I
A. — La Crise de 1841. Une lettre inédite. Les origines familiales
« C’est l’hallucination qui domine dans ce caractère, sa folie n’existe que relativement aux autres; il a en lui-même, et déduit logiquement dans sa pensée, la raison de tout ce qu’il fait. » Gérard de Nerval, Les acteur» anglais à Paris. Hamlet. (L’Artiste, décembre 1844.)
La première crise nerveuse de Gérard éclata en février 1841. D’abord hospitalisé à la clinique de la rue Picpus, à la suite d’une rechute, il entra le 21 mars à la clinique du Dr Esprit Blanche, alors située à Montmartre et y resta jusqu’au 21 novembre 1841. Les documents nervaliens concernant cette période sont peu nombreux. La correspondance publiée par J. Marsan comporte une lacune en cet endroit; toutefois quelques fragments d’une première version d’Aureíía publiés par A. Marie donnent quelques indications sur cette période.
Nous avons retrouvé une lettre de trois pages, datée du 31 mars 1841, adressée par Gérard à M. Cavé1, alors directeur des Beaux-Arts et des Théâtres au Ministère de l’Intérieur, dont voici le texte inédit :
De M. Gérard de Nerval à Monsieur Cavé, Directeur de la Direction des Beaux-Arts au Ministère de l’Intérieur. Mission artistique et archéologique
31 mars 1841
Monsieur,
Je devais vous envoyer, il y a huit jours, une lettre pour M. le Ministre de l’Intérieur, afin que vous puissiez demander les fonds nécessaires à un petit voyage dont je vous ai dit le plan. Peut-être avez-vous pensé, depuis, que ma santé m’obligerait à reculer mon projet; heureusement, je crois avoir triomphé d’une rechute légère comme j’avais fait de la maladie. M. Blanche, mon excellent médecin, pensera sans doute comme moi qu’un voyage de deux ou trois mois ne peut qu’achever de consolider ma guérison en m’offrant un travail qui ne demande pas une attention soutenue, et qui portera surtout sur l’examen des peintures, tombeaux, armes et médailles que je rencontrerai dans plusieurs provinces, où j’ai des parents et des amis nombreux.
La question de tems importe beaucoup selon moi, car il est des pays que j’ai besoin de visiter particulièrement dans cette saison. Je serais bien aise aussi de pouvoir prendre les eaux du Mont d’Or, ce qui m’arrêterait en Auvergne pendant un mois. Il me sera possible, ainsi que je vous l’ai dit, d’emmener quelqu’un (un élève de l’école des Chartes ou un dessinateur) pour m’aider dans cette excursion. Si la somme que j’ai demandée n’était pas disponible, ayez la bonté de m’en prévenir afin que je puisse, sans perdre de temps, m’arranger avec un éditeur ou avec un journal. Je crois qu’une quinzaine de jours suffiront à présent pour mon entière guérison et pour tous mes préparatifs. M. Blanche vous dira que je vais très bien depuis huit jours et que mon seul tourment est de perdre mon temps dans le repos.
Si monsieur le Ministre désirait voir un plan détaillé de mon voyage, ayez la bonté de m’en “prévenir. Je n’ai pas besoin de vous dire aussi que je pourrai compléter en Belgique mon travail sur la contrefaçon dont M. Villemain avait paru content. Il me suffirait d’y passer une dizaine de jours; mes amis de Bruxelles feront assurément ce qu’ils pourront pour faciliter un arrangement quelconque, et je sais que le moment est venu.
Voici à peu près quel serait mon itinéraire : Beauvais, Amiens, Arras et Lille, Gand, Bruxelles, Liège, Namur, Rheims, Soissons, etc.
Ceci est pour le premier mois. Je reviendrais à Paris prendre des renseignements et donner un premier résultat.
De Paris, j’irais à Clermont par le Poitou ou par l’Orléanais, que je connais moins. Ainsi Paris-OrZéans, Bourges, Limoges, Périgueux, Bordeaux, Agen, Nérac, Pau, Carcassonne, etc. (ces dernières villes surtout m’offriront des documents à peu près inconnus à Paris), Toulouse, Montpellier, Nîmes, Arles, Avignon, Grenoble, Chambêry, Genève, Besançon, Nancy, Troyes. Je réserverai la Bretagne pour une autre tournée.
C’est, comme je vous l’ai dit, l’histoire des deux races gothiques ou visigothiques et austro-gothiques que j’espère poursuivre complètement dans ces diverses provinces; c’est l’antique croix de Lorraine tracée à travers la France par les fils de Charlemagne, et qui peut servir à reconnaître nos frères d’origine en Allemagne, en Russie, en Orient, et surtout encore dans l’Espagne et dans l’Afrique; puisque là sont nos intérêts immédiats. L’étude que j’ai faite depuis quinze ans des histoires et des littératures orientales, m’aidera à démontrer dans les patois mêmes de nos provinces celtiques, des affinités extraordinaires avec les langues portugaises, arabes (de Constantine), franques, slaves et même avec le persan et l’hindoustani.
Du reste, ce sont là des travaux spéciaux qui voudraient de longues recherches et que je me contenterai d’indiquer à de plus savants. Pour vous, Monsieur, pour la direction des Beaux-Arts, j’espère réussir à retrouver les premiers monuments des migrations celtiques dans l’Egypte, dans la Perse et dans la presqu’île des Indes, où’sont encore quelques-uns de nos comptoirs.
