Lavastine: Introduction à Joseph de Maistre

INTRODUCTION

« Nous ne pouvons nous lire que dans Dieu lui-même et nous comprendre que dans sa propre splendeur. » SAINT-MARTIN, Ecce homo, p. 19.

CELUI que Joseph de Maistre appela « le plus instruit, le plus sage et le’ plus élégant des théosophes », Louis-Claude de Saint-Martin, dit le Philosophe Inconnu (1743-1803), « une des âmes les plus religieuses et les plus pures qui aient passé sur la terre », a écrit Henri Martin dans son Histoire de France, « le représentant le plus complet, l’interprète le plus profond et le plus éloquent que le mysticisme ait eu dans notre pays et celui qui a exercé le plus d’influence », a écrit Victor Cousin, un homme qui eut « des lueurs sublimes », a dit Mme de Staël, a relevé au siècle de Diderot et de d’Holbach toutes les « idoles métaphysiques » que ceux-ci avaient cru renverser.

Il a rétabli contre Carat « l’existence d’un sens inné et la distinction entre les sensations et la connaissance »1. Il a restauré l’idée que l’homme peut connaître intimement – « le principe de son être, Cause active et intelligente »2. Il a repris l’idée de la chute, déchéance d’un état primitif, royal, dans lequel l’homme fidèle à son Modèle divin, se conformait exactement à sa tâche d’être un porteur de son Feu (ÊTRE EST ÊTRE)3, au milieu de sa création. Mais Adam a désobéi à cette loi de liberté absolue, il a cédé aux attraits de la substance sensible, il y a mêlé son être au point d’oublier l’être de son être et il a commis l’acte que Saint-Martin nomme l’ « Adultère primitif ». La Cabale nomme la Terre, « la Divine Fiancée » et elle assigne à l’homme le rôle d’un médiateur entre le Ciel et la Terre. Car celle-ci est elle-même « célestielle », comme le disait la chevalerie et l’homme n’a donc pas le droit de s’unir à elle en état d’impureté. Si le Valet du Roi devient le Valet de sa propre sensualité, il souille la Reine. « Parce que tu as obéi à la voix de ton épouse, la Terre est maudite à cause de toi », dit l’Ecriture dans un raccourci frappant. En effet si l’homme cède à la femme, lorsqu’elle cède à Satan, à ce moment c’est elle-même qu’il trahit. La Nature tout entière s’en trouvera altérée, elle deviendra autre que ce qu’elle est. Mais l’homme, dit-Saint-Martin, peut restaurer l’intégrité de son être, aujourd’hui dénaturé jusqu’à l’animalité. Il peut retrouver la conformité à la formule d’identité absolue de son Nom, c’est-à-dire redevenir libre. S’il a introduit sa souillure dans l’Univers et interrompu de cette façon les rapports naturels de son Union avec Dieu, la Terre maudite se venge, se retourne contre l’homme pour le faire expier. Or, dit Saint-Martin, la souffrance est ce qu’il y a de plus propre à « réactionner » les étincelles divines qui se trouvent encore, immortelles, dans l’être le plus déchu. Par la grâce de la souffrance, il subsiste donc, pour chacun de nous, une chance de pouvoir opérer ce qu’il nomme e le Grand-Oeuvre du changement de la volonté » ou, suivant une autre perspective, le rétablissement dans leur Ordre des quatre lettres du nom Adam, qui correspondaient primitivement aux quatre lettres du Nom divin, ces quatre aromates d’égal poids dont est composé le Parfum, sans lequel, dit le Livre de l’Exode, l’homme ne peut rien faire4.

