Responsable des destinées philosophiques de la bhakti qui vient d’entrer, avec lui dans son âge de maturité conceptuelle et systématique, assuré d’autre part qu’il n’est sur la terre sacrée de l’Inde, demeure spirituelle mieux fondée que celle de l’orthodoxie védântique, Ramânoudja ne peut laisser s’y établir définitivement la suprématie de l’interprétation çankarienne, qui sape par la base ses convictions les plus chères. Bien qu’il eût connu d’emblée un prodigieux succès, l’enseignement de Çankara était sans doute encore loin, vers la fin du XIe siècle, de s’imposer avec l’autorité incomparable qui est la sienne aujourd’hui : il fallait néanmoins une grande vigueur de pensée et beaucoup de courage pour s’attaquer à lui. Ramânoudja ne manquait ni de l’une ni de l’autre.
Ce contre quoi l’expérience religieuse de la bhakti, telle que lentement elle s’est développée jusqu’à lui, l’oblige d’abord à réagir, c’est le thème central du Védânta non dualiste, savoir qu’il n’y a de réalité véritable que dans l’identité et l’indifférenciation pures. Non, la vie spirituelle n’est pas une perte mystique de la personne individuelle en l’absolu transpersonnel, mais l’union intime de personnes distinctes, personne individuelle et personne divine. Au lieu donc de renvoyer à l’irréel et à l’illusion le divers et le fini, il faut professer un réalisme intégral qui sache reconnaître en la plus petite parcelle d’être la dignité, l’authenticité de l’être. Au lieu de ne retenir pour essentiels et premiers que les textes révélés enseignant la « non-différence », et de rejeter les autres dans la catégorie des enseignements mineurs et provisoires, il faut les respecter tous comme annonçant la vérité.
Mais il ne peut être question de tomber dans le pluralisme non compensé de tant de systèmes étrangers au Védânta. L’unité n’est jamais déchirée par la multiplicité. La synthèse organique qui constitue en un tout infrangible les diverses parties du jugement, est l’expression logico-grammaticale de ce principe métaphysique. Et s’il est vrai qu’entre le Brahman et les créatures il y ait distinction, il n’y a pas entre eux séparation, pas plus qu’entre la substance et ses attributs dont la différence même implique une unité fondamentale.
Reste un troisième écueil à éviter : le panthéisme, lequel en sa synthèse de l’un et du divers, ne sauve le premier que d’intention, et le soumet en fait à l’hégémonie du second. La transcendance de la cause universelle par rapport à ses effets, de la substance brahmique par rapport à ses attributs cosmiques, est éternellement actuelle, ne souffre ni éclipse ni vicissitude.
Le mot qui dans la doctrine de Râmânoudja résume tous les aspects sous lesquels la créature peut être envisagée par rapport à sa source est celui de « mode » :
Aspect logique : attribut de la substance;
Aspects ontologiques : effet de la cause substantielle, partie du tout universel;
Aspect éthique enfin : caractère subordonné et dépendant de l’esprit fini relativement à l’esprit infini, son principe premier et sa fin ultime.
Mais la notion de mode, si riche soit-elle, demeurerait encore trop abstraite et froide, si elle ne s’achevait en celle de mode corporel : est-il relation plus étroite, plus intime, plus vitale, que celle de l’âme et du corps? Où, mieux qu’en elle, l’équilibre entre l’inamissible transcendance de l’esprit et sa parfaite immanence à ce qu’il anime, trouve-t-il à se réaliser? Le monde physique et le monde des esprits finis constituent le corps du Seigneur.
Ainsi se justifie l’appellation même de la doctrine râmânoudjienne : « non-dualisme du divers en tant que tel » ou, plus simplement, « monisme tempéré ».