Le Cantal d’Auvergne correspond au Cantal ,des monts Hymalaya. Les Mérovingiens sont des Inâous, des Persans et des Troyens. Le peu de statues et de portraits que nous possédons à Paris l’indique suffisamment. Mais les premiers rois de Gothie et d’Aquitaine, ceux qui ont régné pendant quatre cents ans avant toute histoire de France (depuis Jésus–Christ) sur les meilleures provinces de la vieille France, ceux que nos premiers historiens-poètes faisaient remonter à la race des Troyens et des Carthaginois, quels sont leurs noms, leurs monuments, leur descendance directe? L’Auvergne et l’ancienne Navarre en gardent encore le secret. Rama, Annibal, Roland et Duguesclin ont traversé les Pyrénées plus heureusement que les derniers Bourbons et que Napoléon lui-même, et la maison de Castille gouvernait et défendait des deux mains la Navarre française et la Navarre espagnole. Ces rapports, ces migrations, ces filiations ne sont-ils pas bien importants à définir, du moins avec plus de soin et d’étude qu’on ne l’a fait jusqu’à présent. Je suis moi-même originaire de ces pays, j’en sais presque les divers dialectes, ou du moins je les retrouve par le grec et par l’allemand, vous comprendrez donc, Monsieur, combien une pareille mission m’intéresse et combien je me sens digne de la remplir. Dites bien tout cela à Monsieur le Ministre, et dites-lui aussi que si je demande quelque chose au gouvernement, c’est pour ne point perdre de tems à vaincre des difficultés, à remplir des programmes d’éditeur, enfin pour faire dans ma sphère et selon mon intelligence quelque chose qui soit utile. Au besoin, j’emmènerais un second compagnon, car je doute de pouvoir rencontrer partout des dessinateurs ou des linguistes intelligents. Il me semble que M. Villemain ferait, de son côté, ce qu’il faudrait pour favoriser cet arrangement. Dans tous les cas, nous n’aurions à nous en occuper qu’à mon retour de Bruxelles. Pardon de vous écrire une si longue lettre, Monsieur, maïs elle est pour vous; croyez, du reste, que je me bornerai à faire de mon mieux ce qui pourra servir à quelque chose et qui me sera demandé.
Votre bien dévoué serviteur, Gérard L. de Nerval.
Cette lettre est d’une écriture fine et régulière, presque sans ratures. La forme en est jolie, ce n’est pas une lettre de dément. Mais, dans la deuxième moitié, Gérard laisse courir sa plume et alors paraissent des théories où s’allient l’histoire et la légende, la mystique et la cabbale phonétique et qui devaient déconcerter ou faire sourire un directeur de ministère, fût-il fonctionnaire des Beaux-Arts.
Pour nous, le document est précieux, car il prouve que le Nerval de 1841 portait en lui, à l’état de germes déjà développés, Le Voyage en Orient, Sylvie, Les Chimères, et il permet en outre de déterminer certaines des sources livresques de Nerval.
La lettre débute par une indication qui confirme sa date et son authenticité : « Je crois avoir triomphé d’une rechute légère comme j’avais fait de la maladie. » Et Gérard mentionne : « M. Blanche, mon excellent médecin. » Gérard espérait pouvoir bientôt entreprendre le voyage projeté, mais la guérison se fit attendre jusqu’en novembre 1841.
A la deuxième page, le « travail sur la contrefaçon » est une enquête sur les éditions piratées d’auteurs français, enquête dont Gérard avait pu réunir les éléments lors de son voyage en Belgique de 1840. L’itinéraire projeté pour un nouveau voyage dans le Nord de la France et en Belgique, passe par Beau-vais à l’aller et par Soissons au retour. On sait l’importance décisive qu’aura le voyage dans le Valois en 1850 et comment le retour aux lieux où s’étaient déroulés son enfance et sa prime jeunesse sera à l’origine de Sylvie2.
De même que Nerval est attiré par le Nord, il souhaite visiter le Poitou et l’Aquitaine qu’il croit être le berceau de sa famille. A ce propos il faut se reporter à la notice généalogique établie par Nerval et reproduite dans le livre d’Aristide Marie3.
Nous empruntons à A. Marie sa description de cette généalogie (Ibid., p. 6).
Cette notice, composée aux dernières années de sa vie, « sur des renseignements pris à Francfort, le plus récemment vers 1822 », place à la base de cet arbre (généalogique) les cimiers éclatants des trois seigneurs Labrunnie ou Brunyer de la Brunie, chevaliers d’Othon, empereur d’Allemagne. Ces trois paladins, dont maintes anciennes chroniques ont célébré les hauts faits, qu’on retrouve tour à tour en Italie, en Pologne et en Irlande, ne sont pas sans ressemblance avec ces preux fraternels, tels que les fils Aymon, dont les gestes merveilleux illustrent nos grands cycles héroïques. Devenus les chefs de trois familles, ils s’établissent, l’un dans le Poitou, l’autre dans le Périgord ou le Quercy, le troisième aux environs de Nîmes.
Ils sont Labrunefi en Provence, où ils s’implantent après les Croisades, Labrunières ou Labrughières en Poitou et en Angoumois, Bro-wny en Irlande. Enfin, en Périgord, sur les bords de la Dordogne, d’Or-d-‘wina ou rivière du Mont d’Or4, se dressent les trois châteaux des Labrunie, ceux de Coux, ceux d’Urval et ceux de la Prade. On trouve au quinzième siècle un la Brunie capitaine à Paris, un châtelain du nom de la Brunaye, un capitaine corse, Giuseppo Labrunie, et plus récemment un Labrunie de la Prade, ancien officier de la garde. Leurs armes, dont Gérard nous donne un croquis, sont timbrées de comtes, portent trois tours d’argent en tête, trois croissans d’argent en pointe et bande d’or, le cimier est surmonté d’un lion d’or tenant un croissant d’argent.
C’est de la branche de Périgord que Gérard veut descendre à laquelle il essaye de relier tant bien que mal les Labrunie d’Alger, les Dublanc et autres rameaux de son ascendance paternelle.
Les mêmes obsessions reparaissent donc sous une forme plus scientifique dans la lettre à Cavé (paragraphe débutant par : « C’est, comme je vous l’ai dit, l’histoire des deux races gothiques et wisigothiques, etc.).
