La Symbolique du rêve est, avec L’Ame du monde de Schelling, l’une des ouvres les plus célèbres de la philosophie de la nature et de ce vaste mouvement que fut le romantisme allemand. Elle partage avec le livre de ce philosophe le privilège de porter un titre extrêmement évocateur et, à bien des égards, caractéristique d’une forme de pensée en rupture radicale avec le rationalisme du « siècle des lumières ». Symbolique évoque en effet une tournure d’esprit qui, au-delà des phénomènes de surface, recherche incessamment la signification cachée des choses et leur rapport analogique avec le tout, avec le cosmos. Le mot « rêve » parachève et couronne cette quête passionnée, cette plongée dans l’irrationnel ; mais il ne s’agit pas du rêve-évasion de certains de nos romantiques français – reflets bien pâles de leurs aînés d’outre-Rhin, dont les véritables descendants sont plutôt les poètes symbolistes -, de ce vague des passions provoquant un frisson de dégoût pour les choses du monde. Il s’agit bien plutôt d’une recherche minutieuse et d’une attention extrême portée aux états d’inconscience comme le rêve, le somnambulisme, l’hypnose, la folie, animées par la conviction qu’ils nous renseignent mieux que l’état de conscience diurne sur les profondeurs de l’âme humaine et de la nature.
Cette quête exaltée des messages de l’âme et des signes de la nature, qui fonde pour une bonne part l’originalité de la philosophie du romantisme allemand, ressuscite un mode de pensée déjà présent dans la Naturphilosophie de la Renaissance et de l’âge baroque avec des penseurs aussi éminents que Paracelse (1493-1541), Jakob Boehme (1575-1624) ou Œtinger (1702-1782). Cette pensée est donc largement teintée de théosophie, le théosophe étant à la recherche de la signification symbolique – latente ou perdue – des choses, afin de mieux situer l’homme dans l’univers et dans un mythe au sens complet, c’est-à-dire comportant les trois volets : cosmogonie, cosmologie et eschatologie1. La naissance du mouvement romantique en Allemagne à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe redonne une impulsion nouvelle à cette quête de la profondeur qui retrouve une dimension métaphysique perdue ou occultée par l’essor des sciences et le matérialisme engendré par l’ère des « lumières ». Le facteur le plus important dans la naissance du romantisme fut, comme chacun sait, la philosophie kantienne et les amplifications de celle-ci dues à Fichte (1762-1814). La philosophie de ce penseur, exposée dans la Wissenschaftslehre (Théorie de la science), 1794, favorisa en effet l’éclosion du premier romantisme ; celui de Novalis avec sa théorie de « l’idéalisme magique », de Friedrich Schlegel, de Schleiermacher ou encore de Ludwig Tieck. Pour Fichte, en effet, toutes les oppositions énoncées par Kant se résolvent dans une seule opposition fondamentale, celle du Moi et du Non-Moi : le sujet, l’esprit, est le créateur de l’objet, de la nature. L’activité du philosophe (l’acte pur de la pensée) pose, en se posant elle-même, le monde et toutes ses déterminations. Ce qui a séduit les romantiques dans cette doctrine, c’est « le subjectivisme effréné, le dédain du réel, l’exaltation de la vie intérieure ». Il en résulte en effet une interprétation résolument neuve de la création artistique en ce que l’artiste, le poète, devient un véritable démiurge qui tire des profondeurs de son Moi les formes et la matière de sa pensée.
Mais à ce mouvement de contraction, de repli sur la seule réalité de l’esprit créateur – de systole pour employer l’expression binaire chère à Goethe – succéda bientôt un mouvement inverse de dilatation, de diastole, d’ouverture à la nature dont les récentes découvertes scientifiques – celles de Galvani, de Volta, de Lavoisier, de Cavendish, de Priestley, de Brown – venaient de révéler la richesse et la souveraine existence. Cette deuxième attitude, tout aussi passionnante et parfaitement complémentaire à la première, eut, là aussi, son initiateur dans le domaine philosophique ; ce fut Schelling (1775-1854) dont la fameuse Naturphilosophie engendra de près ou de loin tant d’esprits féconds connus sous le nom de philosophes de la nature. Il vint apporter une systématisation philosophique à la nouvelle compréhension de l’univers inaugurée par des penseurs comme Baader : Beiträge zur Elementarphysiologie (Contributions à la physiologie élémentaire), 1797, Über das pythagoräische Quadrat in der Natur (Du carré pythagoricien dans la nature), 1798, ou Ritter : Beweis, dass ein beständiger Galvanismus den Lebensprozess begleite (Preuve qu’un galvanisme constant accompagne le processus de la vie), 1798.
Schelling écrivit au cours de cette période Ideen zu einer Naturphilosophie (Idées pour une philosophie de la nature), 1797, Von der Weltseele (L’Ame du monde), 1798, et Erster Entwurf eines Systems der Naturphilosophie (Première Esquisse d’un système de la philosophie de la nature), 1799. Il y reprend le schéma traditionnel de la philosophie de la nature tel que nous pouvons le trouver chez Paracelse, Boehme ou Saint-Martin ; la nature est un tout indépendant et autonome qui assure en permanence l’équilibre entre les forces opposées qui s’y affrontent, grâce à une infinie puissance de rajeunissement. Il illustre ce schéma par des exemples empruntés à la science de son époque, surtout à la biologie, la chimie et la physique. Voici donc esquissée à grands traits la philosophie qu’il enseigne de 1798 à 1803 à l’université d’Iéna. Parmi les nombreux auditeurs venus assister à ses cours, se trouvait à partir de mai 1801 un jeune homme de vingt et un ans, sensible et enthousiaste, Gotthilf Heinrich Schubert, venu tout spécialement de Leipzig pour écouter les maîtres du romantisme philosophique. Son ouvre principale, La Symbolique du rêve, parue en 1814, est l’aboutissement de toute une partie de sa vie vouée à l’étude et à la spéculation et où se mêlent diverses influences.
On trouvera une excellente présentation de la démarche théosophique dans le contexte de l’ésotérisme, dans l’ouvrage d’Antoine Faivre, L’Esotérisme au XVIIIe siècle, Paris, Seghers, 1973 ; introduction, surtout PP. 25 sqq. Cf. aussi la définition du théosophe donnée par le même auteur dans « La philosophie de la nature dans le romantisme allemand. » Histoire de la philosophie, Paris, Gallimard (Pléiade), 1974, III, PP. 14-15 : « Le théosophe apparaît avant tout sensible aux similitudes, aux homologies ; il les découvre partout, les projette dans l’espace cosmique, les intègre dans une histoire englobant à la fois une cosmogonie, une cosmologie, une eschatologie. ↩