Claude de Saint-Martin avait été d’abord le disciple d’un thaumaturge, qui a joué dans la Franc-Maçonnerie de l’époque un rôle de fondateur : Martinès de Pasqually, le Grand-Maître Souverain de l’Ordre des Elus Coens, dont R. Le Forestier nous a raconté l’histoire5. L’Ordre ne se proposait rien moins que de « suppléer à la défaillance de l’Eglise qui devait être totale à la fin des temps »6. Et nos Illuminés Martinistes travaillaient ferme au développement de leurs Pouvoirs sur les Esprits pervers et les Esprits divins – car, Martines l’enseignait, Pouvoir a été donné à l’homme sur les deux classes d’Esprits – afin de constituer cette nouvelle puissance spirituelle, qui permettrait de continuer d’ « assurer les communications avec le monde surnaturel ». Telle était la tâche entreprise… Mais il semble que Saint-Martin ait bientôt jugé « trop violents » les procédés théurgiques employés par son maître et fastidieux les rites de la magie cérémonielle. Alors il se retira, pour pratiquer exclusivement la voie qui était « le plus selon son coeur » et qu’il appelait « la voie interne ». Il semble d’ailleurs s’être reproché plus tard cette désertion, lorsque la lecture plus approfondie des ouvrages de Jacob Boehme le convainquit que « M. de Pasqually avait la clé active de tout ce que notre cher Boehme expose dans ses théories, mais qu’il ne nous croyait pas en état de porter »7.

La doctrine de Saint-Martin, hostile à tout supranaturalisme aussi bien qu’à tout matérialisme, est « la doctrine des harmonies de la lumière de la nature et de la grâce »8. Elle n’a rien d’un panthéisme, mais elle insiste sur l’omniprésence du divin. Saint-Martin avait d’abord prévu de donner à l’un de ses livres, l’Esprit des Choses, ce titre encore plus significatif : les Révélations Naturelles. C’est un principe essentiel chez lui, en effet, que « pas une vérité religieuse ne manque à faire sa révélation propre dans le coeur de l’homme », si celui-ci sait tenir sa pensée, « miroir divin », nette de toute souillure. « Mais les prêtres, dit-il, on fait un rempart de ce mot mystère à leur religion. Ils pouvaient bien étendre des voiles sur les points les plus importants, en annoncer le développement comme le prix du travail et de la constance et éprouver par là leurs prosélytes, en exerçant à la fois leur intelligence et leur zèle; mais ils ne devaient pas rendre ces découvertes si impraticables que l’univers en fût découragé… En un mot, j’aurais à leur place annoncé un mystère comme une vérité voilée et non comme une vérité impénétrable. » Saint-Martin ne faisait ainsi que redonner au mot mystère son sens primitif et je ne vois pas ce qu’on pourrait lui répondre, à moins de reconnaître que le contenu, substantiel de la plupart des mystères est aujourd’hui perdu. D’autre part, est-il si difficile de discerner que l’argument habituel (la foi ne serait plus un mérite, si elle pouvait être une évidence) n’est inévitable que pour la foi… habituelle, une très faible foi qui ne sait plus créer son évidence et se maintenir en elle par une lutte incessante ?

Albéric Thomas9 a déclaré « puéril de soutenir que Saint-Martin soit le continuateur de Martinès de Pasqually », car, en quittant son maître, il serait devenu « un mystique à qui répugne tout genre actif ». Ce jugement est trop sévère. Et du moins, n’y a-t-il aucune trace de quiétisme dans la doctrine de l’homme qui glorifiait dans le Christ un « héros de la volonté » et dont l’oeuvre ne fut qu’une exhortation à « l’activité de toutes les vertus afin que l’âme soit prête à saisir toutes les lumières et à les faire fructifier pour la gloire de la Source »10.