Un passage d’Aurélia, supprimé à l’impression, également publié par A. Marie (Op. cit., p. 169), et relatif à la crise de février 1841, indique la signification profonde que prennent pour Nerval la Croix de Lorraine et l’Aquitaine5.
En exprimant l’attrait qu’exerce sur lui l’Orient, Gérard ébauche un itinéraire spirituel qui passe par Agen et Toulouse, berceaux de l’albigésisme et qui, deux ans plus tard, le conduira en Egypte et en Syrie.
Ses rêveries sont teintées de mégalomanie et il s’attribue une parenté imaginaire avec Napoléon; en 1844, dans l’article « Une lithographie mystique » (L’Artiste, 28 juillet 1844), il décrira la religion nouvelle que voulait fonder Towiansky et qui comportait le culte de Napoléon6. Le « Carnet du Voyage en Orient » atteste cette obsession.
B. — Les origines des peuples
Nerval s’enthousiasme pour l’étude du blason et pour celle des origines mythiques des races et des langues, il enrichit et orne l’histoire au moyen de la légende. Il en est resté aux théories de l’abbé Erithème sur l’origine troyenne des Français alors qu’un Fréret, par exemple, déclarait dans sa dissertation De l’origine des François et de leur établissement dans la Gaule7 :
On ne doute plus aujourd’hui que les Français ne soient originaires de Germanie, et l’opinion qui les fait descendre des Troyens par un Français fils d’Hector, est abandonnée de tout le monde.
Ces idées de Nerval sur la naissance des peuples et leur dispersion et sur l’évolution des langues sont empruntées à Court de Gebelin, Bory de Saint-Vincent, Nicolas Perron.
Parmi les ouvrages qu’il a pu lire on parcourir signalons : de Court de Gebelin, les tomes III et V du Monde Primitif (t. III, Histoire Naturelle de la parole, qui développe un ouvrage précédent du même auteur (1816) ayant le même titre, et t. V, Dictionnaire étymologique de la langue française); de Bory de Saint-Vincent, L’homme, essai zoologiqué sur le genre humain (1827).
Mais c’est sans doute peu après la lecture d’un ouvrage du Dr Nicolas Perron, De l’Egypte (1832), que Nerval, dans sa lettre à Cavé, déclare :
J’espère réussir à retrouver les premiers monuments des migrations celtiques dans l’Egypte, dans la Perse et dans la presqu’île des Indes, où sont encore quelques-uns de nos comptoirs. Le Cantal d’Auvergne correspond au Cantal des monts Hymalaya, etc..
Ces allusions énigmatiques s’éclairent si l’on se reporte au premier chapitre du livre de Perron : Généralités sur Vorigine des peuples, où est expliquée la vénération des hauts lieux :
Les terrains les plus hauts, relativement à la mer, les premiers abandonnés par les eaux, furent les premiers à recevoir les animaux aériens dont l’homme fait partie.
C’est par suite de cela, et comme souvenir de tradition, que les hommes, pendant bien longtemps, vénérèrent les lieux élevés; ajoutons que ce respect vient encore de ce que ces hauteurs leur servaient d’asile et de refuge dans les grandes inondations. Plus tard, quand on eut oublié ces premiers souvenirs… on crut que cette vénération des hauts lieux était inspirée par l’idée que leurs sommets étaient plus près du ciel, plus près de Dieu.
Les Chinois ont conservé une profonde vénération pour le Chang-pé-Chang, le plus haut des monts du Thibet; les Japonais construisent leurs temples et leurs tombeaux sur les montagnes, et la plus élevée du Japon, celle de Fusi, toujours couverte de neige, est pour eux le séjour du dieu maître des tempêtes et des ouragans; les Hindous ont la cime sacrée du Pirpangel; les Orientaux révèrent le mont Carmel; les Éthiopiens de la Guinée ont aussi leurs rocs sacrés et ceux d’Ardra les honorent même comme leurs fétiches.
Aux montagnes nommées par Perron, Gérard ajoute le mont Cantal8, dont le nom signifie « mont brillant » (ainsi nommé parce qu’il reste presque constamment couronné de neige) et l’Hymalaya, dont le nom signifie « séjour froid ».
Nous possédons deux autres « états » de la même idée : l’un, dans le Carnet du Voyage en Orient, est ainsi libellé (p. 17) :
Les races.
Napoléon (Bruxelles). — Échappé du plomb.
Ère nouvelle. — Retour des dieux.
Connaissance des races. — Instincts.
Trois races en France. — Auvergne.
Montagnes. — Harmonie première.
Le « Napoléon (Bruxelles) » se réfère sans doute à quelque expérience intime, de même que la notation « échappé du plomb » peut désigner une alchimie spirituelle, une transmutation des valeurs.’
Mais Nerval a conservé de sa lecture de Perron la notion que le sommet des montagnes fut le lieu de l’harmonie première et il se rappelle aussi les développements que Perron consacrait aux migrations jusque dans l’Inde des « Celtes qui, sous le nom de Scythes, poussèrent si loin en Asie9 ».
Dans Aurélia enfin reparaissent des souvenirs des lectures qui constituaient le fonds de la lettre à Cavé.
Recherchant les points des continents émergés dès l’origine et qui furent peuplés d’abord, Perron mentionnait le grand plateau de la Tartane, le plateau central du Mexique et donnait comme berceau de la Société celtique en Europe les « Monts Krapacks ». Il disait encore :
En Afrique les monts de la Lune ont offert probablement un lieu d’implantation originelle à la race des hommes qui peupla cette énorme péninsule.
Nerval, croyant vivre en rêve les époques primitives, indiquera (dans Aurélia, I, 8) :
C’est dans le centre de l’Afrique, au-delà des montagnes de la Lune et de l’antique Ethiopie, qu’avaient lieu ces étranges mystères : longtemps j’y avais gémi dans la captivité, ainsi qu’une partie de la race humaine.