L’esprit créé soutient avec le Brahman une double relation : sous un certain angle, il n’en est pas différent dans son essence pure, et cette communauté de nature est la raison profonde pour laquelle l’âme émane éternellement et nécessairement du Brahman, pour laquelle c’est en lui qu’elle trouve sa véritable liberté, pour laquelle il est sa fin ultime. Il n’en est pas moins vrai que sous un autre angle l’âme est distincte du Brahman et que celui-ci ne rentre sous aucun genre commun avec quoi que ce soit d’autre. Et comme pour confirmer ces deux thèses contrastantes, nous voyons Râmânoudja admettre une certaine forme de délivrance, c’est-à-dire de rupture définitive avec la transmigration où l’âme n’entre pas en communion personnelle avec Dieu mais s’isole dans sa nature propre et dans la béatitude qui lui est essentielle, en tant que cette nature propre a pour soi-même, c’est-à-dire pour essence de son essence, le suprême Brahman. Sans doute tient-il cette forme de salut pour inférieure à la béatitude qui nous vient de Dieu connu et aimé comme personne et non pas seulement perçu comme substance et âme universelles et impersonnelles. Il l’admet néanmoins. Or c’est le même Brahman qui est Dieu personnel et substance cosmique, et c’est la même nature spirituelle créée qui est capable de l’atteindre sous ces deux aspects. Ceci n’implique-t-il pas qu’il y a dans la nature propre de l’âme individuelle comme une sorte de dédoublement essentiel, une possibilité réelle de s’arrêter à ce qu’elle a d’immédiatement commun avec le Brahman, c’est-à-dire de s’arrêter en elle-même, et une possibilité non moins réelle et positive, mais qui ne saurait s’actualiser sans une grâce suprême de Dieu, d’entrer en communion intégrale et personnelle avec Lui? ou, si l’on préfère, que la participation de l’âme à la vie la plus haute et la plus réservée de la Divinité ne se réalise pas immédiatement et par les seules puissances de sa nature propre, bien que la convenance d’une telle participation soit positivement inscrite en cette nature, mais à laquelle il ne saurait être satisfait sans la médiation de deux libertés, celle de la créature qui peut préférer s’en tenir à « elle-même » et celle de la grâce qui choisit librement ses amis?
Deux morales vont découler de ces thèses métaphysiques : Râmânoudja croira devoir les accepter ensemble en se bornant à les hiérarchiser : morale de l’immanence et de l’autonomie, morale de la transcendance et de l’amitié avec Dieu.
La bhakti est une connaissance aimante, intuitive, expérimentale du Bienheureux Seigneur en sa souveraine et intime personnalité. Ce n’en est pas moins une connaissance de soi-même, et il faut méditer sur le Brahman non pas comme sur un être hétérogène et extérieur à l’âme mais comme sur notre soi-même au sens le plus rigoureux de ce terme. L’âme n’est-elle pas un mode du Brahman, de la même nature spirituelle que lui? Ne fait-elle point partie intégrante de son « corps cosmique » et, comme telle, ne se trouve-t-elle pas aussi étroitement unie à son être divin que le corps humain l’est à l’existence humaine de l’esprit fini? Par là sont sauvegardées et la nécessaire intériorité de la vie spirituelle et l’inamissible transcendance du Bienheureux. Par là sont respectés tous les textes de l’Écriture, ceux qui nous interdisent de concevoir entre Dieu et nous aucune division, et ceux qui nous commandent de Le reconnaître pour transcendant à toutes ses créatures.
Tous ceux dont l’esprit est assez purifié pour atteindre à la perception du Brahman en son essence, sont aptes à l’entrée définitive dans la liberté. Mais nous savons qu’ils sont de deux sortes : les uns ont suivi la voie difficile, périlleuse, de la connaissance nue et cherché le salut dans un état d’isolement absolu de l’âme. Ils ont médité sur la pure spiritualité de leur essence et l’ont reconnue comme réellement distincte de la nature matérielle et comme ayant le Brahman universel pour soi-même. L’éternité s’écoulera pour eux dans la surconscience expérimentale de leur spiritualité bienheureuse homogène à celle du Brahman. Mais ils n’auront point accès à la Personnalité même de celui-ci, ayant toujours gardé leur vue fixée sur son aspect immanent, exclusivement. Ils ne connaîtront pas cette béatitude indiciblement précieuse de vivre la vie la plus profonde et la plus sublime de Dieu, par une connaissance qui soit aussi amour, par la bhakti. Cette part, qui est la meilleure, est réservée à ceux qui, sans négliger la culture et l’effort spirituels, ont plus compté sur la grâce que sur eux-mêmes, préféré la voie de l’amitié à celle de l’immanence, voie plus facile parce que mieux protégée contre l’orgueil et parce que forte du constant secours divin, voie qui conduit plus haut et plus loin par ces raisons mêmes.
Mais, pour les uns comme pour les autres, il n’y aura plus de retour aux misères de la transmigration, pas de rechute en la servitude.