Joseph Campbell (Héros) – Gilgamesh

La plus importante légende de la quête de l’élixir dans la tradition mésopotamienne prébiblique est celle de Gilgamesh, roi légendaire de la ville sumérienne d’Erech (Uruk), qui entreprit d’aller cueillir le cresson d’immortalité, la plante « A Ne Jamais Vieillir ». Après être passé sans dommage devant les lions qui défendent les contreforts et les hommes scorpions qui surveillent les montagnes qui soutiennent le ciel, il arriva dans un jardin de délices, entouré de montagnes et rempli de fleurs, de fruits et de pierres précieuses. Continuant son chemin, il atteignit la mer qui entoure le monde. Dans une grotte, près des eaux, habitait une manifestation de la déesse Ishtar, Siduri-Sabitu et cette femme, étroitement voilée, ferma les portes à son approche. Mais lorsqu’il lui eut conté son histoire, elle accepta de le recevoir et lui conseilla d’abandonner sa quête et d’apprendre à se contenter des joies mortelles de la vie :

O Gilgamesh, pourquoi courir ainsi ?
La vie que tu cherches, tu ne la trouveras jamais.
Lorsque les dieux ont créé l’homme, ils assignèrent la mort à l’humanité, et gardèrent la vie dans leurs mains.
Nourris-toi, Gilgamesh ; jour et nuit, réjouis-toi ; organise chaque jour, un événement heureux.
Jour et nuit, divertis-toi, sois gai ; que tes vêtements soient élégants, que ta tête soit lavée et ton corps baigné.
Sois attentif au tout petit qui te tient par la main.
Que ta femme soit comblée, bien serrée contre toi.

Ce passage, qui manque dans l’édition standard assyrienne de la légende, apparaît dans un texte fragmentaire babylonien beaucoup plus ancien. On a souvent fait remarquer l’aspect hédoniste du conseil donné par la sibylle ; mais il convient d’observer aussi que le passage des eaux est une épreuve initiatique et ne représente pas la philosophie morale des anciens Babyloniens. Comme en Inde, des siècles plus tard, quand un disciple vient demander à un maître de lui enseigner le secret de la vie immortelle, celui-ci tente tout d’abord de l’en dissuader en lui vantant les joies de la vie mortelle. Ce n’est que s’il se montre persévérant qu’il est admis à l’initiation suivante.

Mais comme Gilgamesh s’obstinait, Siduri-Sabitu l’autorisa à passer et l’avertit des dangers qui l’attendaient en chemin.

Elle lui recommanda de se rendre auprès du passeur Ursanapi, qu’il trouva en train de couper du bois dans la forêt sous la garde d’un groupe de serviteurs. Gilgamesh mit ces derniers en pièces (on les appelait « ceux qui se réjouissent de vivre », « ceux de pierre ») et le passeur accepta de le conduire de l’autre côté des eaux de la mort. Le voyage dura un mois et demi. Le passager avait été prévenu de ne pas toucher les eaux.

La terre lointaine dont ils approchaient maintenant était le séjour d’Utnapishtim, le héros du déluge primordial qui y demeurait avec sa femme dans la paix éternelle. De loin, Utnapishtim vit arriver la petite barque, seule sur les eaux infinies, et il s’interrogea dans son cœur :

Pourquoi « ceux de pierre » de la barque ont-ils été mis en pièces ?
Et pourquoi quelqu’un qui n’est pas de ma maison la dirige-t-il ?
Celui qui vient, n’est-il pas un homme ?

Gilgamesh, en débarquant, dut écouter le long récit du déluge que lui fit le patriarche. Puis Utnapishtim convie son visiteur à dormir, ce qu’il fit pendant six jours. Utnapishtim fit préparer par sa femme sept gâteaux quelle plaça près de la tête de Gilgamesh pendant qu’il dormait à côté du bateau. Puis Utnapishtim toucha l’épaule de Gilgamesh qui s’éveilla ; il ordonna ensuite au passeur Ursanapi de conduire son hôte à une certaine source pour qu’il s’y baigne et de lui donner des vêtements neufs. Finalement, Utnapishtim révéla à Gilgamesh le secret de la plante.

Gilgamesh, je vais te révéler un secret,
et te donner une instruction qui soit tienne :
Cette plante est comme la bruyère dans un champ ;
comme celle de la rose, son épine piquera ta main.
Mais si ta main s’empare de cette plante,
tu retourneras à ta terre natale.
La plante poussait au fond de la mer cosmique.

Ursanapi et Gilgamesh reprirent la mer. Gilgamesh s’attacha aux pieds de lourdes pierres et plongea. Il fut entraîné au fond de l’eau, au-delà de toute enduratice, tandis que le passeur restait dans le bateau. Et lorsque le plongeur eut atteint le fond de la mer sans fond, il cueillit la plante, malgré les blessures qu’il se faisait à la main, puis, coupant les liens qui le retenaient aux pierres, il remonta vers la surface. Ayant fendu la surface des eaux et regagné le bateau avec l’aide du passeur, il proclama triomphalement :

Bien que, pendant le voyage d’aller, le héros se soit vu interdire de toucher ces eaux, il peut, maintenant, au contraire, s’y plonger impunément. Cela donne la mesure du pouvoir qu’il a acquis auprès des Anciens, le Seigneur et la Dame de File Eternelle. Utnapishtim-Noé, le héros du déluge, est l’image du père archétype ; son île, le Nombril du Monde, est une préfiguration des futures « Iles des Bienheureux » du monde gréco-romain.

Ursanapi, cette plante eut celle qui…
Celle par qui l’Homme peut atteindre à sa pleine vigueur.
Je vais la rapporter dam Erech-aux-Enclos…
Son nom est : « Dans sa vieillesse l’Homme rajeunit »,
J’en mangerai et je reviendrai à l’état de ma jeunesse.

Ils continuèrent leur traversée. Lorsqu’ils eurent accosté, Gilgamesh se baigna dans les eaux fraîches d’une fontaine et s’étendit pour se reposer. Mais tandis qu’il dormait, un serpent flaira l’odeur merveilleuse de la plante, s’en empara et l’emporta. Ayant goûté de la plante, le serpent acquit immédiatement le pouvoir de changer de peau et retrouva sa jeunesse. Mais Gilgamesh, à son réveil, s’assit et pleura, et « sur sa joue, les larmes coulèrent ».

Gilgamesh