Et dans le finale d’Aurélia le thème ébauché par deux fois trouvera son ultime développement et son sens d’accomplissement du Grand Œuvre spirituel :
Sur un pic élancé de l’Auvergne a retenti la chanson des pâtres. Pauvre Marie! reine des cieux. C’est à toi qu’ils s’adressent pieusement. Cette mélodie rustique a frappé l’oreille des corybantes. Ils sortent, en chantant à leur tour, des grottes secrètes où l’amour leur fit des abris. Hosannah! paix à la terre et gloire aux cieux!
Sur les montagnes de l’Hymalaya une petite fleur est née. — Ne m’oubliez pas. — Le regard chatoyant d’une étoile s’est fixé un instant sur elle, et une réponse s’est fait entendre dans un doux langage étranger. — Myosotis10!
L’Auvergne est un reflet de l’Hymalaya, la fleur est une image de l’étoile qui la contemple, le myosotis, plante lunaire, réfléchit la lumière du soleil. Ce qui est en haut est comme ce qui est en bas : « Le macrocosme, ou grand monde, a été construit par art cabalistique; le microcosme, ou petit monde, est son image réfléchie dans tous les cœurs. »
II
Symbolique et Cabbale. Maçonnisme et arithmosophie
Les sources d’information de Nerval sur les doctrines ésoté-riques sont des traités d’occultisme et des romans fantastiques plus que des ouvrages d’érudition pure.
Une bibliothèque d’occultisme est à l’origine de maint chapitre du Voyage en Orient et des Illuminés, de la presque totalité d’Aurélia et même des sonnets Les Chimères.
Nerval puisa particulièrement son inspiration dans les ouvrages de Kircher et Court de Gébelin sur la Symbolique et la Cabbale, et dans le livre de l’abbé Terrasson intitulé Sethos. Nous nous proposons d’en établir ici la démonstration :
La Symbolique et la Cabbale : Kircher et Court de Gebelin.
Notons à notre tour, après plusieurs autres critiques, la prédominance chez Nerval de la pensée mystique, la constante préoccupation du devenir des religions et des croyances. Cette tendance de son esprit a son origine dans un tempérament instable; la lecture, peut-être trop précoce, de livres d’occultisme, a fixé sa curiosité.
En ce qui concerne la Cabbale et la Symbolique en général, il y avait chez Nerval un fonds de notions vagues remontant à l’enfance, précisées durant l’adolescence et la jeunesse. Tant au Caire qu’à son retour d’Orient, il a poursuivi cette étude. Mais chez Nerval les informations livresques se fondaient en général très rapidement dans le courant de la vie psychologique et spirituelle : il donne des références assez vagues en différents points du Voyage en Orient et des Illuminés, mais celles-ci, de proche en proche, permettent de déterminer les livres qu’il a le plus souvent consultés.
Rappelons d’abord des livres déjà signalés par P. Audiat comme ceux de Dom Pernety, Les Fables égyptiennes et grecques dévoilées (1758) et Dictionnaire mytho-hermétique. (1758) ou bien Les Religions de l’Antiquité (1841) de Creuzer.
Il convient d’ajouter à la liste des auteurs chez qui Nerval a puisé le jésuite Athanasius Kircher, auteur d’une œuvre considérable : Nerval a souvent consulté les quatre tomes de son Œdipus Aegyptiacus (1652), important ouvrage en latin qui traite de Symbolique et de Cabbale. En outre, les planches syncrétiques, qui illustrent les tomes I et II de cet ouvrage, semblent l’avoir profondément impressionné.
Gérard a sans doute examiné spécialement les nombreux tableaux de correspondances cabbalistiques du deuxième volume. Pour le Voyage en Orient il a pu se reporter au chapitre v de la section intitulé « De Cabala Saracenica ».
Un autre ouvrage joue un grand rôle dans la genèse de l’œuvre nervalienne, c’est le Monde Primitif, de Court de Gebelin, ouvrage en neuf volumes dont Nerval a consulté plusieurs tomes. Chaque fois qu’il mentionne Sanchoniathon, c’est1 aux fragments de cet auteur traduits et commentés dans le tome I du Monde Primitif, « Les Allégories Orientales », qu’il se réfère, ou bien à l’ouvrage de l’abbé Hanier, La Mythologie et les fables expliquées par l’histoire. Il doit à Court de Gebelin une bonne part de ses notions d’occultisme, complétant celles qu’il avait puisées dans Kircher et qu’il exploitera en différents endroits d’Aurélia. Au début de ce récit, le poète croit sa mort imminente :
Le soir, lorsque l’heure fatale semblait s’approcher, je dissertais avec deux amis, à la table d’un cercle, sur la peinture et sur la musique, définissant à mon point de vue la génération des couleurs et le sens des nombres (Aurélia, I, 2).
Dans cette première partie d’Aurélia, à propos d’un rêve qui est un rêve de participation universelle, de Communion des Sainis (1-4), on remarque une dissertation sur les nombres 7 et 3.
Nous sommes sept, dis-je à mon oncle. — C’est en effet, dit-il, le nombre typique de chaque famille humaine et, par extension, sept fois sept et davantage.
et, en note :
… L’un des sept se rattachait mystérieusement aux générations antérieures des Ëloïm.
Il s’agit évidemment d’une allusion aux groupes humains élémentaires comportant les sept grands types planétaires, en même temps qu’aux générations des Aeloïms préadamites. Par le détour de l’occultisme, Nerval rejoint certaines rêveries socialistes et religieuses de Fourier ou des saint-simoniens.
Toujours dans Aurélia (1-7) on trouve une allusion à la table d’Emeraude, mention (1-8) de la « divine cabale qui lie les mondes ». Si l’on aborde la deuxième partie, les allusions se précisent :
J’avais réuni quelques livres de cabale. Je me plongeais dans cette étude et j’arrivai à me persuader que tout était vrai dans ce qu’avait accumulé là-dessus l’esprit humain pendant des siècles.