Dans son Traité sur l’Influence des Signes, il a exposé sa méthode de connaissance de soi-même par le moyen des preuves actives. Et Caro en donne une citation suffisante dans son Essai sur la Vie et la Doctrine de Saint-Martin (1850). Saint-Martin écrit : « Ici (en ce qui concerne la Science de soi) nous sommes à la fois et le sujet anatomique et le malade blessé dans tous ses membres, et ce ne peut être que d’après une dissection complète, faite sur nous tout vivants, ce n’est que par ces actes scrutateurs que nous pouvons atteindre aux termes de la Science ». Ainsi Saint-Martin préconise une observation active, douloureuse, qui ne saurait qu’arracher des cris à l’âme qui la subit, qui doit les lui arracher : ce que Caro, dont le Cartésianisme s’émeut, commente ainsi : « Il ne s’agit plus, on le voit., de cette méthode expérimentale, calme, lucide, instrument de la vraie science, c’est une science mystique !… L’acte scrutateur, pour parler cette langue étrange est presque un acte chirurgical, on n’étudie pas l’homme dans le développement de sa vie régulière, on le met dans un état violent, dans une crise. Il faut presser, fouler, briser son âme pour la forcer à répondre. Il faut faire crier son mal. Voilà ce que Saint Martin nomme une preuve active. » Et de conclure doctement : « Nous sommes loin de la vraie méthode et du bon sens ».

C’est cependant l’idée profonde de Saint-Martin et le centre de sa doctrine, qui n’est attire que celle de la Croix, Arme de la Connaissance. Il faut « donner du bois pour son pain », selon l’expression du Prophète. Il faut passer par le pressoir pour obtenir la liqueur d’immortalité. Il faut participer volontairement aux souffrances de l’Agneau, car nous n’avons pas le droit de « nous dispenser de concourir à l’oeuvre avec lui comme s’il devait l’opérer seul et sans le concours de notre libre volonté », a écrit Saint-Martin. C’est dans cette perspective qu’il reviendra sans se lasser sur cette idée que la destination de l’homme, le sens même de sa vie, est « d’annoncer Dieu au monde en manifestant ses puissances et non en les usurpant »11.

Nous sommes ici aux antipodes de l’attitude passive. C’est une première « extase » qui a entraîné la chute du premier homme, disait crûment Martinès12). C’est un enseignement que Saint-Martin n’oublia jamais. Mais c’est aussi l’enseignement traditionnel que la spiritualité, au siècle de Mme. Guyon et de Dutoit, avait oublié dangereusement. Et pourquoi prêchait-on l’éloignement du monde ? C’est que l’on ne savait plus que ce n’est pas « ce monde » qui est mauvais, mais notre esclavage au monde, par lequel nous le trahissons, le privant de la Seule chose que Dieu attende de nous : le Service actif de lui manifester son Nom.

Le langage de la religion active est celui de l’admiration, de l’adoration et de la volonté de représenter, d’incarner, de sanctifier ici-bas le Nom admiré et aimé. Reprenant une pensée de Saint-Martin, Franz von Baader a écrit : « L’Ecriture dit que l’homme a été créé pour être l’image de Dieu, en d’autres termes, que l’homme achève d’enfanter ou de réaliser cette image en lui et par lui… » Ainsi Vivekananda disait : « Il ne s’agit pas de devenir plus pur et plus pur, mais de manifester la pureté qui est en nous ». Une pureté, une liberté immortelle est la puissance que tout homme a reçu avec le don de vie. Mais « l’homme s’est cru mortel, a écrit Saint-Martin, parce qu’il a trouvé quelque chose de mortel en lui ». Il faut lui apprendre que ce n’était pas Lui. Tout se trouve donc dans la parabole du talent : Ma parole, dit le Seigneur, ne doit pas m’être retournée par vous sans contenu.

Saint-Martin eut à un très haut degré le sens de « l’effort, qui est tout l’homme », comme l’a dit Blanc de Saint-Bonnet. Mais sa vue ne se limita jamais à la perspective religieuse d’un salut individuel. « L’homme véritable, dit la tradition extrême-orientale, ne s’arrête pas à se compléter lui-même, il complète aussi les choses. » Il a ainsi un rôle intermédiaire dans le Cosmos, il est le médiateur indispensable entre le Ciel et la Terre. Nul ne peut devenir verus homo, s’il ne devient un fils de Dieu. Mais, comme l’a dit maître Eckhart, « y eût-il un millier de fils, ils ne pourraient être que le Seul Fils ». Tel fut ce que Joseph de Maistre appela « le christianisme exalté » de Saint-Martin.

