.

C’est pourquoi, à la plénitude des temps, le Fils de Dieu, uni à la nature de l’homme par un lien indestructible, s’est fait obéissant jusqu’à la mort et jusqu’à la mort de la croix, manifestant par son obéissance l’infinie amabilité de la volonté divine et rendant ainsi à Dieu une gloire parfaite. Or la gloire de Dieu est la fin même de la création. Ainsi dans l’action sacerdotale de Jésus-Christ, Dieu a été parfaitement glorifié en sorte qu’aucune gloire nouvelle ne peut lui être donnée. Et ainsi tous les autres sacrifices sont abolis et nous ne pourrons plus désormais offrir au Père que l’unique sacrifice de Jésus-Christ, dont chaque eucharistie est le sacrement, par l’unique sacerdoce de Jésus-Christ, dont tout sacerdoce est la participation.

Mais en abolissant ainsi tous les sacrifices anciens, Jésus-Christ ne les détruit pas, mais les accomplit. Par lui tous les sacrifices de toutes les nations, tout l’effort de l’homme pour glorifier Dieu est rapporté au Père et parvient jusqu’à Lui : « Per ipsum et cum ipso et in ipso est tibi Deo Patri omnipotenti omnis honor et gloria ». Et la mention du sacrifice de Melchisédech, « sanctum sacrificium, immaculatam hostiam », au canon de la Messe, atteste que ce ne sont pas seulement les sacrifices du Temple d’Israël, mais aussi ceux du monde païen qui sont ainsi repris et assumés dans le sacrifice du Grand-Prêtre éternel.

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