(Gérard disposait encore à la clinique du Dr Blanche d’une importante bibliothèque d’occultisme ; on lui avait, paraît-il, laissé deux cents volumes.)
Il semble que Nerval connaissait les spéculations d’arithmoso-phie chères à Martines de Pasqually et développées dans son Traité de la Réintégration.
Le Créateur instruisit lui-même par la voie de son envoyé spirituel Héli, le bienheureux homme Seth de la science des nombres11.
L’Eternel, après avoir « opéré six pensées divines pour la création universelle », donna le Septième jour « sept dons spirituels », et il attacha sept principaux Esprits à toute sa création pour la soutenir dans toutes ses opérations temporelles selon la durée septénaire qu’il lui a fixée. La coopération des sept principaux Esprits est indiquée dans le monde physique par l’action des sept planètes qui influent sur la température, les saisons et maintiennent l’univers (Ibid., pp. 54-55).
On trouve des conceptions voisines de celles-là au tome I du Monde Primitif de Court de Gebehn12 :
Que seront les sept cabires, fils de Sydyk u du Dieu Suprême, si ce n’est les sept planètes ou les sept génies qui président aux planètes et qui dirigent par leur moyen l’univers13.
Dans le tome VIII du Monde PrimitifCourt de Gebelin parle à nouveau des sept esprits chefs des chœurs célestes, sous le litre : « Des sept rois administrateurs ».
Ceux qui étaient persuadés que le monde physique n’était qu’une allégorie, qu’un emblème du Monde intellectuel, donnaient… à la série des Sept rois administrateurs l’origine la plus auguste, une origine toute Divine. La Divinité, qui a imprimé partout l’harmonie septénaire, voyait déjà autour de son Trône les sept Esprits Célestes. Les sept archanges qui président sous Elle à toutes les nombreuses bandes des Intelligences Angéliques, tel fut, selon eux, le type harmonieux d’après lequel fut disposé tout ce qui est matériel : telle fut la source des couleurs admirables qui font la gloire de la Nature, de ces globes qui volent sur nos têtes, de cette marche singulière de la Lune qui trace, en caractères de feu, les jours, les semaines et les mois sur la voûte céleste, de cette harmonie qui règle tout avec une simplicité et une fécondité étonnantes.
Si, à nouveau, on se reporte à Aurélia, on y voit que Nerval, décrivant les scènes qu’il s’appliquait à dessiner durant son internement, déclare :
J’entrevoyais, comme en un souvenir, le premier pacte formé par les génies au moyen de talismans. J’avais essayé de réunir les pierres de la Table sacrée, et de représenter à l’entour les sept premiers Ëloïm qui s’étaient partagé le monde (Aurélia, I, 7).
Sethos
Nerval, en quête des moyens de salut, attiré par la maçonnerie et par l’occultisme, fait sienne une théorie alors en vogue qui établissait une filiation illusoire entre l’initiation maçonnique et les initiations antiques.
Pour les descriptions de l’initiation égyptienne, Nerval se reporte à Sethos de l’abbé Terrasson, roman qui l’avait si vivement impressionné qu’il le mentionne à différentes reprises dans les Illuminés (dans « Cazotte » et dans « Cagliostro » ). L’abbé Terrasson y donne une description minutieuse et imaginaire des épreuves par le feu, l’eau, et l’air qui constituaient comme la préface de l’initiation. Cette description dramatique fut à l’origine d’une réforme profonde du rituel maçonnique des trois premiers grades, dont on crut faire une reconstitution des anciens mystères.
Nerval a déclaré explicitement dans le Voyage en Orient être « fils de la veuve14 ». Si l’on se reporte au Catéchisme interprétatif du grade de maître15, on y lit ceci :
D. — Quelle est la veuve dont les maçons se disent les fils ? R. — C’est Isis, personnification de la Nature, la mère universelle, veuve d’Osiris, le dieu invisible qui éclaire les intelligences.
Il n’est pas surprenant que Nerval, connaissant le symbolisme maçonnique et attiré par les religions antiques, ait utilisé Sethos pour rédiger les chapitres du Voyage intitulés : « La plate-forme » et « Les épreuves », suivant en cela Cazotte qui s’en était inspiré dans son Conte du Chevalier.
Ces chapitres ont paru d’abord en feuilleton dans Le National en mars 1850, puis dans l’Epilogue des Scènes de la Vie orientale, enfin, en 1851, dans le Voyage én Orient. Dans une note du feuilleton, Nerval indiquait ainsi ses sources : « Lactance, Meursius, le père Lafitau, l’abbé Terrasson. » Dans les éditions annotées de Sethos, l’abbé Terrasson donne lui aussi pour référence Meursius et Lafitau16. Peut-être Nerval a-t-il consulté rapidement l’Eleusinia, grimoire grec et latin du Hollandais Meursius (Paris, 1619), car il mentionnera « le sage Meursius » dans les Illuminés et dans Aurélia.
S’il a ouvert le gros ouvrage de Lafitau, Mœurs des Sauvages et Indiens d’Amérique (1724), il y a trouvé un parallèle détaillé entre les initiations antiques et les croyances et coutumes religieuses des Indiens.
Il s’est explicitement souvenu de La flûte enchantée de Mozart : « Qu’il serait beau, dis-je à l’Allemand, d’exécuter et de représenter ici La flûte enchantée de Mozart! » (ch. « Les Epreuves ». En 1853 il rêvera d’adapter un nouveau poème : Francesco Colonna à la musique de La flûte enchantée.
Pour préciser la nature et l’étendue des emprunts que Gérard de Nerval a faits à l’abbé Terrasson, nous placerons en lecture parallèle des extraits correspondants du Voyage en Orient (texte de l’édition H. Clouard, le Divan, 1927) et de Sethos (Edition en deux volumes, 1767, livre III).