Au commencement, il y eut un sacrifice divin, quelque chose comme une négation du Principe jusqu’à la faiblesse des choses et cet acte affirmatif d’amour – un Oui a de l’être dans la mesure où il a de l’amour – ce fut la création. Mais, comme l’a dit Tauler, « la sortie n’est là qu’à cause de la rentrée et l’abaissement du Créateur n’a pour but que de réaliser une élévation de ce dernier ». Le Créateur s’est mis à la merci de la Créature, Il se tient dans sa dépendance, Il attend de son Intelligence qu’elle reconnaisse la dette et qu’elle soit libérée. Toutes les créatures naissent comme une dette due au Seigneur. « Si seulement, s’est écrié Saint-Martin, nous pouvions ne jamais oublier que Lui ne nous doit rien… »

L’homme tombe, selon Saint-Martin, chaque fois qu’il manque à désirer un être supérieur à lui-même, car « l’âme ne peut vivre que d’admiration ». Et c’est ce besoin d’admiration, qui est la preuve de Dieu. « Lorsque l’homme n’admire pas, il est vide et nul; il est comme plongé dans un sommeil épais et ténébreux ». La Cabale nomme ce monde « le monde de la Séparation »… Mais qu’un homme pose en lui-même la résolution d’une autre Séparation, d’un Sacrifice, il affirme Dieu : il se force à être libre, il opère l’acte sauveur. Et ce que Saint-Martin appelait avec son maître la Réintégration, peut alors s’accomplir lentement. Ce sont des Pâques de lumière. Or toutes les traditions connaissent à côté du Yoga individuel cette sorte de Yoga cosmique où, par une Alchimie sacrificielle, qui est dans la nature même des choses, un processus de Rédemption du Divin se produit incessamment. Que l’homme le veuille ou non, il y collabore; mais s’il ne participe point rituellement ou consciemment à cette exaltation, il n’aura point de part à cette gloire. Car cet univers n’a de réalité que parce qu’il exerce une fonction de miroir de l’Admirable. Si ce monde n’est qu’une image, un Tableau Naturel, c’est une image vive, ce n’est pas un tableau mort. En vérité le Modèle est encore vivant dans le Tableau.

Philippe LAVASTINE.


  1. NA: Discours en réponse au citoyen Carat, professeur d’entendement humain… (1795). 

  2. NA: Des erreurs et de la Vérité (1775). 

  3. NA: Eheieh asher eheieh, ce que l’on traduit d’ordinaire par: sum qui sum, je suis celui qui suis. 

  4. NA: Yod, Père. Hé, Nature divine du Fils. Vav, Esprit, Mère. Hé, Nature humaine du Fils. Par le dédoublement du second terme, le tétagramme symbolise la persistance du ternaire divin dans le quaternaire de sa manifestation cosmique (descente et remontée). L’année avec ses deux équinoxes, qui ne sont qu’un et pourtant sont deux, comme les deux natures du Christ, afin de séparer pour réunir hiver et été, Ciel et Terre, Roi et Reine, en est une claire image

  5. NA: La Franc-Maçonnerie occultiste et l’Ordre des Elus Coens. 

  6. NA: Cité par Aug. Verre : Les sources occultes du romantisme. 

  7. NA: Lettre à Kirchberger, 11 juillet 1796. 

  8. NA: Au témoignage de Franz von Baader, cité par Eugène Susini: F. von Baader et le romantisme mystique. 

  9. NA: Nouvelle notice historique sur le martinesisme et le martinisme. Bibliothèque rosicrucienne, r.° 5, 1900. 

  10. NA: Nouvel homme. 

  11. NA: C’était la doctrine des alchimistes, qui voyaient dans la Croix le creuset où le monde doit être refondu. I.N.R.I. était lu : Igne Natura Renovatur Integra. 

  12. NA: « L’homme est tombé dans l’extase ». (Traité de la Réintégration des êtres dans leurs premières propriétés spirituelles et divines. 

Joseph de Maistre