“Voici quelques passages relatifs aux épreuves élémentaires :
Sethos (livre III) | Voyage en Orient Ch. : « La plate-forme » |
P. 141 : Ils rencontraient enfin dans le mur, à droite, ou du’côté du Midi, une petite porte toute de fer qui était fermée et, deux pas plus loin, trois hommes armés d’un casque qui était chargé d’une tête d’Ànubis. | P. 395 : … A cent pieds environ de profondeur, il rencontrait l’entrée d’une galerie fermée par une grille, qui s’ouvrait aussitôt devant lui. Trois hommes paraissaient aussitôt, portant des masques de brome à l’imitation de la face d’Anubis, le dieu-chien. |
P. 142 : Un moment après, l’aspirant apercevait, à l’extrémité de son chemin, une lueur de flamme très blanche et très vive qui venait de s’allumer… A droite et à gauche… étaient deux bûchers, ou pour mieux dire c’étaient des bois plantés debout fort près les uns des autres, autour desquels étaient entortillées, en forme de pampres de vigne, des branches de baume arabique, d’épine d’Egypte et de tamarin… cette flamme… donnait à l’espace qu’elle occupait toute la ressemblance d’une fournaise ardente. | P. 396 : Dès que l’on mettait le pied dans l’allée principale, tout s’illuminait à l’instant et produisait l’effet d’un vaste incendie. Mais ce n’était rien que des pièces d’artifice et des substances bitumeuses entrelacées dans des rameaux de fer. |
p. 144 : Le sol était un pont-levis qui tenait par de fortes pentures à des gonds scellés dans la plus haute marche de l’arcade… Les murs… servaient d’appuis aux moyeux de deux grandes roues (d’airain)… | P. 396 : … une immense agitation des eaux, déterminée par le mouvement de deux roues gigantesques. |
Pp. 143-144 : Un canal de plus de cinquante pieds de large… (Sethos) descendit dans le canal qu’il traversa à la nage. | P. 396 : Au-delà se trouvait une rivière qu’il fallait traverser à la nage. |
P. 145 : Au linteau de la porte étaient aussi attachés deux gros anneaux d’acier polis… | P. 397 : … il devait avoir la présence d’esprit de saisir deux anneaux d’acier. |
Nerval suit donc pas à pas l’enchaînement des épreuves d’après Sefhos en condensant le texte de l’abbé Terrasson (huit pages de Sethos donnent deux pages du Voyage) et en altérant certains détails. Dans le chapitre « Les Epreuves », il résumera en quelques lignes la longue digression de l’abbé sur Orphée, mais l’inspiration du passage n’est pas douteuse :
Sethos | Voyage en Orient |
P. 156 : (Orphée) entra dans le chemin étroit. Il subit courageusement les épreuves du feu et de l’eau. Mais au bruit des roues et au mouvement du pallier ou du pont-levis, il n’eut pas la présence d’esprit de s’attacher aux anneaux… | P. 404 : Orphée eut encore moins de succès que Moïse; il manqua la quatrième épreuve dans laquelle il fallait avoir la présence d’esprit de saisir les anneaux suspendus au-dessus de soi, quand les échelons de fer commençaient à manquer sous les pieds… |
Le schéma général et de nombreuses particularités essentielles se retrouvent dans les deux textes : la filiation de l’un à l’autre semble établie.
Pour le chapitre « Les Epreuves », Nerval résume en quelques paragraphes vingt-trois pages de Sethos relatives à l’instruction de l’initié qui avait triomphé des épreuves élémentaires. Il semble s’attacher plus spécialement aux indications numériques relatives aux étapes successives de cette période de l’initiation.
Sethos (livre III) | Voyage en Orient Ch. : « Les épreuves » |
P. 161 : La purification de l’âme consistait en deux parties : l’invocation et l’instruction. | |
P. 164 : Outre cela, tous les prêtres destinés aux instructions sacrées étaient obligés de le recevoir dans leurs cabinets à quelque heure qu’il se présentât dans les intervalles de ses exercices. Cette liberté durait quarante-deux jours. | P. 399 : Il lui fallait encore se purifier par un jeûne de quarante et un jours. Pendant cette longue pénitence, l’initié pouvait converser, à de certaines heures, avec les prêtres et les prêtresses. |
P. 165 : Lorsque le soir du quarante-deuxième jour était arrivé, on avertis sait l’Aspirant que le, lendemain il entrerait dans un silence de dix-huit jours complets. | P- 400 : Il avait encore à subir dix-huit jours de retraite. |
P. 169 : Ils venaient pour lui reprocher… les dispositions défectueuses ou vicieuses qu’ils avaient remarquées ou dans ses discours ou dans ses manières. | P- 400 : Ensuite, on lui faisait subir un examen où toutes les actions de sa vie étaient analysées et critiquées. Cela durait encore douze jours. |
P. 171 : (Vers le soir du dernier jour de silence) les prêtres l’avertissaient qu’à commencer du lendemain on lui donnerait douze jours pour recueillir par écrit ou dans sa mémoire ce qu’il avait appris dans les conférences qu’il avait entendues ou dans les lectures qu’il avait faites. | |
P. 178 : Le lendemain de ces douze jours étant arrivé, le Grand-Prêtre suivi de plusieurs autres entra dans l’appartement de Sethos un moment après qu’il fut levé… Il lui dit : Mon fils, je viens proposer les trois questions auxquelles vous devez répondre dans neuf jours… Vous coucherez pendant ces neuf jours dans le sanctuaire, derrière la statue des trois divinités, afin que la déesse Isis vous instruise s’il se peut dans vos songes mêmes. On lui fera tous les jours, à votre réveil et avant que les portes du Temple soient ouvertes au peuple, un sacrifice pour la prier de répandre la sagesse dans votre âme. |
P. 400 : Puis on le faisait coucher neuf jours encore derrière la statue d’Isis, après avoir supplié la déesse de lui apparaître dans ses songes et de lui inspirer la sagesse. |
Examinons les indications numériques fournies par les deux auteurs : Nerval modifie Fun des nombres indiqués par l’abbé Terrasson : 41 au lieu de 42.
Si l’on transcrit ces nombres en lettres conformément aux données traditionnelles, en attribuant aux lettres la valeur numérique qu’elles ont dans l’alphabet hébreu, on obtient pour les passages cités ci-dessus :
Sethos : 40 + 2 + 9 + 9 + 6 + 6 + 9 = MAAT TOOT
Voyage en Orient :40+ 1 + 9 + 9 + 6 + 6 + 9 = M AT TOOT
Comme l’on sait, dans la religion de l’antique Egypte, Maat à la plume d’autruche, c’est la Vérité. Thot, le cynocéphale, symbolise la sagesse d’Hermès. Sur de très nombreux documents de la civilisation égyptienne, Maat et Thot sont figurés côte à côte participant au jugement de l’ûme du défunt.
A la page 18 du Carnet du Voyage en Orient, de Gérard de Nerval (publié par P. Martino, Revue de Littérature comparée, janvier 1933), on trouve sur une ligne : « Thot. Thoot. Hermès », dans une liste des Divinités de l’Amenti.
L’orthographe Thoot était donc familière à Nerval.
Thot joue un grand rôle dans le psychisme nervalien, parce que c’est un Dieu à la fois initiateur et infernal. Plusieurs des auteurs consultés par Nerval lui consacrent des développements : Court de Gebelin dit que Thot signifie signe, Lacour, dans L’essai sur les hiéroglyphes égyptiens précise que le mot désignait une colonne ou une pierre dressée et fait le rapprochement du nom de Thot avec ceux des dieux Seth et Thor.
Dom Calmet et Paucton parlent longuement de Thot. Nerval était donc spécialement renseigné sur le dieu que les Egyptiens représentaient par un cynocéphale adorateur du soleil, inséparable de MAAT à la plume d’autruche, droite comme un I de vérité; il l’identifiait à Hermès Trismégiste, maître des Sciences et des Arts, le grand initiateur invoqué des adeptes et à « Henoch que l’Egypte appelle Hermès, que l’Arabie honore sous le nom d’Edris »17.
Cette identification de Seth, Enoch, Hermès et Thot, se trouve dans la Bibliothèque orientale de d’Herbelot (articles « Sabi »-« Edris (Enoch) »-« Hermès »).
Par ailleurs, Martines de Pasqually déclare dans le Traité de la Réintégration : « Le Créateur instruisit lui-même par la voix de son envoyé spirituel Héli le bienheureux homme Seth », de la vertu des nombres (Le Forestier, p. 48).
Nerval, à la suite de Martines trouvera dans l’Arithmosophie la justification d’une cosmologie mystique.
Dans ces conditions, il pourra sembler difficile d’interpréter le changement de 42 en 41 opéré par Gérard de Nerval. Cette modification peut cependant préciser une intsolion. En effet, 1 — A sans aucun doute possible, tandis que 2 = 1 + 1 = AA, mais peut s’écrire aussi B. Nerval a peut-être préféré une inexactitude phonétique (A bref au lieu de A long) à une possibilité d’erreur.
Pareil changement serait le fait d’un esprit curieux d’ésoté-risme, non pas d’un véritable adepte. Car, ce faisant, Nerval renonce au total 42 + 18 + 12 + 9 = 81 (carré de 9 et somme des chiffres égale à 9). Kircher (Arithmologia) donne un carré magique de la Lune construit sur la suite des nombres de 1 à 81.
Peu après, comme pris de remords, dans Quintus Aucler (paru en novembre 1851, ensuite incorporé aux Illuminés), Nerval étale une science toute neuve des propriétés remarquables du nombre 9, dont il fait l’éloge en ces termes :
Les âmes aiment le nombre 9; 9 est celui de la génération parce qu’elles espèrent toujours rentrer dans le monde, le nombre 9 est particulièrement générateur et mystique : multipliez-le par lui-même, vous trouverez toujours 9 (18, par exemple : 1 et 8 = 9), 3 fois 9 = 27 (2 et 7 = 9), 4 fois 9 = 36 (3 et 6 = 9), 5 fois 9 = 45, ainsi de suite…
Cette science lui vient de Pasqually, qui commente longuement les particularités du « Nombre neuvaine » :
Au sujet du nombre neúvaine, je dirais donc qu’il n’est point étonnant que les esprits majeurs pervers et leurs agents se tiennent de préférence et plus volontiers à la forme corporelle de l’homme qu’à toute autre, puisque cette forme humaine avait été premièrement destinée pour eux…
C’est donc de ces trois personnes (Caïn et ses deux sœurs), possédées du prince des démons, que nous sortons, comme je l’ai dit, le nombre neuvaine de matière; savoir : en additionnant les trois principes spiritueux et essences premières, leurs trois vertus et leurs trois puissances démoniaques…
Mais pour vous convaincre que le nombre neuvaine de matière sort de ces mineurs, il ne faut que voir leur première opération démoniaque, et comme ils ont perpétué leurs opérations criminelles jusqu’au juste châtiment que le Créateur exerça sur toute leur postérité, châtiment que l’Écriture nous fait connaître en nous apprenant que l’Éternel frappa toute la terre et ses habitants par le fléau des eaux, et que, par ce moyen, la postérité coupable de ces trois mineurs, ainsi que les hommes qu’ils avaient séduits furent anéantis. C’est depuis cette époque que le nombre neuvaine est parvenu à la connaissance, de même que la mystérieuse addition qui suit :
3 | Additionnez le produit de tous ces nombres qui est 27, vous y trouverez 2 et 7 font 9. |
3 | |
3 | |
— | |
3 | |
3 | Multipliez 27 par 9, cela vous rendra toujours 9. |
3 | |
— | |
27 | |
3 | Si vous multipliez ce produit à l’infini, il vous reviendra toujours 918. |
3 | |
3 | |
— | |
27 |
Ces considérations sur le nombre 9 étroitement associées au Caïnisme, sont caractéristiques du système de Pasqually, qui semble les avoir empruntées à quelque source hébraïque non identifiée (peut-être Philon ou le Sepher-Ha-Zohar). Une certaine filiation entre le martinésisme et la pensée nervalienne paraît donc probable19.
Auguste Cavé (1794-1852) est l’auteur des Soirées de Neuilly. Le 18 novembre 1851, donc dix ans plus tard, Gérard écrira à Cavé une lettre navrante, reproduite par N. Popa dans son édition des Filles de Feu (note pp. 63-64). Il répète sa requête auprès de Perrot, chef du bureau des théâtres au ministère de l’Intérieur, deux jours après (Correspondance, éd. j. Marsan, pp. 172-173) : « Dites bien d’ailleurs Si M. Cavé que je suis certain d’être en état ensuite de me passer de l’aide du ministère. Je n’y avais jamais recouru et je fus longtemps à me convaincre que mes amis avaient bien fait de la solliciter pour moi. » A dix ans d’intervalle, Nerval est excusable d’avoir oublié une requête remontant à mars i84i, certainement demeurée sans effet à cause de la prolongation de sa maladie jusqu’en novembre de la même année. ↩
Gérard a rattaché à tort les armes de Lorraine à l’abbaye de Châalis (cf. Angélique, 10e lettre in fine). ↩
Gérard de Nerval, p. 388, collection Spoelberch de Lovenioul. ↩
Notons que Gérard souhaite « pouvoir prendre les eaux au Mont-d’Or ». ↩
Fragment d’ « Aurélia » supprimé à l’impression :
Pendant trois jours, je dormis d’un sommeil profond, rarement interrompu par les rêves. Une femme vêtue de noir apparaissait devant mon lit et il me semblait qu’elle avait les yeux caves : seulement, au fond de ses orbites, il me sembla voir sourdre des larmes brillantes comme des diamans. Cette femme était pour moi le spectre de ma mère morte en Silésie. Un jour, on me transporta au bain. L’écume blanche qui surnageait me paraissait former des figures de blason et j’y distinguais toujours trois enfans percés d’un’ pal, lesquels bientôt se transformèrent en trois merlettes : c’étaient probablement les armes de Lorraine.
Je crus comprendre que j’étais l’un des trois enfans de mon nom traités ainsi par les Tartares lors de la plrise de nos châteaux. C’était au bord de la Dwina glacée. Mon esprit se transportait bientôt sur un autre point de l’Europe, au bord de la Dordogne, où trois châteaux pareils avaient été rebâtis. Leur ange tutélaire était toujours la dame noire, qui dès lors avait repris sa carnation blanche, ses yeux étincelans et était vêtue d’une robe d’hermine, tandis qu’une palatine de cygne couvrait ses blanches épaules. ↩
Cf. Towianski, Banquet du 17 janvier 1841 (1844). ↩
Œuvres complètes de Fréret, an VII de la République, tomes V et VI. ↩
M. R. Allar a bien voulu m’indiquer qu’il existe une racine sanscrite Kam avec le sens de briller. ↩
Assez curieusement, les images de l’étoile et de la fleur dans un sens mystique voisin de celui qu’elles ont dans Aurélia paraissent dans le Banquet du 17 janvier 1841, de Towiansky.
Page 7. — Profitons de la lumière de Jésus–Christ qui nous est envoyée, conser-vons-là tendrement dans nos cœurs, activons-là jusqu’à l’état de feu de l’étoile…Page 13. — Oui, Seigneur!… quoique votre amour donne des millions de moyens pour nous faciliter le chemin du salut, il ne peut cependant nous sauver sans nous, sans cette spontanéité, sans ce mouvement propre, sans cette fleur de notre propre champ. ↩
Le Forestier, La Franc-Maçonnerie occultiste au XVIIIe siècle, p. 48. ↩
Commentaire de l’ « Histoire de Saturne », p. 65. ↩
Le nom de Cabire, qui signifie en hébreu et en arabe fort ou puissant (cf. abbé Banier, La Mythologie et les fables expliquées par l’histoire : « Des Dieux Cabires »), semble avoir désigné n’importe quelle divinité secondaire, c’est pourquoi certains auteurs fixent à cinq le nombre des Cabires, d’autres à sept, d’autres encore à huit. Le nom s’est appliqué en particulier à Mercure, à Proserpine (Hécate, Arthémis), enfin à Prométhée.
Alexandre Lenoir a rapproché le nom de Cabire de celui de Koens qualifiant les membres de l’ordre fondé par Martines de Pasqually. Selon cet auteur, de même que le Koës était le grand confesseur des mystères des Cabires à Samothrace, l’ordre des élus Koens peut être assimilé à un tribunil devant lequel les initiés avouent leurs fautes; ils peuvent ensuite, par une conduite sans reproche, être réintégrés dans leur innocence première. ↩
L’authenticité du fait serait attestée par les archives des Loges. ↩
De Vismes du Valgay, dans ses Nouvelles recherches, etc., ouvrage également consulté par Nerval, renvoie pour le détail des cérémonies et des épreuves de l’initiation aux auteurs suivants : Plutarque, Meursius, Laffiteau, Kircher. ↩
Voyage en Orient, tome III, p. 214. ↩
Le Traité de la Réintégration, éd. Chacornac, 1899, pp. 87-88. Cet ouvrage circulait en manuscrit du vivant de Nerval. ↩
Ces pages sont extraites de l’ouvrage de Jean Richer, Gérard de Nerval et les doctrines ésotériques, à paraître prochainement aux Éditions du Griffon d’Or. ↩